Paroisse et Action catholique

Ces dernières remarques sont extraites de l’ouvrage que Laurent Remillieux avait voulu préparer, à la demande de Francisque Gay, pour les éditions Bloud et Gay. Le brouillon dactylographié de 261 pages, retrouvé parmi les Papiers Folliet conservés au Prado, ne comporte pas de titre officiel et reste inachevé. Le dossier n’en demeure pas moins une source essentielle car il est le seul à livrer directement et de façon cohérente le projet paroissial de Laurent Remillieux. De plus, il contient de larges extraits du bulletin paroissial, La Semaine religieuse et familiale, et de L’Etincelle, la feuille distribuée pendant quelques temps, au tournant des années 1930, à l’ensemble des habitants du quartier et qui a par ailleurs presque totalement disparu 233 . En écrivant la biographie de Laurent Remillieux, Joseph Folliet a largement puisé dans cet essai, qui a ainsi contribué à renvoyer de Notre-Dame Saint-Alban l’image d’une paroisse missionnaire en milieu ouvrier. La proposition de Francisque Gay survenait avant la collaboration de Laurent Remillieux au numéro spécial de La Vie catholique sur « L’Eglise dans les lotissements », puiqu’une lettre datée du 3 mars 1930 y fait déjà référence 234 . A la fin du mois de décembre 1935, le manuscrit n’était pas encore prêt 235 . Le prêtre trouva difficilement le temps de se mettre à ce travail d’écriture et ce fut seulement au cours du premier trimestre de l’année 1936 qu’il tenta d’achever l’ouvrage promis. Il espérait encore le voir paraître à la fin du mois de mai, pour l’Exposition Catholique de Lyon. Une lettre adressée par Francisque Gay à Joseph Folliet le 29 avril 1953 donne quelques précisions sur l’histoire de ce livre avorté.

‘« Sans doute saviez-vous qu’il y a plus de vingt ans, l’abbé Remillieux avait écrit à notre demande, pour notre collection Bibliothèque Catholique des Sciences Religieuses le livre traitant de la paroisse.
Pour des raisons qu’il n’est peut-être pas trop difficile de deviner, l’abbé Remillieux, qui avait presque achevé son travail (dont nous avons sous la main deux copies), ne nous a pas autorisés à publier son texte. » 236

Francisque Gay proposait ensuite d’envoyer l’un des exemplaires : Joseph Folliet saurait lui donner un avis sur l’opportunité d’une publication, après avoir vérifié si la présentation de la paroisse demeurait encore valable dans toutes ses parties

La datation de chaque partie du texte repose sur des extraits du bulletin paroissial, sur des anecdotes qui y ont été intégrées et qui sont clairement datées. La plupart remontent d’ailleurs à ce premier semestre de l’année 1936. L’introduction définit le sujet d’étude et propose plusieurs titres centrés sur le rôle de la paroisse dans la ville déchristianisée. Le développement, extrêmement morcelé, se décompose ensuite en vingt-sept chapitres de longueur inégale, qui relèvent tous de la même construction. Laurent Remillieux décrit d’abord le contenu du chapitre et ses objectifs dans un paragraphe réduit à une quinzaine de lignes. Puis il illustre l’idée énoncée par des reproductions de textes parus dans le bulletin paroissial ou dans L’Etincelle. Les représentations et les modalités d’action religieuse étaient empruntées aux autres catholiques missionnaires, qui cherchaient à pénétrer les milieux déshérités de la périphérie urbaine en respectant les formes traditionnelles de la paroisse. Sur ce point, ses deux contributions aux éditions dirigées par Francisque Gay apparaissent caractéristiques. Elles montrent sa volonté d’insérer son expérience paroissiale dans les tentatives de reconquête catholique menées dans la banlieue parisienne, d’autant plus que « le mouvement [reposait] sur une inspiration traditionnelle, voire intransigeante » 237 , qui correspondait à sa formation et à sa culture, comme aux principes qui avaient régi la création paroissiale entre 1919 et 1924.

