La légende du « petit prêtre qui avait vaincu l’argent »

Tous les exemples montrent une fois encore combien la prudence s’impose quand on veut établir les réalités de la vie liturgique de Notre-Dame Saint-Alban, paroisse lyonnaise des confins de la ville. Si l’on souhaite par contre en rester aux innovations avérées dès le début de la vie paroissiale, on peut, apparemment sans crainte, en revenir aux questions financières. L’extrait de la feuille diffusée en mai 1920, déjà mentionné, laisse entrevoir la position de Laurent Remillieux vis-à-vis de l’Eglise bourgeoise. Avec l’« orgueilleux » et le « vertueux » pharisien, n’étaient-ce pas les marchands que le prêtre voulait chasser du temple ? Le récit qui fonda la légende du « petit prêtre qui avait vaincu l’argent » tient en deux anecdotes, reprises dans tous les ouvrages qui ont eu à évoquer Notre-Dame Saint-Alban et dans les témoignages recueillis auprès d’anciens paroissiens. L’événement initial eut lieu pendant la première messe célébrée dans l’oratoire provisoire, le troisième dimanche de l’Avent 1919. Laurent Remillieux l’a rapporté dans un texte cité presque intégralement dans la biographie écrite par Joseph Folliet et qui sera repris ici aussi, tant il est caractéristique à la fois de la méthode que Laurent Remillieux employait pour rendre compte de ses réalisations et de la construction de la légende de Notre-Dame Saint-Alban, la paroisse lyonnaise qui avait su résoudre le problème de l’argent dans l’Eglise. Le texte original n’a malheureusement pas pu être retrouvé. Le récit commence quand deux catholiques pratiquantes, exaspérées par le comportement de deux anticléricaux qui avaient assisté à la messe, décident de répéter à leur futur curé les propos qu’elles avaient subrepticement interceptés.

‘« – […] La foule qui s’écrasait à la chapelle ce matin n’était pas banale… Il n’y avait pas que des chrétiens… C’est ainsi que, par exemple, derrière nous, “collés” contre la paroi du fond, se trouvaient deux personnages bien peu recommandables… Ils n’ont cessé de causer de la plus désagréable manière.
Avant que vous preniez la parole, ils ont répété plusieurs fois : les curés sont des êtres étranges, ça se faufile partout. En voilà un qui vient “ trouver son beurre ” dans ce quartier naissant. Il parlera sûrement… Il va nous faire part de sa grande préoccupation : la “galette” que les imbéciles vont “abouler”.
Or, Monsieur le curé, heureusement, vous n’avez pas dit un mot de la question “argent”.
– Heureusement ou malheureusement… Mesdames, je vous avoue que je n’y ai pas songé…
Les chrétiennes, bonnes et droites, continuèrent :
– Après votre allocution, surpris, ils vous ont jugé comme un fin et rusé “compère” qui sait ménager ses effets, à vrai dire un “attrape-gogo” expérimenté. Ils n’en revenaient pas d’avoir entendu un “curé” parler d’autre chose que de l’argent.
Surpris, un peu décontenancés, ils sont sortis en poussant un “zut alors !” qui ne manqua pas de retentissement… »
« Je ne sais ce que les deux chrétiennes attendaient de moi après ce récit. Peut-être une protestation ? Elles auraient compris… Peut-être une “jérémiade” découragée ? Elles étaient de si bonne intention qu’elles auraient certainement essayé de me “renflouer”.
J’aurais pu dédaigneusement hausser les épaules ; c’est sans doute ce que vaguement elles attendaient ; c’est, pour sûr, ce qu’elles auraient le mieux compris. Il est réconfortant de dédaigner l’injure dont on ne saisit pas la portée.
Or, mes réflexions étaient très différentes.
J’étais venu à Notre-Dame Saint-Alban avec toute mon âme, avec le désir de donner le Seigneur, de le faire connaître, de parler du Christ et de le faire aimer.
Bien que depuis de longues années je connusse les milieux incroyants, j’avoue que je ne m’étais pas encore posé à moi-même d’une manière très nette cette grave question : que penseront de “toi” ceux qui, dans le quartier – il y en a certainement – assurent qu’il est impossible à un homme intelligent d’admettre que l’esprit et la religion, tout entière œuvre d’esprit, sont des réalités profondes ?…
Tout cela, comme des flots violents, heurtait mon esprit en cadence. En pensant aux deux personnages, je me disais au plus intime de mon âme : si nous voulons un jour les retrouver, eux et leurs frères de pensée, il ne faut pas que jamais, à tort sans doute, mais en fait, nous paraissions nous occuper d’abord de questions temporelles. Des idées et encore des idées tournaient dans mon cerveau sans que je puisse réfléchir. Puisque la pensée tournait vite, la parole suivait hâtive. Je ne sais plus bien ce qu’entendirent les deux chrétiennes. Ce dut leur paraître une sorte de justification des deux êtres qui les avaient tant “morfondues” le matin.
En manière d’épilogue, je dis très simplement : “ incroyants comme ils le sont, ils ne peuvent pas penser autrement… ”
En tout cas, ma défense, si défense ce fut, demeura très courtoise, car, je me souviens comme si c’était hier, à quel point les deux chrétiennes se retirèrent satisfaites de leur visite. Moi aussi, j’étais heureux de tout ce qu’elles m’avaient dit.
Le soir, à un salut, nous étions une quarantaine. Je racontai la visite des deux dames et l’épisode dont elles m’avaient fait part. Naturellement, et peut-être avec âme, je défendis les deux inconnus. Vous pensez bien – quelques-uns peut-être s’en souviennent encore – que ma défense le soir dans cette humble chapelle où l’Hôte divin, la Charité incarnée, venait de passer ses premières heures, dut être aussi chaude que la grâce du Seigneur le permit.
A la sortie du salut, dans le silence de la nuit d’hiver, sur le plateau qui, en vingt ans, n’est pas encore arrivé à se peupler, chrétiennes et chrétiens les plus décidés à appartenir sérieusement au groupe spirituel qui allait se former, échangeaient probablement leurs impressions sur une fraternité que l’on pourrait rendre saisissable à tous en la réalisant dans le concret humain. En justifiant la logique de la pensée chez nos deux frères inconnus, j’avais dit quelques instants auparavant : “ Pourquoi ne continuerions-nous pas à exclure du lieu saint, où s’assemblent des chrétiens qui s’aiment, toute question d’argent, si légitime soit-elle ? ”
J’avais fait remarquer que la grande loi de l’Eglise parlait des “ offrandes des fidèles ”, en laissant aux circonstances de lieu et de temps le soin de choisir les modes de perception. D’une façon plus concrète encore j’avais dit : “ Pourquoi, chaque semaine, ne vous fournirais-je pas jusqu’au dernier centime nos comptes communs ? ” C’est avec insistance que je soulignais le caractère communautaire de ces dépenses. C’est en commun que nous dépenserions tout ce qu’il faudrait pour le soin de l’Eglise, c’est en commun que nous aurions à nous procurer ceci ou cela pour chanter les louanges du Seigneur, c’est en commun que nous aurions à entretenir l’autel, c’est en commun que nous aurions à vivre, en ce sens que le prêtre dénué, et cela convient, vivrait pauvrement, que son stand de vie serait inférieur au stand moyen de la communauté.
J’ajoutais, connaissant jusqu’au moindre détail les frais de la communauté : ce sera votre devoir à tous de participer à ces frais, abstraction faite de toute question humaine. Aussi, dès ce soir, je vous demande en grâce l’anonymat des offrandes. Des affaires de ce genre, ne peuvent avoir pour témoins que Dieu et nos consciences.
J’indiquai dès ce premier soir où l’on pourrait déposer les enveloppes anonymes. Pendant que je parlais, je voyais devant moi des têtes qui s’inclinaient presque avec ostentation. Mon idée n’était pas personnelle. Elle existait déjà dans la communauté, avant que la communauté possédât son cadre : signe des temps, ou plutôt signe de la grâce ! Les offrandes des fidèles sont œuvre d’amour dans leur essence. Ne doivent-elles pas à tout prix le demeurer sans alliage ?
Dès le dimanche suivant, les comptes étaient donnés et remises les premières enveloppes anonymes. Notre “ Vie de l’âme ” était fondée sans plan préconçu, en dehors de toute prudence humaine, sans pourtant la contredire, en même temps que se fondait l’œuvre d’évangélisation dans notre quartier, car j’avais annoncé pour la première semaine les méditations sur l’Evangile qui, précédées maintenant du chant de l’Office chaque vendredi, conforment peu à peu les âmes sur l’âme du Christ. » 420

