La formation d’une élite : moyen de la reconquête ou terme du projet paroissial ?

L’Action catholique spécialisée avait soulevé l’intérêt de Laurent Remillieux parce qu’elle se destinait d’abord à former une élite de jeunes gens vivant intégralement leur catholicisme, une élite qui agirait comme « le levain dans la pâte », catalysant les conversions par son rayonnement exemplaire. L’action par l’éducation n’était certes pas l’apanage des catholiques et tous les mouvements de jeunesse qui fleurirent après la Première Guerre mondiale reposaient sur cette capacité à forger une élite de militants résolus, prêts à diffuser autour d’eux le message de leur groupe. Déclinaison déjà ancienne de l’utopie missionnaire, mais réactualisée par les nouvelles orientations pontificales en matière de pastorale, le projet repris à l’échelle paroissiale, et ramené au passé de ses promoteurs, renouait aussi avec les ambitions et les stratégies sillonnistes qui avaient imprégné les vues initiales de Victor Carlhian. Mais contrairement à ce dernier qui misait sur une indépendance d’action des laïques, il s’agissait bien plus pour Laurent Remillieux d’éduquer un petit groupe de fidèles au christianisme le plus exigeant, des fidèles capables de devenir les auxiliaires zélés du clergé paroissial dans sa tâche de rechristianisation. Dès l’automne 1920, le prêtre, en mettant en place un Petit Cercle d’études qui réunirait les jeunes hommes de 17 à 25 ans du quartier lors d’une séance hebdomadaire fixée au mardi, travaillait en ce sens 272 . L’introduction au calendrier des séances de la quatrième année le signifiait clairement et d’autres feuilles de même nature, adressées « aux jeunes gens d’élite qui fréquent[aient le] groupe éducatif » 273 reprenaient le vocabulaire autrefois utilisé par les sillonnistes pour exalter l’âme commune, qui prenait racine dans une amitié virile et se donnait tout entière au « travail de formation profonde ».

‘« Un groupe d’études qui persévère généreusement dans le travail ne peut manquer d’exercer une profonde influence éducatrice. On retrouve son élite partout où il y a du bien à faire et un exemple à donner. Ceux donc qui nous verront au labeur ne nous discuteront plus et seront bien vite entraînés à notre suite, quand ils sauront que nous sommes de bons ouvriers d’union et de dévouement pratique. Les causeries de cette deuxième session se groupent sous ce titre général : l’apostolat. » 274

Mais le « devoir d’apostolat » qui devait guider les jeunes hommes, objet de la première séance consacrée au thème, finissait par se déployer, au cours de l’avant-dernière séance, « dans la Paroisse », après que l’on eut exploré les différents lieux de ses possibles développements (« la famille », « l’amitié »). Et l’apostolat paroissial se déclinait sous trois formes constituant les trois parties de la conférence : la participation aux cérémonies du culte, la participation aux œuvres d’éducation, la participation enfin aux œuvres sociales.

Vivre l’idéal chrétien au milieu d’une population détachée de la religion devenait le moyen même de la reconquête catholique. Donner à voir l’amour de Dieu et des hommes, la vérité de la foi et ses effets sur la vie des croyants et de leur communauté, donner à voir la pratique des vertus et de la morale, définies selon les critères catholiques, briseraient l’indifférence voire l’hostilité des travailleurs détachés. La rencontre serait rendue possible et le monde des incroyants s’ouvrirait aux chrétiens. Le programme du Petit Cercle d’études pour les séances qui s’étalaient d’octobre 1924 à janvier 1925 se concentrait sur « Les raisons de l’incroyance ». A l’ouverture de la session suivante, il était demandé au président des « pécéistes » d’en faire « des applications pratiques » à la récente réunion publique qui avait eu lieu dans le quartier.