Le dossier de La Vie catholique démontre cette adéquation. Ce qui se jouait à Notre-Dame Saint-Alban ressemblait étrangement aux expériences évoquées dans les autres articles regroupés autour de quelques thèmes : « Les besoins matériels et moraux dans la Banlieue [sic] », « Les Œuvres sociales en banlieue », « Les défricheurs laïques », « La cité paroissiale de Banlieue [sic] ». Le dernier ouvrage du père Lhande, Le Christ dans la banlieue, Enquête sur la vie religieuse dans les milieux ouvriers de la banlieue de Paris (paru chez Plon en 1927), comme celui de l’abbé Dufourd, Un sillon dans la Terre rouge (1927), qui retraçait l’expérience paroissiale des Moulineaux, faisaient l’objet de développements particuliers. La même histoire se répétait : qu’il s’agisse de prêtres ou de laïques, des jeunes filles le plus souvent, tous venaient de Paris, du centre de la ville ; ils s’installaient dans des conditions matérielles difficiles, rencontraient l’hostilité de la population, dont ils parvenaient cependant peu à peu à gagner la confiance à force de dévouement. Les œuvres sociales rendaient service et, par elles, les catholiques attiraient les incroyants ou les indifférents à l’église. Les pratiquants, qui se comptaient au départ sur les doigts de la main, finissaient par se multiplier. Les enfants formaient la cible privilégiée des missionnaires et on accordait la priorité aux structures d’encadrement de la jeunesse. Les communistes acceptaient même de confier leurs enfants aux colonies de vacances catholiques. Les récits insistaient sur les bonnes relations qui s’instauraient entre l’équipe paroissiale et les mal-lotis, que l’on venait sauver, corps et âmes confondus. L’image était idyllique et consensuelle. Elle semblait définir un nouveau modèle de paroisse, alors qu’étaient simplement reprises « des méthodes éprouvées : des œuvres, des églises visibles dans un nouveau maillage paroissial, des prêtres-défricheurs, qui atteign[aient] d’ailleurs essentiellement des femmes et des enfants » 238 . Le titre prévu pour l’essai commandé par les éditions Bloud et Gay ne disait pas autre chose : « L’Eglise et les œuvres ou les devoirs qui incombent à la paroisse dans le travail apostolique de rechristianisation » replaçait au sein de la tradition les pratiques de Notre-Dame Saint-Alban, qui représentait anonymement « la paroisse telle qu’elle est, telle qu’elle pourrait être, et, sans doute telle qu’elle devrait être dans les diocèses de France en ces années 1935-1940 » 239 .

Laurent Remillieux revendiquait sa participation à cette vaste offensive, qui tentait de refaire la société chrétienne, et que plébiscitait le père Lhande, en communiquant son enthousiasme pour les curés défricheurs de la périphérie parisienne. Les bulletins paroissiaux de Notre-Dame Saint-Alban ont gardé la trace des représentations dans Lyon et Villeurbanne de la pièce de Grégoire Leclos, Notre-Dame de la Mouise, publiée en 1931 chez Spes, et inspirée du Christ dans la banlieue. Dans celui du 14 au 21 février 1932, le clergé paroissial y annonçait sa déception de ne pouvoir assurer une deuxième séance au profit de Notre-Dame Saint-Alban, mais recommandait aux paroissiens, qui n’avaient pu se rendre à la représentation donnée aux Célestins la semaine précédente, d’assister à celle qui se déroulerait le dimanche 14 février, à 15 heures, dans la salle de la « Sentinelle », située entre la place Ronde et l’église de la Nativité de Villeurbanne. La feuille du 29 mai au 5 juin 1932 avertissait ses lecteurs que Laurent Remillieux était parvenu à ses fins et que Notre-Dame de la Mouise serait donnée une nouvelle fois au profit de Notre-Dame Saint-Alban, le dimanche 29 mai, à 20h30, dans la salle municipale de la Croix-Rousse. A la fin du spectacle, un car raccompagnerait les paroissiens jusqu’à la place de la Bascule. L’engouement pour la pièce montrait l’orientation apostolique de l’abbé Remillieux. La conclusion de son essai se terminait, de la même façon, par une prière qui ne laissait aucun doute sur le cadre dans lequel devait se réaliser la reconquête catholique.

‘« Puissent les églises de toutes nos paroisses, dans nos diocèses de France et dans le monde entier donner asile à la grande famille du Christ de nouveau vivante et conquérante. » 240

Le cadre paroissial était envisagé comme le seul mode de présence au monde du catholicisme et toutes les actions religieuses devaient lui être rattachées. L’ouvrage commandé par Francisque Gay avait été en fait conçu pour répondre plus particulièrement au problème que posaient aux équipes paroissiales les nouvelles structures d’Action catholique spécialisée. Et quand Laurent Remillieux avait voulu préciser le sujet de son étude, avant de proposer un titre, il avait d’abord indiqué que ses préoccupations le portaient vers « la paroisse de grande ville ou de gros bourg », plus particulièrement vers « les devoirs qui lui incomb[aient] dans le travail de rechristianisation », mais il avait aussitôt rajouté qu’il traiterait aussi de « ses relations avec les Mouvements spécialisés » 241 . La page précédente contenait cependant déjà la réponse au problème et cette réponse, formulée à partir de l’exemple de Notre-Dame Saint-Alban, restait conforme à la situation que vivaient partout ailleurs les diverses sections paroissiales de la J.O.C. 242 .