Et Joseph Folliet de conclure : « Ainsi naît, chez le Père Remillieux, la volonté tenace de “vaincre l’argent” ». Le deuxième événement, du moins tel qu’il a été rapporté par les panégyristes de Laurent Remillieux, scellait la réussite de l’entreprise. Tandis que le plan chronologique des chapitres relatant l’histoire paroissiale rejetait, chez Joseph Folliet, l’anecdote dans le développement consacré à la Deuxième Guerre mondiale 421 , son récit ouvrait le premier chapitre de l’ouvrage du père Chéry, chapitre d’ailleurs intitulé « Vous avez vaincu l’argent ».

‘« 3 septembre 1944. Lyon est libéré. L’effervescence est partout. Des Comités de Libération se forment de tous côtés. M. le Curé, revenant d’une visite, rentre au presbytère. A la porte, quatre hommes l’attendent. En s’approchant, il les reconnaît. Ce sont des “notables” du quartier ; pas de ceux qu’on voit à l’église d’ordinaire, ni même au presbytère ; de ceux plutôt qu’on croirait facilement hostiles à la religion. “ Monsieur le Curé, nous venons vous chercher, nous avons besoin de vous. ” – “ De moi, pas possible ! et pourquoi donc ? ” – “ Eh bien ! voilà : nous fondons un Comité de Libération ; il faut que vous en soyez ; vous représentez tout le quartier ; tout le monde sera heureux de vous y voir. ”
Et l’on se dirige vers le café où va se tenir la réunion constitutive. On élit le président. Maintenant, il faut un vice-président. Par acclamations, M. le Curé est désigné. Enthousiasme général. Il dit quelques mots, demande la raison d’un tel choix. Et une voix lance du fond du café : “ Vous au moins, vous avez vaincu l’argent. ” Et tout le monde d’applaudir avec vigueur. » 422

Tous les ouvrages qui ont rendu compte de l’expérience paroissiale de Notre-Dame Saint-Alban, pour en présenter les innovations, ont en fait commencé par démontrer le lien logique qui mena de la volonté de rénovation liturgique à la prise de conscience de la nécessité de résoudre au préalable la question de l’argent. Ce fut au moment où l’abbé Michonneau dénonçait les « bruits d’argent autour de l’autel » 423 et exhortait à leur suppression, que la paroisse de Laurent Remillieux fut désignée en exemple des renouvellements espérés. La dissociation des questions matérielles et spirituelles enthousiasmait ceux qui cherchaient à désarmer l’anticléricalisme populaire, obstacle à la pénétration de l’Eglise dans le milieu ouvrier. Dans l’église de Notre-Dame Saint-Alban, la quête ne venait plus troubler le déroulement du culte et l’abandon des différentes classes de cérémonies plaçait Laurent Remillieux dans la continuité des abbés révolutionnaires, ralliés à l’abolition des privilèges.

‘« L’aspect négatif du système est très simple ; il n’y a ni quêtes à l’église, ni chaises payantes, ni troncs divers ; aucune rétribution n’est sollicitée pour les Baptêmes, les Mariages, les Funérailles ; rien, absolument rien, en aucun cas. La liturgie est la même pour tous ­­– ou plutôt elle est adaptée à chaque cas, mais jamais cette adaptation n’est faite en fonction de la richesse : ce sont les besoins spirituels des intéressés qui la dictent. » 424

Tout autant que la gratuité des cérémonies, le système de la « Vie de l’âme » suscitait l’intérêt, même si l’on reconnaissait la difficulté de généraliser aux autres paroisses la solution expérimentée à Notre-Dame Saint-Alban.

‘« L’aspect positif du système est très simple : une boîte est disposée au fond de l’église, sur laquelle se trouvent ces mots : “ Vie de l’âme ”. […] Dans cette boîte, les fidèles déposent ce qu’ils veulent, en se servant d’une enveloppe. Parfois cette enveloppe porte mention d’une intention, d’une reconnaissance ; jamais elle ne doit porter le nom du donateur ; l’anonymat est de règle ; tout don non anonyme est impitoyablement renvoyé à son auteur. » 425

Les récalcitrants et les sceptiques, comme les usagers occasionnels de la paroisse, ceux qui venaient amenés par la mort brutale d’un proche, dont le corps avait été déposé à l’Institut médico-légal, étaient renvoyés à une feuille imprimée que le curé tenait à leur disposition et qui révélait son souci pédagogique. A Notre-Dame Saint-Alban, on s’efforçait de convaincre du bien-fondé des innovations liturgiques et financières en décrivant clairement et simplement les changements et en expliquant leurs raisons.

Le père Chéry et Robert Flacelière reproduisaient par ailleurs la même page extraite de La Semaine religieuse et familiale du 2 au 9 juillet 1944 et dévolue à la « Vie de l’âme » 426 . Dans cette rubrique du bulletin paroissial, on publiait les comptes de la paroisse. Recettes et dépenses mensuelles étaient confrontées, les recettes étant rapportées au nombre d’enveloppes trouvées dans la boîte de la « Vie de l’âme », et étaient détaillés tous les postes budgétaires (dans l’ordre, frais du presbytère, de la maison d’œuvres, facture d’entretien du presbytère, pains d’autel, frais de sacristie, luminaire, papier à polycopier, consommation de gaz et d’électricité à l’église, au presbytère, à la maison d’œuvres, pour les mois d’avril et de mai 1944, envoi de la circulante, frais divers). Le père Chéry et Robert Flacelière assuraient leurs lecteurs de la pérennité de la méthode et de son résultat financier et, si les besoins du clergé paroissial étaient ainsi à peine couverts, leur condition confortait l’idéal de pauvreté qui les animait, dans le prolongement d’une Eglise des pauvres recueillant la tradition franciscaine et l’héritage lyonnais du fondateur du Prado, le père Chevrier. Ces références étaient celles dont se réclamait Laurent Remillieux et elles étaient explicitement rappelées dans les écrits qui lui étaient consacrés 427 . Ces derniers se contentaient d’ailleurs de reprendre, sur ce thème du traitement de la question financière, ses propres affirmations, sa lecture de la situation, une lecture consensuelle et idyllique dans le sens où il était dit que ses réalisations étaient parvenues à accomplir matériellement la tâche du financement de la paroisse, qu’elles recevaient l’approbation de tous les habitants du quartier, pratiquants ou non, et donc qu’elles avaient atteint leur objectif initial : la réconciliation des ouvriers avec l’Eglise, qui ouvrait aux missionnaires les perspectives de la reconquête. En finir avec la perception d’une Eglise qui, en tarifant les cérémonies religieuses, laissait à penser qu’il existait plusieurs catégories de chrétiens, était posé par l’abbé Remillieux comme une condition de la « rechristianisation ». Cette conclusion fermait la page consacrée aux comptes paroissiaux dans le bulletin de la première semaine de juillet 1944.