‘« Il montrera que la sympathie mutuelle ouvre largement le terrain à l’entente fraternelle et combien le suprême intérêt de tous exige que tombent les cloisons d’incompréhension et de méconnaissance qui empêchent les hommes de se comprendre, de se respecter et de s’aimer. » 275

En fait, si la sympathie était envisagée au sein d’une réciprocité, la compréhension se concevait unilatéralement. C’était l’autre, l’incroyant, l’ouvrier qui était censé s’ouvrir à la vérité de la foi. Le programme de la première session d’études du Petit Cercle, qui entendait pallier les manques de la formation religieuse des jeunes gens par une série de conférences sur « Les Evangiles et la Divinité de Jésus-Christ », avait inséré dans cette thématique, pour répondre à une question posée par un membre sur l’histoire des religions, une séance qui affirmait d’entrée de jeu « La supériorité du catholicisme vis-à-vis des religions dissidentes ou païennes, son originalité absolue, sa vitalité profonde » 276 . Le champ lexical attaché à la célébration du catholicisme était empreint du contexte apostolique offensif de l’après-guerre. L’ « authenticité », la « vérité », l’ « intégrité », et toutes les valeurs positives qui définissaient le message catholique, aboutissaient logiquement au rappel de sa supériorité, tout en confinant alors au discours de l’intransigeance. Mais la conversion par la contagion et l’imitation, écho urbain et ouvrier de l’Imitatio Christi, supposait non seulement la supériorité des valeurs catholiques mais aussi, du côté des ouvriers, des dispositions à recevoir le message catholique, voire une attente inconsciente que viendraient combler les missionnaires. La représentation des habitants du quartier du Transvaal par les catholiques de Notre-Dame Saint-Alban répondait à ces critères : la « droiture » des ouvriers, leur « bonne volonté », mais leur faiblesse aussi, rendaient possible la mission. La lecture catholique de la réalité ne dépendait pas uniquement des préjugés du groupe social auquel appartenaient les catholiques missionnaires ; elle renvoyait aussi à leur désir de mission.

Sur ce point, Laurent Remillieux annonçait l’abbé Godin. La vision critique de ce dernier dénonçait dans l’impérialisme culturel de la bourgeoisie la cause de l’échec missionnaire et il disait vouloir lutter contre la tendance inconsciente des catholiques missionnaires à imposer, avec la religion, une culture de classe, que véhiculait le milieu paroissial. Parce qu’elle était attachée aux intérêts d’une classe sociale et qu’elle avait intériorisé son fonctionnement, l’Eglise catholique portait sa part de responsabilité dans le détachement religieux des masses ouvrières. Mais l’abandon de la pratique ne signifiait pas l’anéantissement du christianisme. L’adhésion extérieure au catholicisme, qui n’existait plus, était distinguée de « l’esprit chrétien », qui marquait toujours les ouvriers.

‘« Ah ! qu’on est naïf de s’étonner que le peuple, qui a l’esprit chrétien, ait abandonné la religion. » 277

La dimension mystique du « peuple » se réalisait dans cette latence : aux missionnaires de réveiller le christianisme des ouvriers, de ressusciter le peuple chrétien. Le désir missionnaire ne laissait aucune place à l’expression d’autres désirs qui contrediraient ses aspirations à la conversion. Le retour des ouvriers dans le giron de l’Eglise était assuré si l’on trouvait les moyens de répondre à ce qui était là aussi manifestement envisagé comme une attente inconsciente. Le fait de se trouver dans le registre du désir interdisait aux catholiques missionnaires de conduire jusqu’à leur conclusion logique les analyses de la situation religieuse des ouvriers. La désillusion remplaça pourtant, dès la fin des années 1930, la vague d’enthousiasme qui avait accompagné la réalisation des chantiers du cardinal Verdier dans la périphérie parisienne. Nombreux étaient les clercs redécouvrant, à la faveur de la mobilisation de la guerre, l’étendue irréparable de « l’apostasie des masses » 278 . Mais les intentions missionnaires de l’abbé Godin continuaient à altérer la démonstration.