‘« La paroisse est une cellule constitutive de l’Eglise. Les œuvres et les Mouvements, fussent-ils spécialisés, n’en forment pas une à aucun titre. Mais ils ont pour eux la vie et les besoins primordiaux de l’apostolat. »’

Les œuvres et les « Mouvements spécialisés » étaient mis au même plan et restaient soumis à la juridiction paroissiale et à ses exigences ; la J.O.C. allait former ce « complément » qui deviendrait « un facteur de [la] vitalité » paroissiale 243 . Joseph Folliet raconte que des jeunes filles de Notre-Dame Saint-Alban, encouragées par leur curé, avaient adhéré dès 1928 à une section lyonnaise de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine 244 . Une section jociste, animée par un jeune Italien né en 1915 en Ligurie, recensé avec sa mère en 1936 rue Catherine Favre, s’établit plus tard pour les garçons. Laurent Remillieux aurait connu l’existence de l’équipe fondée à Clichy par l’abbé Guérin lors de la Semaine sociale de Nancy. A son retour, il aurait présenté le nouveau mouvement dans le bulletin paroissial du 28 août 1927. Son biographe insiste sur sa médiation « pour montrer la méprise de ceux qui juge[aient] le Père Remillieux trop “paroissial” pour avoir compris l’Action catholique » 245 .

Le témoignage d’une des premières jocistes de la paroisse propose une version légèrement différente des faits 246 . Marie-Antoinette Véniant, née dans le quartier du Transvaal en 1920, habitait chez ses parents, rue Jean Desparmet. Son père, issu d’une famille de paysans des environs de Moulins dans l’Allier, était recensé comme métallurgiste en 1926, mais les listes électorales de cette même année, comme celles de 1936, le disaient manœuvre à l’Arsenal. Sa fille lui prête une qualification de fraiseur outilleur, obtenue après un tour de France des compagnons et qui l’avait amené à s’employer dans les différentes usines de métallurgie de la périphérie lyonnaise, aux Forges de Crans et dans l’entreprise des Lampes Fotos notamment. La mère avait travaillé un peu, pendant la guerre, aux usines Lafont qui fabriquaient alors des vêtements militaires. Selon Marie-Antoinette Véniant, la J.O.C.F. « a commencé réellement à Saint-Alban en 1933 ». Jusque-là, l’abbé Remillieux accueillait des jeunes filles résidant dans le quartier de La Villette, et le témoin cite les mêmes noms que Joseph Folliet, à savoir Simone Jacquin, Angèle et Andrée Charvolin. Incitées par le curé, elles venaient vendre La Jeunesse ouvrière à la sortie des messes de Saint-Alban. L’amalgame entre les deux lieux, La Villette et Saint-Alban, s’explique par l’accueil réservé aux jocistes de La Villette sur le territoire paroissial. « C’était à la Villette mais ça a été sur Saint-Alban », insiste Marie-Antoinette Véniant. Son témoignage suit Joseph Folliet quand il assure que c’est grâce à Laurent Remillieux que la J.O.C.F. recruta rapidement ses premières adhérentes lyonnaises à Notre-Dame Saint-Alban, car « il aimait tout ce qui était vivant, nouveau et il voyait vraiment que ça pourrait servir à l’évangélisation ». Dès 1933, elles auraient été une quarantaine de paroissiennes. Un autre témoignage certifie que Laurent Remillieux participait à certaines des réunions de la section féminine et qu’il se rendait souvent au domicile de l’une d’entre elles à la Villette 247 . Il alimentait le débat sur les grandes questions du travail et du prolétariat, débordant parfois le cadre de la discussion pour évoquer le problème des colonies ou des « races ». Mais son discours « trop savant », selon le témoin qui rapportait à Joseph Folliet ces informations, laissait les jocistes dans l’embarras. « Il restait dans un domaine spirituel » et accordait plus d’importance aux commentaires des Evangiles, qu’il leur proposait à chaque rencontre, qu’aux conseils d’ordre pratique qu’elles réclamaient pourtant dans l’urgence. Même si le témoin fustigeait le groupe de jeunes filles, « trop frustres » pour comprendre les raisonnements de Laurent Remillieux, elle disait son inadaptation à l’accompagnement des jocistes. De plus, à l’encontre des affirmations de Joseph Folliet, le curé persistait à subordonner l’action des jocistes à une logique paroissiale. Le lien était institutionnel et, pour cette raison, intrinsèque.