La reconstruction a posteriori de l’événement fondateur des pratiques financières en vigueur à Notre-Dame Saint-Alban s’articulait elle aussi autour de l’exigence missionnaire d’une paroisse établie en milieu ouvrier. Le milieu que dépeignait Laurent Remillieux à travers la description par les deux « chrétiennes, bonnes et droites », des deux contempteurs de l’Eglise catholique et de son clergé réfléchissait les préjugés anticléricaux de la classe ouvrière. Les catholiques missionnaires de Notre-Dame Saint-Alban s’implantaient dans un quartier où les incroyants, ennemis de l’institution ecclésiale, les accueillaient non dans l’indifférence mais avec hostilité. La première partie du récit cataloguait rapidement les deux personnages : « peu recommandables », ils causaient « de la plus désagréable manière », dans un argot que rapportaient volontiers à leur curé « les deux chrétiennes ». Mais parce qu’il ne faisait que répéter les paroles de ces dernières, Laurent Remillieux les rendait responsables du jugement qu’impliquait leur description. Pour lui, « les deux personnages », assimilé à des « incroyants », devenaient rapidement « deux inconnus », avant de gagner le substantif de « frères ». Dans la deuxième moitié du récit, ils étaient définitivement relevés au rang de « nos deux frères inconnus ». La tolérance du prêtre, son ouverture et son écoute, son aptitude à remettre en question le fonctionnement de son Eglise, comme son esprit de pauvreté et de charité, l’avaient fait basculer dans le camp des ouvriers anticléricaux, délaissant à leurs dénonciations stériles les deux pratiquantes, qu’il ménageait sans rallier leur point de vue. La déclinaison des désignations successives des deux individus affirmait par ailleurs leur intégration finale dans la communauté paroissiale. En paroles, ils étaient déjà les premiers convertis du curé missionnaire. L’histoire que racontait Laurent Remillieux possédait une valeur mythique : telle un récit des origines, elle fixait un commencement à une pratique et l’expliquait. Elle replongeait cette pratique dans le contexte d’une Eglise missionnaire, en parfait accord avec le débat en cours au moment de l’écriture de ce récit. « Vingt ans » au moins s’étaient écoulés depuis ledit événement et même si Laurent Remillieux s’en souvenait « comme si c’était hier », il fallait replacer le texte dans les circonstances de sa rédaction pour en cerner tous les enjeux.

Il est impossible d’échapper à un nouveau va-et-vient entre ce que l’on peut savoir des temps fondateurs et les textes des années 1940. Laurent Remillieux se conformait en fait aux attentes des catholiques du réseau formé par le Centre de Pastorale Liturgique, auquel il appartenait lui-même. Sa participation aux journées d’études de Vanves de janvier 1944 428 l’associait aux réflexions des fondateurs du Centre, auxquels il apportait le témoignage de son expérience paroissiale. La fondation du Centre de Pastorale Liturgique, l’année précédente, par les pères Duployé et Roguet, avec le concours de l’équipe des éditions du Cerf, pouvait ainsi être présentée « comme le fruit d’années de réflexion, de recherches et d’expériences » 429 . Le récit de Laurent Remillieux que reprenait ensuite l’un des membres de l’équipe du Cerf, le dominicain Chéry, réitérait finalement les deux catégories d’arguments qui étaient avancés par les tenants d’une réforme liturgique : d’une part, le nouveau traitement du problème financier répondait aux préjugés de classe, qui dressaient légitimement les ouvriers contre les privilèges de l’argent et dénonçaient la collusion entre Eglise et bourgeoisie et, d’autre part, il éduquait spirituellement les fidèles en les invitant à développer leur sens communautaire et à reconnaître la nature sacrée du sacerdoce, enfin dissocié des contingences matérielles. Dans l’impossibilité de retrouver l’original du texte de Laurent Remillieux, je n’ai pas réussi à le dater précisément, mais son adéquation parfaite aux exigences des initiateurs de la réflexion liturgique du milieu des années 1940 était en soi éloquente. Les textes produits en ces années-là par l’abbé Remillieux et que j’ai pu retrouver révèlent tous d’ailleurs cette imprégnation de la pensée du milieu réformiste. Les idées semblent circuler d’un auteur à l’autre et les influences réciproques sont parfois difficiles à démêler. Ainsi, ce texte écrit pour le bulletin paroissial de la fin de l’année 1944, à l’occasion des vingt-cinq ans d’existence de Notre-Dame Saint-Alban, reprend-il les thèmes développés par Robert Flacelière dans l’ouvrage qu’il rédigea au cours de l’été 1944, dans une troublante proximité de termes.

‘« A tout prix, pour rayonner l’Amour, il fallait former la Communauté. Il était indispensable entre nous de faire tomber ce qui nous sépare : l’argent d’abord. N’ayant aucune tradition, ce ne fut pas difficile. Comme nous le faisons aujourd’hui encore, comme sans doute on le fera toujours, comme certainement on le fera ailleurs, il suffit au prêtre de vivre pauvrement lui-même et, en toute rigueur, de publier les dépenses. Depuis vingt-cinq ans, chaque dimanche, pour les frais courants, l’argent, indispensable moyen d’échange, est venu, pur de tout alliage. L’orgueil de donner, même quand on peut et quand on doit, fut banni sans détour. Une conséquence impitoyable de cette attitude fut, entre nous, l’incapacité absolue de nous distinguer les uns des autres dans notre vie religieuse commune. Les Baptêmes, les Mariages, les Funérailles seraient d’égale solennité. Par là, nous rejoignions la grande loi d’Eglise, transcription fidèle de l’Ecriture Sainte en langage juridique : les chrétiens fidèles, comme, dans l’antiquité, les Juifs fidèles à l’esprit du Seigneur, lui présentent librement des Offrandes que les prêtres ont la charge de distribuer pour le mieux-être spirituel de la Communauté. Inhabilement peut-être, nous avons couvert cette manière de donner par une étiquette : “ Vie de l’Ame ”. » 430

Le problème du financement de la paroisse est aussi présenté dans des termes équivalents par le père Chéry. Le dominicain se rendit à Notre-Dame Saint-Alban en septembre 1945, il y demeura du 4 au 23 septembre, pour les besoins de la composition de l’ouvrage destiné à la collection « Rencontres » des éditions du Cerf. La vie liturgique de la paroisse, qu’il put observer directement, était donc susceptible de se nourrir déjà des débats en cours, alors que la description de celle qui existait avant la guerre reposait sur des témoignages, dont le principal restait celui de Laurent Remillieux. Certes, le père Chéry précisait qu’il avait « connu Saint-Alban dans les années 1920 » 431 et ses souvenirs personnels pouvaient étayer son essai. Confusions et amalgames n’étaient cependant pas exclus. En dehors des témoignages oraux, il disposait aussi de l’ouvrage inachevé promis par Laurent Remillieux aux éditions Bloud et Gay et qui relatait des faits remontant au plus tard au milieu des années 1930. Il avait aussi pu consulter la publication de Robert Flacelière, qu’il citait d’ailleurs, mais dont on a déjà montré combien elle était redevable des premières discussions et propositions du Centre de Pastorale Liturgique, ainsi qu’une première version du témoignage de l’universitaire sous la forme d’une contribution aux XVIIe Journées universitaires, « La vie liturgique dans une paroisse de chrétienté », numéro spécial du Bulletin Joseph Lotte paru en 1938. Il signalait enfin, dans la bibliographie qui clôturait le chapitre sur le problème de l’argent, le texte de Laurent Remillieux « Paroisse et communauté », inclus dans l’ouvrage collectif Communauté et religion, paru en 1942 aux Presses universitaires de France 432 .