Un autre point commun reliait le curé de Notre-Dame Saint-Alban au fondateur de la Mission de Paris. Au-delà des divergences entre la volonté de maintenir la forme paroissiale, incarnée ici par l’abbé Remillieux, et sa remise en cause drastique par l’abbé Godin, le point d’achoppement des deux projets résidait dans la même phase de l’action missionnaire. Dans un texte qui tente une mise au point de la pratique des prêtres de la Mission de Paris et qui définit les principes qui doivent leur servir de base d’action, l’abbé Godin explique sa préférence pour « la méthode de choc » 279 qui ramènera la masse au christianisme : tout entière contenue dans la croyance en l’efficacité de la parole, elle induit, elle aussi, une conception mystique de l’action, relevant encore du registre du désir plus que de celui du réel. La parole du Christ apportée par ses prêtres, le témoignage charismatique de cette parole convertiront ceux que l’attente a préparés à la recevoir. Laurent Remillieux prêtait à cette parole le même pouvoir, mais ce qui éloignait fondamentalement les deux prêtres restait le cadre dans lequel devait être dite et reçue la bonne nouvelle. On en revenait toujours à ce désaccord. Les nouvelles communautés chrétiennes dont rêvait l’abbé Godin ne pouvaient se couler dans le moule des communautés paroissiales existantes. L’édition en 1946 de Paroisse, communauté missionnaire de l’abbé Michonneau, comme un complément de La France, pays de mission ? 280 , montrait que la critique de l’institution paroissiale par l’abbé Godin était loin de recueillir l’unanimité et que le clergé paroissial et sa hiérarchie étaient prêts à défendre sa capacité à la mission intérieure. L’abbé Michonneau tentait de démontrer les réelles possibilités d’action qu’offrait le cadre paroissial, au prix cependant d’une réforme de l’institution. Lui aussi rejetait les paroisses traditionnelles et conformistes, vivant sur le mode bourgeois, mais il restait persuadé qu’une rénovation de la vie paroissiale redonnerait sa légitimité à l’institution, en la dotant d’un élan missionnaire. Jacques Loew, dominicain de la province de Lyon, engagé à partir de 1941 comme docker sur les quais du port, revendiqua auprès de son évêque le modèle du Sacré-Cœur de Colombes quand il sollicita, en octobre 1943, « un essai de vie communautaire évangélique et missionnaire dans le cadre d’une paroisse missionnaire » 281 . Le projet paroissial reprenait les ingrédients déjà mis en valeur ailleurs : une pauvreté cléricale rayonnante et témoignant du Christ, une proximité vécue avec les habitants du quartier, les rencontres provoquées qui noueraient les amitiés et nourriraient les échanges, l’orientation résolue vers l’Action catholique qui lancerait les laïcs dans la conquête, une liturgie mise à la portée de tous pour qu’elle devienne « l’expression vécue du corps mystique de la paroisse », « traduction en actes de la communauté reliant prêtres et fidèles » 282 , une organisation financière qui proposerait une solution au problème de l’argent dans l’Eglise.

Notre-Dame Saint-Alban pouvait bien s’inscrire dans cette perspective. Le problème était que les remises en question de l’abbé Godin ne visaient pas seulement l’inadéquation du cadre paroissial. Avant même de constater l’échec de l’apostolat de l’Action catholique spécialisée, il avait critiqué tous les mouvements qui fondaient leur action sur la formation d’une élite et il était revenu, à cette occasion, sur les déconvenues de l’expérience sillonniste. La critique avait été développée et argumentée dans un mémoire universitaire intitulé Déclassement, religion et culture humaine. Essai de psychologie sociale,présenté en 1937 aux Facultés catholiques de Lille, dans le cadre de l’enseignement suivi à l’Ecole des missionnaires du travail 283 . Elle reposait déjà sur la dénonciation de la collusion sociale et culturelle entre Eglise et bourgeoisie, qui interdisait aux ouvriers l’accès à la pratique catholique. En intégrant l’Eglise catholique, « les éléments populaires “ se convertiss[aient] au milieu social ” de la paroisse à laquelle ils s’agrége[aient] » 284 . Ainsi en était-il du sort de toutes les élites détachées de leur milieu social et culturel d’origine pour être assimilées par les communautés catholiques. Les relations qu’elles entretenaient ensuite avec leur ancien milieu reproduisaient le rapport d’extériorité qui interdisait aux catholiques des catégories sociales favorisées l’accès aux masses ouvrières. Le cloisonnement social et culturel entraînait l’échec de la mission. La critique sociale sous-tendait toute la démonstration de l’abbé Godin. Or, l’insistance de l’abbé Remillieux à constituer l’élite paroissiale qui entraînerait la conversion des travailleurs détachés reposait toujours sur les mêmes non-dits. Le discours du curé de Notre-Dame Saint-Alban s’adressait moins aux ouvriers du Transvaal qu’aux classes moyennes, installées parmi eux ou plus au nord de la paroisse. Il comblait moins les attentes des paroissiens résidant sur le territoire paroissial que celles des militants d’un réseau catholique dépassant le cadre institutionnel de la paroisse et qui voyaient en Notre-Dame Saint-Alban un lieu pour se retrouver et nourrir leur vie spirituelle.