Le procès-verbal d’une visite canonique rédigé le 15 octobre 1930 signale en fait, parmi les œuvres pour jeunes gens, la présence d’une section de la J.O.C. et, parmi celles réservées aux jeunes filles, un groupe « interparoissial » de la J.O.C.F. 248 . La feuille paroissiale du 14 au 21 février 1932 annonçait la réunion du « Comité J.O.C.F. » pour le soir du jeudi 18 février. Le vicaire de Notre-Dame Saint-Alban, l’abbé Edouard Duperray, était lui aussi engagé dans le mouvement. La même feuille justifiait son absence du dimanche 14 février par une récollection jociste prêchée en dehors de la paroisse. L’Action catholique spécialisée était apparue immédiatement à Laurent Remillieux comme le moyen de relayer l’action paroissiale dans les milieux où « les autres chrétiens, prêtres et laïques, ne [pouvaient] avoir ni entrée ni audience d’aucune sorte » 249 . Comme à l’accoutumée, il suivait la position officielle de l’institution qui avait donné « sa bénédiction solennelle » 250 aux Mouvements spécialisés. Lui aussi « [croyait] voir l’outil de pénétration du monde ouvrier » 251 qui manquait à L’Eglise catholique et l’encyclique Quadragesimo anno du 15 mai 1931, qui contenait la charte de la spécialisation, le confirma dans cette voie. Sa façon de privilégier la spiritualité du mouvement au détriment des problèmes politiques et sociaux respectait les orientations pontificales. Dans les explications données aux paroissiens de Notre-Dame Saint-Alban, au cours desquelles il justifiait et appelait l’engagement qui donnerait « la Vérité à ceux qui ne l’[avaient] plus » 252 , c’est-à-dire aux classes populaires, « mystique et action » 253 se mêlaient à part égale.

‘« Voilà qui est caractéristique de la manière des Mouvements spécialisés : aller au « Vrai », de toute son âme ; et quand on l’a trouvé le vivre pleinement. La justification ou en terme équivalent la Religion chrétienne est constituée par cette vie profonde, les sacrements sont à cette vie ce que la source est au fleuve. » 254

Mais la question centrale que le curé de Notre-Dame Saint-Alban posait était celle de la « coïncidence possible » ou de « l’opposition » qui, « en pratique » 255 , pouvait amener ces mouvements à s’émanciper de la paroisse et à concurrencer les œuvres paroissiales. La réalité de la première réponse était, selon lui, démontrée par l’exemple de sa paroisse. La formation des membres de la J.O.C.F. était restée « une œuvre essentiellement paroissiale » et si l’investissement dans « les œuvres spécialisées » éloignait parfois de certains offices ou de certaines activités paroissiales, l’éloignement n’était que temporaire et devenait fructueux, puisque le paroissien revenait accompagné de convertis. L’Action catholique spécialisée se concevait comme une auxiliaire des tâches de rechristianisation conduites par l’équipe paroissiale, conception qui renvoyait au cadre imposé à l’apostolat des laïcs par la hiérarchie ecclésiastique dès 1930. La théorie du mandat spécifiait en effet que les militants demeuraient des « auxiliaires et coopérateurs du clergé » 256 , agissant sous le contrôle de ce dernier. La confusion entre l’engagement militant et l’œuvre paroissiale était portée à son comble dans un appel lancé aux jeunes filles chrétiennes dévouées à l’action apostolique, publié dans La Semaine religieuse et familiale du 20 novembre 1938. Le service paroissial était présenté comme un aboutissement logique de l’engagement au service des mouvements spécialisés, d’ailleurs assimilés aux autres mouvements de jeunesse, le guidisme en l’occurrence.

‘« Jeune fille chrétienne vous comprenez que l’action apostolique, sous une forme ou sous une autre, est un devoir aussi impérieux que celui par exemple de la prière. […] Vous êtes même peut-être une militante ou une dirigeante dans l’un de nos grands mouvements d’action catholique, et vous avez expérimenté combien est passionnante cette action catholique pour peu qu’on s’y donne vraiment. […] Sans doute il vous est arrivé de faire un beau rêve : celui de vous donner tout entière à l’apostolat, de continuer toute votre vie et de plus en plus cette vie jaciste, jociste, jéciste, guide, etc., qui embellit incomparablement vos années de jeune fille. Et le problème de l’avenir se pose à vous : cette vie totale au service de l’apostolat vous attire au point que vous voudriez en faire VOTRE PROFESSION. Et pourtant les vœux de religion ne vous disent rien ; vous vous croyez faite plutôt pour être toute votre vie une APOTRE LAIQUE PROFESSIONNELLE. En un mot, vous avez d’immenses désirs que vous ne savez pas comment préciser.
Voici une occasion unique d’étudier le grave problème de votre avenir.
Du 25 au 30 novembre sera organisée à Notre-Dame Saint-Alban une semaine d’information sur la profession d’aide paroissiale. » 257