La seule coutume paroissiale demeurée inchangée concernait la contribution pour le denier du culte. Le père Chéry note qu’il n’existait aucune mobilisation particulière du clergé, le bulletin paroissial se contentant de rappeler les fidèles à leur obligation et l’anonymat restant de règle. Les enveloppes reçues pendant cette période ne portaient pas forcement de mention précisant si l’argent qu’elles contenaient était destiné au denier du culte. Le curé y prélevait lui-même « une somme largement calculée d’après le nombre de ses paroissiens pratiquants » 433 . La suppression des tarifs qui choquait certains pratiquants ou enthousiasmait les observateurs extérieurs, si elle était impossible à vérifier par les sources disponibles pour la période de fondation, est corroborée par tous les témoignages et les écrits de Laurent Remillieux à partir des années 1930. En 1945, le père Chéry affirme que l’inexistence des classes pour les enterrements était un fait avéré depuis vingt-six ans, mais sans apporter de preuve 434 . La sacristine, Mlle Clerc a quant à elle signalé à Joseph Folliet les « difficultés passagères » posées par « les éléments bourgeois pour les mariages et les enterrements » 435 , dans les premiers temps de la paroisse. L’abbé Remillieux dirigeaient alors les récalcitrants vers Saint-Maurice de Monplaisir. Le système de la « Vie de l’âme » avait, quant à lui, été mis en place au milieu des années 1920, sur l’initiative du curé. Une copie dactylographiée d’un extrait du bulletin paroissial du 17 janvier 1926 en apporte un témoignage indirect 436 . Laurent Remillieux demandait aux membres de « la famille paroissiale » d’inscrire dans leur budget un titre nouveau : « Vie de l’âme ». Ils devraient faire parvenir chaque mois au presbytère, sous enveloppe fermée, la somme qu’ils auraient fixée. On se passerait ainsi de la quête pendant les offices, pratique certes respectable mais non exempte, selon leur curé, d’effets pervers. Ici, le changement de système apparaissait d’abord comme une tentative pour placer les fidèles face à leurs responsabilités et rappeler leur rôle dans l’effort missionnaire conduit par le clergé paroissial. Souci éducatif et considérations pratiques se rejoignaient cependant pour souligner les avantages de la « Vie de l’âme ». Il ne s’agissait pas seulement de supprimer les « bruits d’argent autour de l’autel » pour ramener à l’église une population ouvrière détachée. Laurent Remillieux s’en prenait à nouveau à une pratique formaliste vidée de son sens religieux.

‘« La famille paroissiale, dans la personne du clergé qui la préside, est l’organe indispensable de la louange divine, de l’éducation et de la formation religieuse, de l’apostolat parmi nos frères incroyants. En tant que chrétiens, nous contractons chaque jour une dette envers elle. N’apparaît-il pas que ce mode de s’en acquitter, parce qu’il fait réfléchir, est plus éducateur et aussi d’un rendement légitime plus sûr que tel autre mode, très respectable toujours, qui permet cependant de donner le change pendant les offices, je ne sais trop à qui, il est vrai, certainement pas à Dieu, aux voisins et aux voisines peut-être. Les dernières quêtes nous ont donné plusieurs francs de monnaie entièrement démonétisées. […] Qui veut-on tromper ? En soi ce n’est qu’une indélicatesse anonyme et cependant, c’est singulièrement révélateur d’un état d’esprit assez répandu. On considère les choses de Dieu comme étrangères à soi, on se contente d’un formalisme consistant en pratiques diverses, toutes extérieures, dans lesquelles on fait consister toute sa vie religieuse. Mon Dieu, comme nous sommes loin de Vous. » 437

Mais les quelques bulletins paroissiaux qui ont échappé à la destruction, et qu’il est possible de consulter dans leur version originale, montrent, contrairement à ce qu’affirment les écrits des années 1940, que les comptes n’étaient pas régulièrement publiés, qu’avant 1928, ils ne faisaient l’objet d’aucune rubrique de la première version du bulletin paroissial et que, dans les années 1930, le clergé paroissial se contentait d’un résumé de la situation financière qui ne détaillait pas tous les postes budgétaires. Certes, dès 1928, Laurent Remillieux affichait une volonté audacieuse de transparence. L’argent, loin d’être une fin en soi, n’était que le moyen incontournable de son action et il annonçait que, dans sa paroisse, on parlerait clairement d’argent et qu’en toute honnêteté, il justifierait ses dépenses comme il dévoilerait les sources de ses revenus.

‘« Les sociétés honnêtes, à but limité, ont la louable coutume de produire leurs comptes. Pourquoi ne ferions-nous pas de même ? Bien qu’atomiques fétus de paille, nous avons l’audace – c’est la foi qui la donne – de nous placer résolument sur le plan surnaturel où le temps et l’espace ne sont plus rien. Nous ne travaillons pas pour la Terre. Les affaires du siècle, quand elles nous intéressent, ne prennent jamais notre cœur. Notre âme chrétienne les considère seulement comme des moyens. Cependant hélas parfois, nous sommes bien obligés de nous souvenir que, dans la cité humaine, l’esprit n’est pas indépendant de la matière. Aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, parlons “ argent ”. avec fermeté, mettons-le au service de l’esprit qui vivifie. » 438

Laurent Remillieux proclamait, dans le même bulletin, son désir de construire une communauté paroissiale indépendante de la bourgeoisie, allant jusqu’à reprendre le vocabulaire de la lutte des classes, assuré de lui amener l’empathie de la population ouvrière. La solidarité financière des paroissiens réaliserait l’idéal d’indépendance qui, au-delà de ses impératifs religieux et sociaux, conforterait aussi sa propre position face à Victor Carlhian. Le règlement de la question financière qu’il proposait appuyait son projet paroissial personnel.

‘« Etre libéré des puissances d’argent, être maîtres du métal ou des billets qu’on possède, non pas seulement parce qu’on nous les aurait donnés mais parce que nous les aurions gagnés nous-mêmes, pouvoir en faire vraiment ce que nous voudrions, sans que rien, ni personne ne vienne nous contredire, quel beau rêve ! Il est réalisable si, au milieu des dures réalités de la vie ou des entraînements de la vie, nous faisons, Dieu aidant, régner la conscience. » 439

Le rêve ne fut en fait jamais pleinement réalisé. Des documents écrits ou des témoignages relativisent les méthodes de Laurent Remillieux en mentionnant d’autres ressources qui approvisionnaient de façon essentielle les comptes paroissiaux, et vont jusqu’à infirmer certaines des allégations avancées au milieu des années 1940. A ce propos, je reviendrai sur trois assertions du père Chéry. La première veut qu’il ne soit jamais question d’argent dans le bulletin paroissial L’Etincelle, destiné à être distribué dans toutes les boîtes aux lettres du quartier 440 . La deuxième assure que « le résultat financier est que la paroisse et son clergé vivent » 441 , pauvrement certes, mais en accord avec leur idéal de pauvreté. Enfin, toujours selon le père Chéry, « un autre résultat est que le clergé est libéré de toute dépendance vis-à-vis de la classe bourgeoise, de ceux qui possèdent » 442 . Il était tout de même indiqué que certaines années avaient été difficiles, que la paroisse avait dû parfois s’endetter et que les ventes de charité annuelles avaient assuré, jusqu’ « à ces derniers temps » 443 , le financement de la Maison d’œuvres. On avait toutefois tendance à rester sur l’impression finale d’un équilibre, durement acquis mais réel. Outre le fait que c’était le contexte de 1943-1945 qui renforçait l’orientation paroissiale – la suppression des ventes de charité en 1945 seulement le montrait bien –, on devait admettre l’existence de réalités plus pragmatiques, qui contredisaient la volonté de Laurent Remillieux de se détourner de toute « manière de trouver de l’argent […] jugée […] trop naturelle, trop humaine » 444 . Il avait été un temps où, à cause des besoins financiers pressants, les solutions traditionnelles n’avaient pu être évitées, si jamais on avait cherché à les éviter.