Très vite, la conquête de la « masse des travailleurs » déchristianisés était apparue comme une phase ultérieure, qui suivrait inévitablement le franchissement de la première étape que constituait la formation de l’élite. Les modalités de la deuxième phase n’étaient jamais décrites, elles apparaissaient dans tout le mystère de leur inéluctabilité. C’était bien sûr évacuer un problème insoluble. Parce qu’on ne savait pas comment regagner au catholicisme les « foules » ouvrières égarées, on se réfugiait dans la formation d’une minorité fervente et exemplaire, en repoussant dans un plus long terme la réalisation de l’objectif final. Les premiers textes de Laurent Remillieux restaient entachés d’un vocabulaire contaminé par le souvenir de la guerre mais mettaient déjà en valeur l’efficacité d’une minorité convaincue.

‘« Si cette journée de Pâques 1920 groupe une sorte de bataillon sacré, formé ou amélioré dans les retraites d’hier, véritable veillée d’armes, nous verrons bientôt que, pour le bien de tous, à Notre-Dame Saint-Alban, Notre-Seigneur Jésus-Christ, Roi des âmes, aura trouvé de nouveaux et fidèles sujets. » 285

L’expression du vœu d’élargir la communauté paroissiale était, dès le départ, associée à la nécessité d’approfondir la foi individuelle, une foi empreinte d’une spiritualité christique virilisée par l’expérience de la guerre et l’esprit de conquête. Dans les années suivantes, cette foi individuelle serait désormais placée au premier plan, en même temps que le discours pédagogique sur la valeur de l’exemple relaierait la métaphore guerrière. Revenant sur les circonstances de la fondation paroissiale, Laurent Remillieux relirait ainsi, depuis le milieu des années 1930, l’expérience de Notre-Dame Saint-Alban :

‘« Les paroisses existantes, relativement éloignées ne pouvaient pas entreprendre un travail méthodique de conquête dans cette partie nouvelle de la population. Le premier devoir qui s’imposait était d’essayer de constituer un groupe, peut-être réduit en nombre, mais susceptible d’accepter une formation chrétienne intégrale. Peut-être en va-t-il de même de toutes les foules que l’on veut rechristianiser. […]
Avant de présenter la Vérité sur le plan intellectuel ou au moins en même temps qu’on l’enseignera, on réalisera autant que possible cette Vérité. Elle deviendra attirante. Ainsi on fera de l’apologétique sans en prononcer le nom par la vie religieuse elle-même. » 286

L’exemple appartenait à une nouvelle pédagogie de l’enseignement de la foi, il focalisait les espoirs de reconquête. L’histoire du christianisme antique fondait d’ailleurs la justification du recours à une minorité agissante.

‘« Enfin, parmi nous, avec le Christ et par Lui, quelques-uns qui sont un tout petit groupe, semblable à celui des apôtres sur le mont des Oliviers, quand Notre-Seigneur les quitta pour retourner à son Père, commence à sortir de l’ornière, à oublier les stupidités du monde et à être assez pratique pour regarder en haut. » 287

La comparaison possédait un double ressort : elle permettait une héroïsation des membres fervents de la communauté paroissiale tout en affirmant leur élection, à l’image des apôtres qui avaient suivi le Christ et avaient aussi connu le martyre. La référence aux premiers siècles du christianisme, à une époque dominée par l’expansion de cette nouvelle religion, était un topos des discours de la rechristianisation. Elle apparaissait notamment tout au long de la présentation de l’ouvrage des abbés Godin et Daniel rédigée par Paul Doncœur pour Cité Nouvelle 288 . Elle innervait les textes des tenants d’une réforme liturgique. Le père Chéry reprit à son tour la comparaison pour légitimer la démarche de l’abbé Remillieux et choisit même de le citer.

‘ « “ Avant de présenter au monde romain une vie chrétienne, dit-il, avant de donner aux païens le grand choc en exprimant la pensée chrétienne, n’a-t-il pas fallu que les premiers chrétiens fussent formés pendant des siècles de vie intime, d’humilité, de vie généreuse jusqu’au martyre ? Ne peut-il en être de même aujourd’hui, toutes proportions gardées ? Pour rechristianiser, ne faut-il pas des communautés qui vivent une vie chrétienne complète, qui n’acceptent pas d’être médiocres mais se préparent à s’augmenter en réalisant vraiment la Charité du Christ, en adorant ensemble le Père par le Christ en des églises où le sacré soit vraiment chez lui, à l’exclusion de toute mondanité, de tout formalisme menteur ? ” Son effort a donc tendu jusqu’ici à fonder ce foyer chrétien authentique capable de séduire et d’entraîner le reste du quartier. » 289

