2 – La rénovation paroissiale : la dialectique de la tradition et du changement

Il n’en reste pas moins que pour clore véritablement l’argumentation, il faut reprendre le dossier de la rénovation paroissiale pour le traiter sous son angle missionnaire et dans le cadre d’une histoire du religieux. La réflexion ne peut ici être dissociée des remarques précédentes sur les logiques missionnaires et leurs contradictions car plusieurs questions sont encore en jeu et elles s’inscrivent dans la problématique suivie depuis le début du chapitre. Mais le dossier est trop important pour qu’on ne lui consacre pas un développement particulier qui prenne le temps de mettre à plat les données du problème, quitte à ne pouvoir dépasser les conclusions déjà proposées, à seulement les observer sous un autre angle et à les étayer par de nouveaux arguments. Le fait même que les changements instaurés par Laurent Remillieux dans la vie liturgique paroissiale aient focalisé l’attention des catholiques en attente d’une réforme de l’institution paroissiale, qu’ils défendaient contre ses détracteurs, exige un traitement spécifique, car c’est sur ce thème que s’est cristallisée la mémoire de Notre-Dame Saint-Alban. Comme toujours, il est d’abord nécessaire de retourner au commencement de l’histoire paroissiale et de rétablir les faits : le déroulement de la vie paroissiale dans les années 1920 a-t-il été conçu et vécu en rapport avec l’objectif missionnaire affiché ? Quand ont été introduites les modifications de la vie liturgique ? Quels étaient la nature et le degré du changement ? Pour répondre à ces questions, après avoir rendu compte de l’organisation de la vie paroissiale, une lecture au premier degré des textes de Laurent Remillieux s’impose : comment le curé de Notre-Dame Saint-Alban justifiait-il les changements liturgiques ou le traitement des problèmes financiers qu’il imposait à ses paroissiens ?

Une lecture critique des faits et de leur justification fera apparaître les autres significations des changements opérés par l’abbé Remillieux et contribuera à les nuancer, car il ne faut jamais perdre de vue que l’histoire de la rénovation paroissiale vécue à Notre-Dame Saint-Alban est inséparable de la réputation qu’elle acquit dans le contexte des débats des années 1940 et qu’il faut toujours veiller à éviter la confusion. En une seule phrase, Maurice Villain, biographe de Victor Carlhian, résume en 1965 la situation : « Il est de notoriété que le Père Remillieux fut un précurseur dans le renouveau paroissial, et beaucoup de ses initiatives, jugées révolutionnaires quand il les inaugura, sont aujourd’hui banalisées, surtout depuis la fondation, en 1945 (sic) du Centre de Pastorale liturgique » 295 . Cette réputation de « paroisse new look » 296 a façonné une image unilatérale, qui a gommé certaines des réalités paroissiales. Parce qu’elle n’a retenu qu’une partie du discours tenu sur la paroisse de l’abbé Remillieux dans ces années 1940, la mémoire catholique a dès lors fabriqué une légende. L’expérience de la paroisse missionnaire du Sacré-Cœur du Petit-Colombes dominait en ces années la problématique paroissiale et l’on dirait presque que les défenseurs de l’institution paroissiale ont cherché à légitimer l’expérience parisienne par d’autres exemples. Même si, comme le père Chéry, ils ont évoqué les différences entre les paroisses qu’ils choisissaient de valoriser, l’élan donné par la création du Centre de Pastorale Liturgique le 22 juin 1943, comme les besoins de la démonstration sur la nécessité des réformes, ont contribué à renvoyer l’image d’un mouvement unanime justifié par ses résultats. Le discours catholique du changement a ainsi évacué la pluralité des significations de l’expérience conduite à Notre-Dame Saint-Alban.

Il ne s’agit certainement pas de nier les changements de la vie liturgique qui ont amené Notre-Dame Saint-Alban à se distinguer des paroisses traditionnelles, mais de confronter une fois encore la réalité de ces changements à leur représentation, celle qui en a été donnée au milieu des années 1940 et celle qui a été véhiculée ensuite par la mémoire des témoins. Les relations directes présentant le déroulement de la vie liturgique paroissiale datent pour l’essentiel des années 1940, au mieux de la deuxième moitié des années 1930. On ne sait rien de précis sur les pratiques des toutes premières années, hormis les descriptions de l'aménagement intérieur de l’église paroissiale et les recommandations, accompagnées de quelques indications sur la célébration de la messe, sur le placement respectif des célébrants et des fidèles au cours des cérémonies, hormis le problème cependant essentiel de la gestion financière. Même sur ces questions, les récits sont souvent postérieurs aux événements et seuls les extraits de feuilles paroissiales qu’ils intègrent nous ramènent à des sources plus directes. Ces informations ont été confirmées par les très rares originaux retrouvés dans les papiers conservés à la cure, des imprimés diffusés par Laurent Remillieux pendant la période de la fondation paroissiale, des feuilles d’invitation aux cérémonies officielles ou aux premières célébrations.