Le seul exemplaire de L’Etincelle en ma possession date du premier décembre 1928, autrement dit, ce numéro 15 appartient encore à la première année d’édition. Les différentes rubriques sont précédées d’un avertissement qui informait les lecteurs que la feuille « voudrait paraître tous les huit jours » et qui demandait aux « amis du dehors » de fournir les moyens de cette parution hebdomadaire. « Servi gratuitement à tous ceux qui appart[enaient] à la famille de Notre-Dame Saint-Alban », cet « organe de doctrine et d’action catholiques » (sous-titre de L’Etincelle) « [était] leur chose ». L’avertissement précisait encore que les frais étaient « couverts par les Abonnements, les Souscriptions, la Générosité de tous nos Amis du dehors ». La dernière page indiquait que la feuille avait été imprimée par « La Source », 21, rue Vieille-Monnaie. Comment ne pas rapprocher dans ces conditions l’initiative éditoriale du réseau des anciens sillonnistes et de Victor Carlhian, ces « amis du dehors » qui avaient financé la fondation paroissiale et continuaient à assurer en partie son fonctionnement ? Les preuves des contributions financières apportées par Victor Carlhian et sa famille ont fait l’objet de développements, lorsque j’ai retracé les circonstances et les modalités de la création paroissiale. J’ai même cité, à cette occasion, une lettre de Victor Carlhian recommandant instamment à Laurent Remillieux d’éviter toute demande d’argent intempestive à sa nièce, Jeanne Le Gros. Le témoignage de Simone Carlhian, la fille aînée du couple, recueilli par Maurice Villain, rappelle les relations, « parfois pénibles », qui sévissaient entre son père et le curé de Notre-Dame Saint-Alban, relations entachées par les problèmes d’argent.

‘« L’un et l’autre étaient persuadés que l’Eglise devait se présenter avec son visage évangélique de pauvreté et de charité pour avoir audience auprès du peuple déchristianisé. Mais M. Carlhian par son ascendance, sa profession, son expérience des hommes était réaliste. “Tout apostolat, disait-il, pour être pleinement efficace doit être pensé et organisé.” Aussi regrettait-il que certaines initiatives prises par M. Remillieux fussent insuffisamment réfléchies et mûries ou rapidement abandonnées. Il déplorait également qu’il donnât sa confiance à des gens qui ne la méritaient pas et qui exploitaient sa charité. De ce fait, leurs relations furent parfois pénibles, d’autant que M. Remillieux, contraint de faire appel à lui pour combler les déficits de la paroisse, avait, en face de lui, un complexe de timidité. » 445

L’anticapitalisme, nourri de tradition franciscaine, qui poussait Laurent Remillieux à clamer son refus de laisser la bourgeoisie soutenir financièrement l'œuvre missionnaire orientée vers la conquête de la classe ouvrière, n’avait pu éluder la présence des bienfaiteurs, dont il sollicitait en fait lui-même le recours. L’inorganisation, voire l’imprévoyance, dont l’accusait Simone Carlhian, étaient des traits de sa personnalité soulignés souvent par d’autres témoins, qui préféraient cependant, pour leur part, parler d’ardeur et d’audace apostoliques ou d’inspiration surnaturelle. Victor Carlhian raisonnait en gestionnaire car c’était à lui de redresser la barre quand le risque pris par l’abbé Remillieux mettait en danger toute l’entreprise et, même s’il se contentait d’évoquer, dans le témoignage envoyé à Joseph Folliet, son désaccord face aux méthodes employées par le prêtre, on sentait sa retenue, puisqu’il précisait, dans une lettre qui accompagnait son témoignage, qu’on ne pouvait tout dire ni tout écrire 446 .

La discrétion de Victor Carlhian comme son effacement progressif au fur et à mesure que les questions liturgiques prenaient le pas sur les autres dimensions de l’apostolat paroissial expliquaient aussi les silences des années 1940 sur son soutien financier. Son témoignage est ainsi corroboré par celui de son fils, Louis Carlhian, que j’ai rencontré pour la première fois le 11 avril 1992. Ce dernier dénie tout rôle de Victor Carlhian dans l’orientation de la paroisse dès la fin des années 1930, mais certifie que l’aide financière de son père avait duré au moins jusqu’à la guerre 447 . Il avance cependant que l’abbé Remillieux avait désiré prendre une indépendance « totale » et qu’il avait réussi à constituer autour de lui « un petit cercle d’hommes de bonne volonté », vers qui il se tournait en cas de besoin. Les souvenirs du plus jeune des fils Carlhian ne remontent guère en fait à la période antérieure aux années 1930. Des temps de la fondation, il ne sait que ce que la mémoire familiale lui a transmis ou ce qu’il a lu. Joseph et Françoise Remillieux, neveu et nièce de Laurent Remillieux, ont à leur tour évoqué, quand je les ai interrogés sur les relations de leur oncle avec Victor Carlhian, les différends financiers qui maintenaient une tension entre les deux hommes 448 . Joseph Remillieux définit Victor Carlhian comme le « représentant financier » des affaires paroissiales et signale les heurts récurrents provoqués par son exaspération face au mépris de l’argent affiché par Laurent Remillieux. Le thème revient par deux fois au cours de l’entretien et les deux témoins s’accordent sur « l’obsession de l’argent » qui caractérisait leur oncle et, aussitôt, mettent en lien cette obsession avec l’histoire familiale. Selon eux, « l’esprit de pauvreté » était une véritable philosophie familiale, développée en réaction contre la bourgeoisie lyonnaise. Plutôt que d’expliquer ces sentiments par une spiritualité franciscaine ou de réfléchir sur l’histoire sociale de la famille, ils enchaînent sur le souvenir de l’appartenance des arrière-grands-parents à la Petite Eglise, une « branche janséniste du catholicisme, interdite par Rome ». Dans tous les cas, les témoignages recueillis auprès des membres des familles Remillieux ou Carlhian se focalisent sur les discordes et les aspects négatifs de la question financière, tandis que les récits des anciens paroissiens se concentrent sur le système de la « Vie de l’âme ». Quand on leur pose la question, les fidèles de l’abbé Remillieux affirment ne jamais avoir soupçonné les interventions financières de Victor Carlhian 449 . On pourrait mettre cette ignorance sur le compte de leur jeunesse au moment des faits. Mais le témoignage anonyme d’une paroissienne, envoyé à Joseph Folliet dans les années 1950, entretient la même certitude 450 . Centrés sur le problème des écoles, les propos rappellent les difficultés financières menaçant le maintien des écoles privées, qui ont couru tout au long des années 1920 et jusqu’à la fermeture des classes lors de la décennie suivante.

‘« Pour ne pas fermer ses classes “ il aurait fallu ” nous dit-il “ organiser des quêtes, des kermesses, tendre la main…” Il voulait garder son indépendance totale et ne pas se mettre sous la “coupe” des industriels. Son immense souci du sacerdoce du Prêtre ne put se résoudre à quémander. »’

Les remarques sont en totale contradiction avec celles de Louis Carlhian, mentionnant « les appels de fonds » envoyés par l’abbé Remillieux à son père, puis aux « hommes de bonne volonté » qu’il avait réussi à regrouper autour de lui. Le témoignage de la sacristine, Mlle Clerc, souligne tout à la fois les difficultés d’argent parfois insurmontables, dues à des décisions inconsidérées, et le pointillisme de l’abbé Remillieux, refusant d’ « avoir de l’argent d’avance », « ne cach[ant] absolument rien aux paroissiens ».