Dans le récit du père Chéry, la valorisation de ce qui apparaissait comme un choix de logique missionnaire venait cependant en contrepoint de la mention de l’échec de la reconquête de la population résidant sur le territoire paroissial. Et si la revendication de la différence d’orientation de Laurent Remillieux avait dissimulé son impossibilité à imaginer d’autres moyens de rechristianisation, à approcher les indifférents et les incroyants ? Et si elle n’était qu’accommodement avec la réalité, aveu masqué de l’impuissance catholique face aux « masses déchristianisées » ? Alors pourquoi proclamait-on la différence de Notre-Dame Saint-Alban et pourquoi la paroisse avait-elle aimanté le regard de ceux qui recherchaient les germes d’un renouveau catholique et qui se faisaient les promoteurs de la mission ? Si Laurent Remillieux avait réussi à placer sa paroisse au cœur de l’actualité missionnaire en participant au numéro spécial de La Vie catholique, il devait cette publicité à son appartenance à un réseau relationnel qui l’avait conduit jusqu’à Francisque Gay, ancien sillonniste du grand séminaire de Lyon. La réponse à l’énigme se situait paradoxalement en dehors de la logique territoriale qui avait fondé officiellement la création paroissiale. Elle relevait moins de l’originalité et des résultats de l’œuvre missionnaire réalisée à Notre-Dame Saint-Alban, que des désirs de ceux qui s’instituaient ses publicistes en louant son non-conformisme, créant ainsi l’amalgame, conforté par l’abbé Remillieux, entre paroisse missionnaire, renouveau paroissial, rénovation liturgique et militantisme sur divers fronts.

‘« Le résultat de « conversions » proprement dites sur le territoire paroissial existe assurément, mais je ne pense pas qu’on puisse lui attribuer une ampleur digne de remarque. Cas individuels que beaucoup de paroisses pourraient citer. Le rayonnement convertisseur de la paroisse au-delà de ses limites territoriales est considérable. Des quantités d’âmes travaillées par la grâce sont venues ici “ pour voir ” et y ont reçu la révélation de ce qu’était le vrai christianisme. Il ne sert de rien de parler d’engouement ou de snobisme. Ce sont des mots dont on se sert pour se débarrasser de réussites gênantes pour la routine. En vérité, si chaque paroisse portait le même témoignage, les convertis éventuels n’auraient pas besoin d’aller à Notre-Dame Saint-Alban et ils seraient infiniment plus nombreux. Quoi qu’il en soit, cette paroisse a été depuis vingt-six ans et demeure, sans aucun attrait extérieur au spirituel proprement dit, un foyer de conversion et de sanctification. » 290

L’insistance de Laurent Remillieux à répéter la nécessité de constituer une élite, relais laïque de l’évangélisation menée par le clergé paroissial, ne saurait faire oublier que la paroisse se construisait dans le même temps pour répondre aux aspirations d’une élite de militants et d’intellectuels catholiques qui lui préexistait. La première partie de la thèse a montré combien la problématique des classes moyennes avait irrigué à la fois l’œuvre effective du Sillon et l’histoire sociale et religieuse des Remillieux. La dérive du projet paroissial, bâti initialement sur l’urgence de la mission en milieu urbain ouvrier et aboutissant à l’organisation d’une communauté paroissiale fervente mais restreinte, dont le fonctionnement familial et les recherches qualitatives se développaient dans les faits indépendamment des velléités de conversion des masses déchristianisées, s’expliquait en partie ainsi. Laurent Remillieux la justifiait en présentant comme la première étape de la reconquête des ouvriers ce qui formait en fait, qu’il le voulût ou non, l’aboutissement de son apostolat. Le « vrai christianisme » que pratiquerait l’élite paroissiale, formée à la connaissance du Christ et à la prière, saurait attirer dans les églises les indifférents et les hostiles, rebutés par l’expression de la foi des catholiques conformistes. Ces derniers ignoraient le Christ et ne savaient pas le prier, la foi ne possédait aucune influence sur leur vie privée ou sociale 291 . Ils se contentaient d’assister à la messe le dimanche et de remplir formellement toutes les obligations prescrites. Mais en fait, plus que les incroyants, les chrétiens englués dans une pratique routinière ou détachés de toute pratique régulière, oublieux de leurs devoirs et du sens de leur foi, devenaient l’objet de toutes les inquiétudes de leur curé.