En fait, deux problèmes se mêlaient étroitement. Pour Laurent Remillieux, l’engagement dans une formation de l’Action catholique spécialisée ne pouvait constituer qu’une des formes qu’était susceptible de prendre l’apostolat des laïcs au sein de la paroisse. Le cadre de l’intervention des laïcs était donc régi par les mêmes règles, quelles que fussent les œuvres envisagées. Si Joseph Folliet a célébré le rôle et la place des laïcs dans la vie paroissiale 258 et que la mémoire des témoins a retenu cette participation comme une des formes de la modernité catholique vécue à Notre-Dame Saint-Alban, les discours ne manquent cependant pas d’ambiguïté. Dans le récit de Joseph Folliet, le curé reste le maître de sa paroisse et il n’est nullement question de partager les initiatives. L’œuvre à accomplir était « son œuvre étendue et diverse », les laïcs, ainsi que les vicaires d’ailleurs, « des auxiliaires », et il se contentait de « se faire aider par eux » 259 . Le genre biographique, qui se teintait d’hagiographie, imposait la mise en exergue du héros de l’épopée paroissiale. Mais au-delà des intentions de l’auteur et de ses procédés rhétoriques, la vision qui était donnée de la distribution des rôles au sein de la communauté paroissiale se conformait à la réalité de son organisation hiérarchique. Laurent Remillieux, attaché au pouvoir défini par sa charge curiale, était loin de remettre en cause l’ecclésiologie en vigueur depuis le Concile de Trente. S’il appelait les fidèles à prendre des responsabilités, « leurs responsabilités de chrétiens », dans la tâche d’évangélisation qui l’avait amené aux confins de la ville, il n’oubliait jamais de redéfinir le cadre d’une intervention, commandée par leur foi, mais canalisée par leurs guides naturels, les prêtres, qui leur enseignaient et leur ouvraient le chemin.

‘« Souvenons-nous que nos prêtres ne peuvent rien, si nous chrétiens nous ne consentons pas allègrement à être leurs associés en apostolat. C’est nous qui pénétrons dans tous les milieux d’où le Christ est pratiquement chassé. C’est nous qui donnons la meilleure prédication qui soit au monde, celle de l’exemple. Formés par nos prêtres, soutenus par eux, encouragés et relevés par eux, dirigés par eux, c’est nous qui poussons jusqu’à ces dernières conséquences, la doctrine du Christ, en ce qui concerne nos devoirs envers la famille, la profession, la patrie, la famille humaine. L’Eglise parle en écho du Christ, les pasteurs transmettent, les curés et les prêtres enseignent, les fidèles appliquent et vivent la doctrine de charité qui leur a été révélée. » 260

Dans cette présentation hiérarchisée des différents acteurs de la communauté des chrétiens, on retrouvait l’image d’une Eglise, « société parfaite, inégalitaire et hiérarchique » 261 , qu’au même moment les théologiens romains s’employaient à défendre contre toute tentative d’altération, que le magistère pontifical continuait à magnifier et que les réalités paroissiales imposaient quotidiennement. « La réalité première du fidèle […] demeur[ait] l’obéissance » et le curé restait « maître de sa paroisse » 262 . La réflexion sur les relations que devaient entretenir J.O.C. et œuvres paroissiales plus traditionnelles s’inscrivait ainsi dans le contexte plus large de la redéfinition du rôle des laïcs au sein de toute communauté catholique. Les réponses proposées par Laurent Remillieux réfléchissaient étroitement les conceptions de l’institution ecclésiale ; elles ne cherchaient pas à bouleverser les schémas qui régissaient les rapports entre clercs et laïcs.

Se rejouaient à l’échelle paroissiale les relations qui avaient conduit Laurent Remillieux et Victor Carlhian jusqu’à la fondation de Notre-Dame Saint-Alban. Mais le rapport de force avait définitivement basculé en faveur du clerc. Le cadre paroissial, que le prêtre avait toujours revendiqué, lui avait permis d’endiguer les ambitions laïques et de rétablir un contrôle clérical sur les premiers desseins. Victor Carlhian s’était effacé, abandonnant au clerc la direction de la scène paroissiale. Nul autre laïc ne pourrait désormais prétendre partager la responsabilité ou l’initiative de l’action missionnaire. La distribution des rôles entre clercs et laïcs, tout en témoignant des évolutions d’un siècle assurant la promotion de l’apostolat des seconds, marquait encore les continuités d’une histoire institutionnelle et d’une histoire personnelle. En incarnant la figure du « Père », maître de sa paroisse, l’abbé Remillieux, d’ailleurs appelé, communément et abusivement, par ses paroissiens « Père Remillieux », répondait aux exigences de sa fonction ecclésiale, alors même que sa nouvelle vie publique reprenait les schèmes qui avaient organisé sa vie privée et familiale jusqu’à la guerre. Entre le personnage et sa fonction s’établissait une cohérence qui définissait les limites de son action missionnaire, comme celles de sa conception de la communauté paroissiale. Dans ces conditions, de la même façon que le projet de Victor Carlhian n’avait pu aboutir, l’apostolat des laïcs restait subordonné à l’autorité du curé et ne pouvait se développer au-delà des limites imposées par le pouvoir curial sans rencontrer l’opposition de l’abbé Remillieux ; à moins d’abandonner au seul cadre paroissial les velléités missionnaires et de réorienter en dehors du champ religieux les activités proposées à la population du quartier, comme le montrera le devenir des laïques à l’origine du premier projet de Victor Carlhian.