L’exemplaire de L’Etincelle du premier décembre 1928 comportait en dernière page une rubrique intitulée « Entre nous, à Notre-Dame Saint-Alban », composée de deux articles signés de « Votre curé » et traitant de questions financières. Leur seule existence démentait déjà les propos du père Chéry. De plus, leur contenu s’inscrivait à l’encontre de l’image idyllique et consensuelle que donnerait des changements introduits dans la paroisse par le curé de Notre-Dame Saint-Alban. Il renouait par contre avec les méthodes et les traits de la personnalité de Laurent Remillieux qui ont été analysés dans le chapitre consacré au récit de ses jeunes années.

‘« “ VIE DE L’ÂME ”. – Combien ont passé à l’église pendant le mois de novembre qui s’achève ? Je ne sais. Je sais seulement que l’église fut plus fréquentée en novembre qu’en octobre.
Combien sur ce grand nombre ont songé qu’ils étaient chez eux et que par la « Vie de l’âme » ils devaient contribuer aux dépenses de la famille spirituelle dont nous sommes tous membres ? […]
Combien, je le demande encore, ont songé à la “ Vie de l’âme ” ? Elle n’a donné ce mois que 2500 francs. Si beaucoup ont une conscience et savent le montrer, beaucoup aussi ne réfléchissent pas. Ils sont parasites sans le savoir. C’est laid cela. Quels sont ceux, familles ou individus, jeunes gens, jeunes filles, qui n’ont encore jamais pris une enveloppe pour y insérer ce qu’ils doivent consacrer à la Vie du Foyer de Lumière qu’est leur église ? Qu’on ne s’y trompe pas, c’est une question de justice.
Pendant la “ Quinzaine sociale ”, on nous a parlé beaucoup de Justice. Je suis persuadé que l’on aura compris et que le nombre de ceux et de celles qui se refusent absolument à être des parasites s’augmentera brusquement. Ainsi, je l’espère, nous aurons bientôt régulièrement nos 4000 francs par mois. Quand nous ne les avons pas, nous sommes obligés de mendier ailleurs. Mendier, alors que l’on pourrait se suffire ! Quelle horreur !
Sous le regard de Dieu et de sa conscience, on glissera sa petite enveloppe dans la boîte de l’église. “ Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite ”. Ce geste a une grosse valeur. Il assure la victoire de l’esprit sur ce qui est matériel. Comme ce geste est nécessaire dans notre pauvre société qui se paganise.
Combien faut-il donner ? C’est affaire à chacun. Chacun connaît les frais auxquels devrait faire face la “ Vie de l’âme ”, 4000 francs par mois : chacun connaît ses ressources. Ainsi les données du problème sont complètes. A chacun de les résoudre.
Paresseusement, vous aimeriez que l’on vous taxe ? Je prétends que ce serait beaucoup moins bien :
1° Parce qu’on vous dispenserait de réfléchir, ce qui est un mal ;
2° Parce que les taxes portent uniformément sur tout le monde. Alors en fait, en égard à leurs ressources, les pauvres donneraient beaucoup plus que les riches. Ce n’est pas cela que vous voulez. Allons ! Avant tout n’aimez-vous pas la justice ? Mais pour la réaliser, il faut faire un effort ; vous le ferez.
Cette question est intéressante : j’y reviendrai. » 451

Les propos étaient offensifs, le langage direct, et la tendance à culpabiliser ceux qui ne répondaient pas aux besoins de la paroisse et aux exigences de son curé, très nette. On retrouvait cette tendance dans d’autres appels sollicitant des contributions financières pour des projets sortant du quotidien. Ainsi, un supplément à L’Etincelle, daté du 17 février 1929, offrait en exemple « trois petits enfants, Jean, Louis, Paul, 8, 6, 4 ans » qui avaient vidé leur tirelire et avaient remis 30 francs à leur curé, pour aider un jeune homme de Notre-Dame Saint-Alban à se rendre à Rome, pendant la semaine de Pâques, au pèlerinage de la Jeunesse française. Après avoir insisté sur le fait que les enfants avaient donné « tout leur argent », Laurent Remillieux posait par leur intermédiaire une dernière question :

‘« Est-ce qu’une grande personne ne pourrait pas parachever la somme ? Mais immédiatement car la dernière limite d’inscription est dimanche 24 février. »’

La rupture de ton qu’imposait la dernière phrase enlevait à l’anecdote son côté bon enfant.

Le discours qui reprenait à l’anticléricalisme son thème social était lui aussi récurrent. Laurent Remillieux utilisait la disparition de L’Etincelle pour démontrer la pauvreté d’un clergé partageant les conditions socio-économiques de ses paroissiens, égratignant à l’occasion une nouvelle fois les préjugés de la bourgeoisie. Le propos aboutissait à la promesse d’une Eglise délivrée du joug de l’argent.

‘« Comme j’ai regretté que notre pauvreté – des riches la traiteraient de sordide – nous empêchât de continuer […] Ah ! je vous assure que les “ curés ” n’ont pas d’argent. Je suis un curé. Si j’avais eu un peu d’argent j’aurais fait imprimer tant de choses, tant d’idées qui se présentaient à mon esprit, idées que j’aurais voulu vous livrer simplement pour votre plus grand bien. […]
Vous avez des soucis d’argent ; nous aussi. Vous êtes obligés de compter avec le pauvre pain quotidien, nous aussi. […] J’en sais quelque chose !
Vous aimez la justice ; nous aussi. […] Vous aimez la Fraternité ; pour le coup, nous aussi ! Nous sommes tous semblables devant la mort, tous semblables devant la souffrance. […]
Nous ne sommes les ennemis de personne. Comme N.S. Jésus-Christ, nous n’abhorrons qu’une chose, c’est l’hypocrisie. Prétendre servir les autres en édifiant sa propre fortune, c’est effrayant. » 452

Le texte a été dactylographié par une secrétaire de Joseph Folliet, qui avait éliminé de l’original certains passages. Les raccourcis interdisent de saisir l’ensemble de l’argumentation, censurent peut-être des éléments intéressants, mais les phrases conservées demeurent signifiantes. Parfois, Laurent Remillieux allait encore plus loin dans cette démarche. Pour prouver sa solidarité avec le milieu ouvrier qu’il désirait ramener à l’église, il n’hésitait pas à mettre en accusation les autres cadres paroissiaux et leur attitude inconsidérée face aux dépenses communes.

‘« J’ai été “atterré” par les chiffres de consommation de gaz, soit à la maison d’œuvres, soit au presbytère. On a essayé de m’expliquer. […] Mon âme de “travailleur” n’est pas satisfaite. Dans une famille de trois ou quatre personnes où la consommation mensuelle du gaz s’élèverait à cent francs, je me demande sur quelle base il faudrait calculer un budget.
Que les mères de famille fassent écho à ma plainte ! Elles ont plus de pouvoir que moi. Passer mon temps à contrôler des choses de ce genre serait contraire à mon devoir. » 453

Le souci d’économie de Laurent Remillieux était tout aussi louable que son esprit de pauvreté et ses dispositions à l’ascétisme, dont se sont toujours portés garants les témoins de son quotidien. Ses propres erreurs n’avaient cependant pas été rendues publiques, alors qu’elles avaient grevé beaucoup plus dangereusement le budget paroissial. Une affaire d’escroquerie, dont il fut victime en 1931, a marqué la mémoire de ses proches et c’était à elle que pensait en partie Simone Carlhian pour justifier la colère de son père envers les imprévoyances de Laurent Remillieux. Le témoignage de la sacristine évoquait quant à lui, de façon sibylline, un concert de la Garde Républicaine qui s’était soldé, en 1930 ou 1931, par une dette de trente mille francs et l’intervention du député radical de la circonscription, Paul Massimi, qui était venu apporter son aide au curé de Notre-Dame Saint-Alban. Le concert était en fait lié à un détournement d’argent, dont Laurent Remillieux ne fut pas la seule victime. L’histoire de cet escroc qui avait soutiré de l’argent au prêtre, dont la prodigalité était souvent sans méfiance, et qui avait obtenu de lui la gestion d’une caisse de secours, mise en place par un comité veillant à soutenir les chômeurs pendant la grande dépression, traîne dans de nombreux témoignages et elle est reprise par Joseph Folliet 454 . L’escroquerie eut raison du Comité de secours aux chômeurs du quartier. Le biographe de Laurent Remillieux avouait les conséquences désastreuses de l’affaire sur son apostolat (il s’en trouverait « longtemps embarrassé et obscurci ») et sur le budget paroissial (la paroisse se retrouvait criblée de dettes). Mais le jugement était empreint d’indulgence.