Un témoignage extérieur datant du début des années 1920, celui de Jules Monchanin, atteste néanmoins de la différence de Notre-Dame Saint-Alban, même s’il ne fournit aucune précision. Avant même la naissance de la paroisse, l’abbé Monchanin, alors professeur à l’Institution Saint-Joseph de Roanne où avait aussi enseigné l’abbé Remillieux, apparaissait sensible à la question liturgique. Le 21 novembre 1918, il se plaignait de Roanne à sa sœur Nina avec des mots très durs.

‘« Je viens de faire un service à la paroisse (comme disent les bourgeois roannais pour qui il n'y a qu'une paroisse comme il n'y a qu'un Christ) : cela fait pitié. Aux rugissements de deux gros curés et d'un sacristain poussif répondent les flons flons de l'orgue, et le clergé laisse aux souffles sans âme d'un instrument le soin de pleurer les sublimes versets du “Dies irae”, ou de crier vers le Père les gémissements des Kyrie ou de soupirer la suavité des Agnus Dei. Et on parle de réforme liturgique! » 297

Une lettre envoyée à sa mère à l'époque du Séminaire universitaire, à l'automne 1922, précisait qu'il « a[vait] renoué avec Saint-Alban » et qu'il y prêcherait dimanche 298 . Fin juin 1923, il annonçait à nouveau qu'il prêcherait, sur la Rédemption cette fois 299 . Peu après sa nomination comme vicaire à La Ricamarie, pendant l’été 1924, il écrivait à sa mère qu'il y avait célébré son premier enterrement et lui confiait ses regrets de rester prisonnier de rites sclérosés, regrets qui auraient d’autres occasions d’être formulés. Les critiques de la liturgie infligée aux pratiquants des paroisses traditionnelles se focalisaient déjà sur le désinvestissement du clergé, la passivité des fidèles et la relation perverse que l’institution paroissiale entretenait avec l’argent. La désaffection des croyants et l’hostilité des incroyants étaient le prix à payer pour ces dysfonctionnements.

‘« Malheureusement, malgré mes efforts pour réagir un peu, c'est bien saboté : le sacristain chante comme à la course. Il s'acquitte d'une corvée. Je sais tellement qu'aux yeux du populo, nous devons avoir l'air d'enterrer pour de l'argent, comme des croque-morts à oraison ! Rien qui aille au cœur ou à la pensée des parents dans la souffrance. C'est mécanisé, tarifé comme un ticket de tram. Je ne m'étonne pas que les rites de l'Eglise, ainsi défigurés, tombent dans le mépris. Il y aurait de profondes réformes à faire. Ça se fait à Saint-Alban, pas ailleurs (à ma connaissance). » 300

Dans ces conditions, l’expérience paroissiale que les catholiques commençaient à vivre à Notre-Dame Saint-Alban apparaissait comme l’antithèse de ce désastre liturgique, mais sans que l’on sût exactement ce qui s’y passait.

‘« Dimanche j’aurais bien voulu être à Saint-Alban : bénédiction de la première cloche. On m’a envoyé une feuille empreinte du plus pur esprit liturgique. Hélas ! nous en sommes loin ici où les offices sont sabotés avec une inconscience de barbares. M. Remillieux me met ce mot : “ Savez-vous combien on vous regrette ? Mais revenez donc… ”. Moi aussi, je regrette… » 301