Les positions de Laurent Remillieux vis-à-vis de l’Action catholique spécialisée ne se modifièrent pas dans le nouveau contexte défini à partir des années 1940, alors que le nombre de jocistes issus de la paroisse semblait avoir augmenté et que les premiers militants désormais mariés intégraient la Ligue ouvrière chrétienne, puis les Mouvements familiaux, à l’exemple de Marie-Antoinette Véniant et de son époux, Roger Bérerd 263 . Il faut tout de même préciser que les effectifs de la J.O.C. demeurèrent minimes et que le dynamisme de cette forme de militantisme catholique reposa toujours sur la section féminine. L’engagement des couples mariés dut beaucoup à l’installation rue Desparmet, après la célébration de leur union, de Marie-Antoinette Véniant et de Roger Bérerd, tous deux issus du jocisme. Avant son mariage, Roger Bérerd militait au sein de la section rattachée à sa paroisse, Saint-Vincent de Paul, dont le territoire recouvrait aussi un espace urbain périphérique de l’est lyonnais, aux abords de la route de Vienne 264 . Les fiançailles du couple avaient été bénies dans cette paroisse par l’abbé Lacroix, curé de Saint-Antoine de Gerland et aumônier fédéral J.O.C.F.. A l’époque de son mariage, en septembre 1945, Marie-Antoinette Véniant avait d’ailleurs été promue depuis quatre ans présidente fédérale jociste. Le témoignage d’un autre paroissien de la même génération confirme à la fois la faiblesse du recrutement de la J.O.C. dans le Transvaal et la vitalité de la section féminine. A l’image du couple Bérerd, l’engagement jociste des jeunes gens les conduisait à fréquenter d’autres paroisses ouvrières du 7e arrondissement, alors que les jeunes filles semblaient trouver un appui décisif à Notre-Dame Saint-Alban.

‘« Il y avait une bonne J.O.C. surtout féminine. La J.O.C. féminine fonctionnait très bien dans le quartier avec un appui spirituel surtout sur Notre-Dame Saint-Alban. La J.O.C. garçons fonctionnait moins bien. Il y avait quelques jocistes garçons. Mais la J.O.C. garçons avait un appui sur la paroisse Saint-Louis de la Guillotière, quartier très populaire à l’époque. Pour la J.O.C. garçons, il y avait beaucoup plus d’attaches sur la Guillotière. » 265

De toutes les façons, les organisations de jeunesse spécialisées, transformées en mouvements de masse, échappaient de plus en plus au contrôle ecclésiastique, concurrençant les œuvres paroissiales, contredisant la logique unitaire de l’apostolat paroissial. Même si, pour Notre-Dame Saint-Alban, Joseph Folliet ramène toujours le recrutement des militants au cadre paroissial, on sait qu’il s’opérait désormais en grande partie en dehors de lui 266 . Leur enracinement temporel faisait « éclater la contradiction structurelle entre prise en charge du milieu et délégation d’une mission apostolique » 267 . Pourtant, le curé de Notre-Dame Saint-Alban s’obstinait à rappeler, fermement et à plusieurs reprises, les prérogatives spirituelles de la communauté paroissiale et refusait de considérer la possibilité d’une émancipation de l’Action catholique spécialisée.

‘« Il faut que notre Communauté spirituelle prenne forme, s’organise. Dans notre milieu c’est elle qui, par les sacrements, par les funérailles ou ce qu’il en reste, restes souvent terriblement déformés, présente le christianisme à la foule. Les Mouvements spécialisés, surtout le Jocisme, touchent aussi cette même foule. Mais sur le plan spirituel, où se formeront des chrétiens authentiques, sinon dans la Communauté paroissiale, déléguée au spirituel pour rayonner le divin et donner à toutes les âmes par les sacrements la Lumière et la force dont elles ont besoin ? Les mouvements spécialisés tout seuls ne peuvent pas grand’chose. Une Communauté paroissiale qui ne rayonne pas par les spécialisations fait quelques pas sur la route à parcourir, mais elle ne peut aller plus loin. » 268

Il suffit de reprendre un exemplaire de La France, pays de mission ?, ou de lire les quelques pages qu’Emile Poulat consacre à la présentation de la critique de l’institution paroissiale par les abbés Daniel et Godin dans son étude sur la naissance des prêtres-ouvriers, pour mesurer l’écart qui séparait cette fois l’abbé Remillieux des nouvelles réflexions sur l’action missionnaire.