‘« Pauvre chrétien ! Tu devrais être le sel de la terre. Que deviens-tu ? Tu es baptisé ! Je te l’accorde. Dans les grandes occasions de la vie, pour me le certifier, tu es fier de m’apporter une feuille sur laquelle est inscrit ton baptême.
Tu as une certaine foi, bien intermittente, bien vague surtout. Cette foi effleure à peine ton intelligence et ne va pas jusqu’à ton âme. Elle est tellement à l’extérieur de toi-même qu’elle ne t’aide même pas à réfléchir.
Dis-moi, pourquoi pars-tu quand l’Eglise, l’Epouse de ton Christ, t’ouvre largement les portes de son cœur ?
Quand la souffrance étreint les incroyants, quand la mort va les abattre sans qu’ils puissent se défendre, je suis dans l’angoisse, je compatis en frère aimant au brisement de tout leur être : mais s’ils n’ont jamais pu savoir, Dieu les sauvera, et c’est l’essentiel.
En face de toi, parce que je songe à tes responsabilités, l’angoisse qui m’étreint est bien plus poignante encore. » 292

La conclusion qui s’imposait était que l’action de Laurent Remillieux se focaliserait sur ces baptisés plutôt que sur les incroyants. Dans l’essai préparé pour les éditions Bloud et Gay, la définition qui était donnée du chrétien montrait bien le rejet des catholiques seulement liés à leur Eglise par les obligations prescrites. « Baptisés » vivant « en païens », « pratiquants ponctuels », « pascalisants », « messalisants » étaient renvoyés à leur méconnaissance du Christ à partir du moment où ils ne s’intégraient pas aux activités et aux cercles de la communauté paroissiale 293 . Ces catholiques devenaient objet de mission, cible privilégiée qui guiderait la forme de l’apostolat du clergé paroissial. L’objectif était de les intégrer au sein du noyau fervent, pratiquant un catholicisme intégral, désigné comme l’élite chrétienne en formation. La nature de la mission à conduire dans les milieux ouvriers en était changée et, d’ailleurs, fallait-il encore employer le terme de missionnaire pour qualifier la paroisse ?

La conversion au catholicisme intégral des fidèles fréquentant déjà l’église paroissiale et ses œuvres était donc la première tâche à mener. Si l’on excepte les documents renvoyant au temps de la fondation paroissiale, cet objectif retenait le plus souvent l’attention exclusive de Laurent Remillieux. La lutte qu’il menait contre les pratiquants formalistes demeurait, selon lui, indissociable des perspectives missionnaires plus générales, elle collaborait au dessein de refaire la société chrétienne, elle appartenait à sa stratégie de reconquête des populations déchristianisées, elle définissait sa méthode de rechristianisation. Ses ambiguïtés troublaient cependant la compréhension du fonctionnement paroissial. Reposant sur l’adhésion des classes moyennes que représentaient à la fois les paroissiens les plus impliqués et les militants du réseau extraterritorial, cette lutte ne s’adressait pas directement aux ouvriers, qui étaient pourtant apparemment la cible dernière de ses préoccupations, même si elle renouait avec les réquisitoires lancés par Laurent Remillieux contre les familles bourgeoises de ses anciens élèves de Roanne. Elle rejoignait par là la critique sociale que développait, tout au long des années 1930, l’abbé Godin, sans parvenir pour autant aux mêmes conclusions. En 1944, l’analyse de l’échec de l’action jociste proposée par l’abbé Godin au moment de la fondation de la Mission de Paris pouvait être appliquée par analogie à Notre-Dame Saint-Alban. Il y dénonçait l’impuissance de l’élite chrétienne façonnée par la J.O.C. et donc l’inanité à vouloir créer des « prototypes de chrétiens » 294 . Autrement dit, était rejetée comme inopérante la méthode que continuait à revendiquer Laurent Remillieux dans sa paroisse. En dépit de tous les discours tenus sur Notre-Dame Saint-Alban comme modèle de paroisse missionnaire, l’objectif de son curé et de ses adeptes différait en réalité des intentions de ceux qui déclenchaient une vaste offensive en direction des grandes villes déchristianisées. Pourquoi auraient-ils rejeté la logique sociale et religieuse des classes moyennes au nom d’une conquête de la classe ouvrière, alors que leur projet paroissial était en définitive conçu pour répondre à cette logique ? Plutôt que de souligner l’aveuglement des promoteurs de la mission à Notre-Dame Saint-Alban face à la question des supposés besoins religieux des ouvriers déchristianisés, il est préférable de soutenir que l’essentiel résidait ailleurs. Le projet paroissial n’a pas été mené pour convertir les masses urbaines déchristianisées, mais il s’est adressé directement à un public de catholiques issus des classes moyennes ; il a été conçu pour l’accomplissement religieux des membres de ce réseau de militants engagés dans une recherche spirituelle et qui ont fait ensuite la publicité de la paroisse. Si ce qui s’est passé à Notre-Dame Saint-Alban a convaincu des paroissiens du quartier, parfois des ouvriers, permettant à la paroisse de s’attacher un noyau de fidèles répondant aux exigences du curé et de fonder cette communauté familiale et paroissiale tant annoncée, cela ne démontre en rien une problématique ouvrière de la mission et n’invalide pas plus la définition des logiques missionnaires que je viens de proposer.