Les difficultés à rassembler la somme nécessaire au fonctionnement paroissial, qu’indiquait l’extrait de L’Etincelle cité, semblaient devoir être mises en rapport avec la nouveauté du système. Changer les usages requérait un temps d’adaptation et le changement était certainement plus récent que l’anecdote qui a ouvert le développement ne voulait bien le dire. La copie d’un extrait du bulletin paroissial du 9 mars 1924 signale qu’aurait lieu, à toutes les messes et au salut, la « quête pour les Pardons du Carême », dont le produit aidait à l’entretien des élèves des petits et grands séminaires du diocèse. Laurent Remillieux précisait qu’on permettait ainsi « aux enfants et aux jeunes gens appartenant à des familles sans fortune d’accéder au sacerdoce », dans l’imitation du « Christ qui voulut être pauvre ». Il concluait qu’il aurait été « monstrueux » d’obliger le Christ « à ne s’adresser qu’à des riches de ce monde pour perpétuer la fonction divine du sacerdoce ». La copie d’un autre bulletin daté du 17 janvier 1926 nous incite encore à penser que la « Vie de l’âme » n’était pas en place à cette date. Laurent Remillieux y mentionnait en effet « les dernières quêtes », pour dénoncer l’indélicatesse de paroissiens qui avaient « donné plusieurs francs de monnaie entièrement démonétisée ». Le texte avait débuté par un avis informant « les membres de la famille paroissiale » de bien vouloir « inscrire à leur budget un titre nouveau : “Vie de l’âme” », et leur recommandait de faire « parvenir chaque mois au presbytère, sous enveloppe fermée, la somme qu’elles auraient fixée ». Les besoins de la paroisse étaient alors chiffrés à 2500 francs. Le système correspondait à un souci de justice sociale, dont se réclamerait Laurent Remillieux tout au long des années suivantes. C’était cet argument qu’il valorisait d’ailleurs dans l’article de L’Etincelle de décembre 1928. Et le procès-verbal de la visite pastorale effectuée en 1930 en confirmant, en ce qui concernait la rubrique « denier du clergé », que « la quête n’[était] pas faite dans toutes les familles pour un motif apostolique », sous-entendait les pratiques particulières de la paroisse. Si la formule « Vie de l’âme » était reprise dans un paragraphe toujours consacré aux ressources paroissiales, le procès-verbal ne l’explicitait pas et il s’en tenait même au terme de quête. De toutes les façons, toutes les méthodes traditionnelles n’étaient pas encore abandonnées par l’abbé Remillieux, qui se félicitait par exemple, en 1928, toujours dans le même numéro de L’Etincelle,du succès de la vente de charité, animée par des catholiques n’appartenant pas forcément à la paroisse.

‘« VENTE DE CHARITE. – Hélas ! nous en avons besoin encore. Nous en aurons peut-être longtemps besoin. Si elle n’existait pas, il faudrait la créer, car elle nous est indispensable pour vivre.
Beaucoup de personnes chrétiennes ont travaillé. Qu’elles habitent autour de notre centre ou qu’elles viennent de loin, nous les remercions toutes également.
La Vente a produit, cette année, un peu moins que l’année dernière. Malgré une gestion scrupuleuse, nous sommes toujours en dettes. Faut-il dire “ hélas ! ” Nous nous confions à la Providence et nous marchons notre chemin. » 455

Enfin, Laurent Remillieux était obligé de convaincre ses paroissiens du bien-fondé de la quête organisée pour le denier du clergé, que certains confondaient avec la somme versée pour la « Vie de l’âme ». Au total, vues de l’extérieur, les sollicitations apparaissaient toujours aussi nombreuses et la nouvelle forme qu’avaient prises les quêtes en protégeant l’anonymat des donateurs ne dispensait pas le curé de la paroisse de tancer les paroissiens qui ne répondaient pas à ses sollicitations. Le désir de Laurent Remillieux d’échapper aux contingences matérielles, l’idéal sans cesse proclamé et les tentatives de le mettre en pratique ne pouvaient esquiver la confrontation avec les réalités du fonctionnement paroissial et ses besoins financiers incontournables.

Avec la dépression, les difficultés financières s’accrurent. Les quelques bulletins paroissiaux retrouvés pour le début des années 1930 nous apprennent qu’au printemps 1932, la parution de L’Etincelle était déjà interrompue. La feuille paroissiale, réservée désormais aux seuls pratiquants assidus et donc distribuée dans des proportions très réduites, rendait compte des conditions économiques. Celle du 29 mai au 5 juin 1932 publiait un tableau comparatif des sommes versées pour la “Vie de l’âme” pendant les cinq premiers mois de 1931 et de 1932. La moyenne mensuelle s’élevait à 2611,89 francs en 1931 et à 3005,55 francs en 1932. Comme le constatait Laurent Remillieux, le total avait progressé en dépit de la crise, peut-être en raison d’une augmentation du nombre des familles versant une contribution. Il restait cependant inférieur aux quatre mille francs demandés en 1928 et qui s’étaient transformés en 6000 francs en 1932 456 , et encore cette somme ne reflétait que les besoins des écoles. C’était aussi dans ce contexte que l’abbé Remillieux regrettait, en février 1932, de ne pouvoir compter sur une seconde séance de Notre-Dame de la Mouise, qui aurait permis de récolter quelques milliers de francs, qu’on avait déjà imaginés destinés à rembourser un emprunt contracté en janvier, et que, « pour ne pas qu’il y [eût] de malentendu », il précisait à ses paroissiens qui auraient le désir d’assister à la représentation donnée à Villeurbanne, que le bénéfice de la séance ne revenait pas cette fois à Notre-Dame Saint-Alban. Car les dettes de la paroisse s’alourdissaient. Le curé les évoquait dans tous les bulletins paroissiaux, en expliquant la nécessité dans laquelle il se trouvait d’avoir recours à des emprunts successifs, sans cependant ramener le problème à la réalité de l’escroquerie qui avait rendu la situation catastrophique.

Laurent Remillieux gérait sa paroisse comme avaient été gérés, avant la guerre, les comptes familiaux, dans le désordre des générosités, des imprudences et des emprunts et au milieu des difficultés inhérentes à la situation. Le deuxième chapitre a livré plusieurs des clés qui permettent de comprendre le rapport qu’il avait noué à l’argent pendant le temps de sa jeunesse et qu’il avait en partie reporté sur l’administration de la paroisse dont il exerçait la charge curiale. Comme au sein de sa famille, il était investi de l’autorité et du pouvoir de décision qui lui permettait d’agir comme il l’entendait. Mais le développement sur les aspects financiers de la rénovation paroissiale a surtout démontré les ambiguïtés et les contradictions d’un projet qui restait attaché à l’utopie missionnaire. Son évolution était indissociable des réformes que tentaient de promouvoir les défenseurs de la paroisse missionnaire et les membres du Centre de Pastorale Liturgique. Les bulletins paroissiaux diffusés après la Deuxième Guerre mondiale annonçaient avec fierté aux paroissiens que les audaces de Notre-Dame Saint-Alban étaient désormais reconnues sur le plan national. La Semaine religieuse et familiale du 17 au 24 mars 1946 racontait la visite faite par Laurent Remillieux au cardinal Liénart à Lille.