‘« Etre missionnaire, c’est “ commencer une chrétienté dans un pays ou dans un milieu qui n’en possèdent pas encore ”. La mission est donc, dans l’Eglise, une fonction spécifique ; elle n’est pas une annexe ou un prolongement de la paroisse ; celle-ci peut et doit avoir l’esprit missionnaire, mais au plan des structures, la mission doit être distincte et indépendante. » 269

Quand Laurent Remillieux s’accrochait à l’institution paroissiale dans ses formes pérennes, les abbés Daniel et Godin dénonçaient son inaptitude fondamentale à pénétrer les milieux déchristianisés.

Certes, la première version de leur Mémoire sur la conquête chrétienne dans le milieu prolétaire préservait les institutions paroissiales préexistantes, qui devaient accueillir les convertis une fois que la mission aurait accompli sa tâche. Mais la comparaison des deux textes par Emile Poulat montre que l’abbé Godin a finalement poursuivi jusqu’à son terme sa logique de pénétration dans le milieu ouvrier : la mission était « en germe la paroisse qu’elle sera[it] au terme », elle devenait « une Eglise à fonder dans le prolétariat, avec sa culture originale » 270 . C’était tout à la fois le principe de l’universalité de la paroisse et la prétention des catholiques à imposer, avec leur religion, la culture d’une classe sociale, qui étaient attaqués.

‘« Les païens ne sont pas difficiles à convertir, mais l’organisation actuelle ne permet ni de les accueillir ni de les garder. La preuve est faite que vouloir travailler tous les milieux ensemble est une pure vue de l’esprit. La paroisse doit subsister pour le milieu chrétien et ses franges, mais il faut lui adjoindre un organisme nouveau, spécialisé pour le milieu populaire, la mission. Trois traits caractérisent celle-ci : autonomie, indigénisation, conquête. » 271

Que l’on se trouvât face à un nouvel avatar de l’utopie missionnaire n’est pas ici en question. La métaphore guerrière animait toujours les textes de La France, pays de mission ?, qui restaient inscrits dans les problématiques d’un christianisme de combat, offensif et persuadé de sa vérité. Mais l’important pour nous, c’est que leurs auteurs démontraient le classicisme de Laurent Remillieux dans ses conceptions de la mission intérieure. En cela, il ne différait guère des ecclésiastiques qui avaient pris la parole à la fin des années 1920 et tout au long des années 1930 pour promouvoir la mission dans les nouveaux espaces urbanisés de la périphérie de la grande ville, livrés au prolétariat moderne. De toutes les façons, il ne fallait pas oublier que c’était l’actualité de l’Eglise catholique qui avait offert à Laurent Remillieux l’occasion de mêler sa paroisse au discours missionnaire des années 1930, sans que soit vérifiée la réalité du fonctionnement social de Notre-Dame Saint-Alban. Il avait construit une représentation du territoire paroissial, éloignée de sa réalité sociale, et il fallait retourner à cette réalité pour comprendre la logique paroissiale qui avait été très tôt développée, sans se focaliser finalement sur la question ouvrière.

Notes
233.

J’en ai retrouvé un seul exemplaire, le numéro du premier décembre 1928.

234.

Au moment de sa collaboration pour le numéro du 15 mars 1930 de La Vie catholique, Laurent Remillieux écrit à Francisque Gay : « La personne qui a eu l’obligeance de revoir mes textes du volume en préparation me les a fait parvenir. Dès la semaine prochaine je me ferai une loi de les revoir et vous ferai parvenir au plus tôt ce que vous attendez depuis si longtemps. », lettre datée du 3 mars 1930, Fonds Francisque Gay, Correspondance Remillieux, Institut Marc Sangnier.

235.

Lettre de Laurent Remillieux à Francisque Gay, datée du 23 décembre 1935, Fonds Francisque Gay, Correspondance Remillieux, Institut Marc Sangnier.

236.

Lettre de Francisque Gay à Joseph Folliet, datée du 29 avril 1953, Papiers Folliet, Carton Père Remillieux 1, Prado.

237.

A. Fourcaut, La banlieue en morceaux…, op. cit., p. 162.

238.

Ibid., p. 162.

239.

Dossier « Envoi Bloud et Gay », p. 10-11.

240.

Ibid., p. 261.

241.

Ibid., p. 11.

242.