En quoi résidait la différence de Notre-Dame Saint-Alban en ce début des années 1920 ? Pour tenter de le découvrir, ont été privilégiés, au détriment des témoignages et des sources secondaires, les quelques textes écrits à cette époque par Laurent Remillieux. Deux points essentiels ont été retenus : le premier s’organise autour de la liturgie de la messe et des sacrements et s’intéressera à la configuration de l’assemblée, à l’attitude du prêtre lors de la célébration de la messe et à l’introduction du chant grégorien ; le deuxième a trait au discours lié aux pratiques financières comme à ces pratiques elles-mêmes. Aucune autre innovation n’est assurée au commencement de la vie paroissiale de Notre-Dame Saint-Alban. La célébration des funérailles, que Jules Monchanin choisissait de prendre comme contre-exemple des réformes liturgiques que Laurent Remillieux introduisait dans sa paroisse, relevait, selon l’interprétation déjà quelque peu exposée au cours du troisième chapitre, d’une autre problématique, ancrée dans les deuils collectifs et personnels de la guerre. Pour cette raison, un traitement spécifique sera réservé à tout ce qui se rattache au thème du rapport à la mort. A cause des résonances particulières que les funérailles avaient sur la personnalité et l’histoire de Laurent Remillieux, et même si elles ont souvent polarisé la différence de Notre-Dame Saint-Alban plus que toute autre cérémonie liturgique, on ne peut les englober dans une analyse commune de la rénovation paroissiale, à moins d’intégrer aux explications de cette dernière les effets de la Grande Guerre. La piste serait à explorer mais on n’est pas en mesure pour le moment de la suivre au niveau national, ni même en ce qui concerne les changements liturgiques introduits à Notre-Dame Saint-Alban. La question du rapport à la mort permettra aussi d’apposer des grilles de lecture autres que celles fournies par l’histoire du religieux et d’échapper à la seule interprétation des changements par le désir religieux d’une réforme liturgique. L’analyse des funérailles proposées à Notre-Dame Saint-Alban dépasse donc le cadre défini dans cette deuxième partie du chapitre et on laissera de côté les documents des années 1920 qui ont trait à la question. L’importance de leur nombre, dès les premières années de la vie paroissiale et, d’ailleurs, surtout dans ces premières années, excède largement celle des textes évoquant les autres aspects de la vie liturgique. Ce fait appelle par là-même un développement particulier. En revanche, l’ensemble des autres aspects devient une thématique primordiale au cours des années 1930, thématique qui emplit les pages de l’ouvrage préparé par l’abbé Remillieux pour les éditions Bloud et Gay. Les funérailles sont désormais insérées parmi les grands actes de la vie liturgique dans un discours commun.

Il faut cependant bien commencer par rappeler que toutes les traditions n’étaient pas révolutionnées et que le curé de Notre-Dame Saint-Alban veillait même à ce que certaines fussent maintenues. Le discours sur les audaces liturgiques de l’abbé Remillieux ne doit pas faire oublier les aspects plus classiques du fonctionnement paroissial et il est peut-être utile de dresser d’abord le cadre et de définir les structures de la vie paroissiale, avant de se lancer dans une analyse de la contribution de Notre-Dame Saint-Alban à la rénovation de l’institution paroissiale. L’expérience, et surtout son caractère précurseur, en seront relativisés à la fois sur le plan chronologique et sur celui de l’ampleur des changements apportés. Les remarques qui suivent permettent de replacer la nouvelle paroisse dans son contexte et de montrer qu’elle n’échappait ni au lieu ni au temps, pas plus qu’à ses héritages. A vouloir ériger Notre-Dame Saint-Alban en paroisse modèle, on a oublié qu’au lieu d’annoncer le changement désiré, elle participait en réalité à une histoire en train de se faire et, qu’au lieu d’incarner unilatéralement la nouveauté, elle restait aussi ancrée dans les formes traditionnelles d’un catholicisme institutionnel, à l’image des missions paroissiales prêchées chaque année par les Oblats de Marie Immaculée au moment du Carême mais qui, accompagnées de paraliturgies, attiraient une certaine jeunesse.

Notes
295.

M. Villain, Victor Carlhian, Portrait d’un précurseur, Paris-Bruges, Desclée de Brouwer, 1965, 174 p., Annexe IV : Notre-Dame Saint-Alban, p. 148.

296.

E. Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération…, op. cit., p. 158.

297.

Lettre de Jules Monchanin à sa sœur Nina, écrite à Roanne le 21 novembre 1918, A.M.L., Papiers Monchanin, 18 II.

298.

Abbé Monchanin, Lettres à sa mère, 1913-1957, présentées par Françoise Jacquin, op. cit., p. 77.

299.

Ibid., p. 80.

300.

Ibid., p. 92.

301.

Ibid., p. 103.