Notes
272.

Les feuilles proposant le programme des réunions du Petit Cercle d’études, de sa fondation en octobre 1923 à juillet 1925, ont été conservées par l’abbé Colin, premier vicaire de la paroisse. Ce dernier les a confiées, avec tous les autres documents qu’il avait gardés de la période passée à Notre-Dame Saint-Alban, à Joseph Folliet, au moment de la préparation de la biographie de Laurent Remillieux. Papiers conservés au Prado parmi les Papiers Folliet, Carton Père Remillieux 1.

273.

Programme des réunions du Petit Cercle d’études, octobre 1924 – janvier 1925, Papiers Colin conservés parmi les Papiers Folliet, Prado, Carton Père Remillieux 1.

274.

Calendrier des séances du Petit Cercle d’études, janvier-mars 1924.

275.

Programme des réunions du Petit Cercle d’études, janvier 1925 – février 1925.

276.

Programme des réunions du Petit Cercle d’études, octobre 1923 – janvier 1924.

277.

Abbé Godin, « Notes d’apostolat » datées du 20 novembre 1933, Carnet manuscrits, citées par E. Poulat, Les prêtres-ouvriers : naissance et fin, op. cit., p. 59.

278.

E. Poulat, Les prêtres-ouvriers : naissance et fin, op. cit., p. 155 notamment. Etienne Fouilloux qualifie le climat de 1939-1940 comme « le passage rapide de l’euphorie conquérante au désenchantement », in Les chrétiens français entre crise et libération…, op. cit., p. 150.

279.

Ibid., p. 106.

280.

Ibid., p. 167.

281.

Lettre à « Mgr Delay, évêque de Marseille », datée d’octobre 1943, reproduite par Jacques Loew in Journal d’une mission ouvrière, 1941-1959, Paris, Editions du Cerf, « Rencontres », 1959, 177 p., p. 19. La référence à la paroisse de l’abbé Michonneau est explicite dans le paragraphe consacré à la « vie évangélique », p. 21 et dans celui concernant « l’organisation administrative de la paroisse et finances », p. 23.

282.

Ibid., p. 22.

283.

E. Poulat, Les prêtres-ouvriers : naissance et fin, op. cit., p. 62-74.

284.

Ibid., p. 67.

285.

Extrait d’une feuille paroissiale non datée, cité dans le chapitre 4 « Christianisme attirant parce que profond », Dossier « Envoi Bloud et Gay », p. 23.

286.

Dossier « Envoi Bloud et Gay », p. 15-16.

287.

Ibid., p. 108. Extrait non daté d’un bulletin paroissial retraçant la célébration d’un mariage le jour de l’Ascension.

288.

Paul Doncœur, « La France pays de mission ? », Cité Nouvelle, 10-25 février 1944, p. 129-146.

289.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 154. L’auteur ne précise pas les références de la citation, ni son contexte.

290.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 152-153.

291.

Dès qu’il abordait le problème de la formation religieuse de l’élite chrétienne à constituer au sein de la paroisse, Laurent Remillieux opposait ces deux catholicismes, formaliste et intégral. Le dossier Bloud et Gay revient à plusieurs reprises sur la distinction.

292.

Copie d’un extrait de la feuille paroissiale du 12 juin 1927, Papiers Folliet, Prado.

293.

« Envoi Bloud et Gay », p. 22.

294.

Citation proposée par E. Poulat, Les prêtres-ouvriers : naissance et fin, op. cit., p. 105.