Etienne Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération. 1937-1946, Paris, Editions du Seuil, 1997, 293 p. Le chapitre 9, intitulé « La paroisse urbaine française entre tradition et mission. 1937-1946 », propose une synthèse sur les débats ayant agité l’institution paroissiale et opposant ses détracteurs à ses défenseurs, p. 147-160. Etienne Fouilloux commence par rappeler « les éléments de continuité » qui lièrent l’Action catholique spécialisée à l’institution paroissiale.

243.

Ibid., p. 149.

244.

J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 93.

245.

J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 94.

246.

Témoignage de Marie-Antoinette Véniant recueilli en même temps que celui de son époux, Roger Bérerd, le 2 février 1992.

247.

Témoignage de Georgette Chanel, non daté, envoyé au cours des années 1950 à Joseph Folliet, Papiers Folliet, Carton Père Remillieux, Prado.

248.

Procès-verbal de visite canonique, 15 octobre 1930, exemplaire conservé à la cure de Notre-Dame Saint-Alban.

249.

Dossier « Envoi Bloud et Gay », p. 210.

250.

Ibid., p. 9.

251.

Etienne Fouilloux, « Courant de pensée, piété, apostolat. Le catholicisme », in Histoire du christianisme, Tome 12, op. cit., p. 226. La présentation des mouvements spécialisés d’Action catholique, qui s’en tient aux lignes directrices, permet de replacer l’engagement de Laurent Remillieux en faveur de la J.O.C. et de la J.O.C.F. dans le contexte de l’approbation officielle accordée par Pie XI et dans celui de l’enthousiasme général qui présidèrent à l’essor du mouvement.

252.

Dossier « Envoi Bloud et Gay », p. 208.

253.

E. Fouilloux, Histoire du christianisme…, op. cit., p. 226.

254.

Dossier « Envoi Bloud et Gay », p. 6-7.

255.

Ibid., p. 257.

256.

Citation extraite du Petit Catéchisme de l’Action catholique, publié à Rome en 1930 par Mgr Fontenelle, et reprise notamment par Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire dans leur Histoire religieuse de la France contemporaine, 1930-1988, Toulouse, Editions Privat, 1988, 569 p., p. 29.

257.

Extrait de la Semaine religieuse et familiale, numéro du 20 au 27 novembre 1938, copie dactylographiée retrouvée parmi les papiers Folliet, Prado.

258.

Joseph Folliet a tenu à présenter un grand nombre de ces laïcs militants dans le chapitre VII de la biographie, car « la paroisse fut, certes, son œuvre, mais également celle de la “communauté” qu’il avait su rassembler », Le Père Remillieux…, op. cit., p. 86. Les anciens paroissiens interrogés ont insisté sur les relations entretenues par le curé avec les laïcs, sa volonté de les intégrer à la mission paroissiale et de leur assigner un rôle actif dans l’encadrement des fidèles, « déjà avant la guerre » ou « depuis le début », précisent-ils souvent.

259.

J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 86.

260.

Copie d’un extrait du bulletin paroissial, daté du 13 février 1927, Papiers Folliet,

Prado. L’auteur n’est pas indiqué, mais on semble reconnaître la manière Remillieux, responsable d’ailleurs de la rédaction de la feuille paroissiale. Ce n’était pas rare qu’il s’adressât ainsi à ses paroissiens, en utilisant, pour désigner les laïcs, la première personne du pluriel. Parlant pour eux et à leur place, il reconstituait dans son discours la communauté fusionnelle dont il rêvait. C’était aussi une façon de contrôler une parole qui ne pouvait ni ne devait lui échapper.

261.

E. Fouilloux, Histoire du christianisme…, op. cit., p. 156.

262.

Ibid., p. 158.

263.

Ils seraient parmi les fondateurs de l’Association Populaire Familiale du Transvaal et des Essarts le 7 juin 1955.

264.

Ces renseignements et les suivants ne sont pas issus du témoignage des Bérerd mais de notes prises par Laurent Remillieux à l’occasion du mariage des deux jocistes, célébré à Notre-Dame Saint-Alban le 8 septembre 1945. Voir les doubles des registres paroissiaux conservés à la cure.

265.

Extrait du témoignage de Joseph Charlas, entretien réalisé le 20 mars 1992.

266.

E. Fouilloux, Histoire du christianisme…, op. cit., p. 227.

267.

Ibid., p. 230.

268.

Extrait de la Semaine religieuse et familiale, numéro du 9 au 16 juin 1946, copie dactylographiée retrouvée parmi les papiers Folliet, Prado.

269.

E. Poulat, Les prêtres-ouvriers : naissance et fin, op. cit., p. 43.

270.

Ibid., p. 44-45.

271.

Ibid., p. 42-43.