‘« En ce moment même il est préoccupé par la grosse question « L’Eglise et l’argent ». Il a demandé à ses prêtres de faire des essais. Plusieurs événements qui se sont passés dans le diocèse de Lille l’y ont contraint. Je ne crois pas faire erreur en disant que parmi les diocèses de langue française nous avons été les précurseurs : c’est le mot même dont il s’est servi en me demandant des explications. » 457

Les efforts que l’abbé Remillieux poursuivait depuis la fin des années 1920, justifiés par les interventions épiscopales et les mouvements lancés par les réflexions liturgiques, pouvaient prendre un nouvel élan. La gestion des questions financières dans sa paroisse adoptait une orientation plus drastique. Mais, même sur le thème qui a le plus sûrement contribué à la réputation glorieuse de Notre-Dame Saint-Alban, on aura montré que la prudence s’impose à l’historien voulant retracer la chronologie des réalisations et expliquer les significations des changements. Dans les discours, le souci d’évangélisation de la population ouvrière se mêlait au souci de retrouver une vérité ecclésiale : il s’agissait de « remplacer le paiement par l’offrande », une offrande faite à Dieu par les fidèles, Dieu recevant les honoraires des messes comme une offrande reversée à ses prêtres. Il était cependant incontestable que Laurent Remillieux, en insistant sur les financements par souscription et les dons anonymes, en évitant de mettre en évidence la générosité de quelques bienfaiteurs, selon la terminologie habituelle, tentait de renouer le lien, social et religieux, avec une classe sociale dont l’anticapitalisme avait nourri l’anticléricalisme.

En dernier ressort, la renaissance liturgique qui apparaît dans les textes de Laurent Remillieux, au premier abord, comme un moyen de la rechristianisation, une méthode, un outil pédagogique, reste étroitement associée aux changements qu’implique la nouvelle gestion de la question financière.

‘« Notre devoir est de nous instruire des conditions auxquelles est soumise la rechristianisation possible, notre devoir, pour citer un détail d’importance, devoir qui relève de la Charité fraternelle, est de ne plus exiger à l’église ce qui élève ou maintient une barrière de préjugés entre nos frères et nous, de ne plus réclamer, par exemple, certains atours mondains aux mariages et aux funérailles, choquant non seulement nos frères ouvriers, mais tous ceux qui ont conservé quelques traces de sens chrétien. » 458

La disparition de la mondanité des cérémonies était censée établir des relations égalitaires au sein de la communauté paroissiale. Le déroulement de la cérémonie entourant la communion solennelle des enfants âgés de douze ans se calquait sur cette volonté. Une lettre prévenait les parents que le seul vêtement qui convenait était « une robe de baptême fournie par la paroisse ». La simplicité prévalait lors des communions solennelles changées en « renouvellement des promesses du baptême » : les beaux costumes, l'ambiance de fête profane s'effaçaient devant le dépouillement des aubes. L’insistance du curé à intégrer les cérémonies de mariage et de baptême dans la célébration de la messe dominicale, à une heure matinale, disait aussi la similitude du traitement appliqué à tous les paroissiens.

Mais la double exigence de rechristianiser les ouvriers et de revenir à la vérité du christianisme troublait dans les faits la perspective missionnaire affichée. Au terme de ce développement sur les problèmes de la rénovation paroissiale, on peut assurer que la renaissance liturgique ne devait pas être vraiment entendue comme un moyen de la reconquête catholique en milieu ouvrier, mais qu’elle était devenue une fin en soi, l’expression d’un christianisme « vrai », dont la communauté paroissiale de Notre-Dame Saint-Alban fournissait un modèle. Certes, Laurent Remillieux redisait toujours à sa façon les espoirs des participants des journées d’études de Vanves de 1944, où l’on avait estimé « qu’une renaissance liturgique [était] une condition essentielle d’une renaissance chrétienne » 459 . En lisant Paul Doncœur qui montrait que, dans la grande majorité des paroisses, « la liturgie ne coïncid[ait] plus avec l’évangélisation contrairement à la situation d’un “temps de chrétienté” » 460 , il était légitime de voir en Notre-Dame Saint-Alban l’un des centres fervents qui avaient su échapper à la routine mondaine. La paroisse de l’abbé Remillieux n’allait-elle pas à l’encontre de cette « non-renaissance liturgique [qui] entraînerait inévitablement une pire déchristianisation » ? Ne portait-elle pas vers l’extérieur le témoignage d’un christianisme exigeant et généreux, vécu dans l’absolu de la foi. Pourtant, si l’on suivait le raisonnement de Paul Doncœur jusqu’à son terme, il fallait classer Notre-Dame Saint-Alban, certes parmi les exceptions, mais surtout parmi les centres qui « présent[aient] un danger, celui d’inscrire l’effort uniquement au niveau d’une élite » 461  . La relation que Laurent Remillieux proposait, en 1936 déjà, de la cérémonie « idéale » d’un baptême confortait la suspicion, même si les initiatives avaient dépassé le cadre « aristocratique » 462 des tout débuts du mouvement liturgique.

‘« Dès le début, nous avons essayé d’entourer le baptême d’une solennité familiale qui en facilite la compréhension. La plupart des chrétiens n’ont jamais eu dans les mains un rituel. Depuis quelques années, autour de la renaissance de la liturgie, on a essayé d’en donner quelques traductions. C’est encore bien embryonnaire. Or, la notion du baptême est fournie par le texte même du rituel.
Pourquoi ne pas rappeler à la foule et aux parents […] le soin qu’apportait l’Eglise des premiers âges à l’initiation des catéchumènes ?
Les assistants sont toujours étonnés et charmés.
L’entrée dans le baptistère, la remise du vêtement blanc, l’insistance avec laquelle l’Eglise écarte l’esprit mauvais, l’insistance plus grande encore avec laquelle elle exige du candidat au baptême une volonté précise d’accepter toutes les transformations de la vie qu’il implique, frappent les fidèles. Si l’on donne aux cérémonies le caractère de solennité qui leur convient, plus que la meilleure prédication, elles leur inspirent une idée très haute de l’âme de l’enfant devenu par la grâce l’habitation de Dieu. »’

Les efforts pour rendre intelligible le rituel n’étaient pas envisagés en dehors de la volonté de le ramener à une authenticité originelle, à une « pureté », qui exalterait la relation du chrétien à Dieu et la redéfinirait selon les critères du catholicisme le plus exigeant. Plus que convertir l’incroyant en lui apportant la foi dans le Dieu chrétien, il s’agissait de convertir le baptisé à l’accomplissement de sa foi. Laurent Remillieux transposait bien à l’intérieur du cadre paroissial ce qu’il vivait avec les Compagnons de Saint-François et les autres milieux militants.

Notes
420.

Texte écrit par Laurent Remillieux, cité par J. Folliet in Le Père Remillieux…, op. cit., p. 66-68.

421.

J. Folliet in Le Père Remillieux…, op. cit., p. 167.

422.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 21-22.

423.

Paroisse, communauté missionnaire, op. cit., p. 20.

424.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 29.

425.

Ibid., p. 29-30.

426.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 31-33 et R. Flacelière, Renaissance liturgique et vie paroissiale, op. cit., p. 49-52.

427.

Dans la bibliographie qui suit le chapitre en question, le père Chéry note d’ailleurs l’étude de Mgr Alfred Ancel, supérieur du Prado, La Pauvreté du prêtre d’après la vie et les écrits du Vénérable Antoine Chevrier, qu’il a consulté avant sa publication en 1946 par E. Vitte.

428.

Laurent Remillieux signale dans le double des registres paroissiaux sa participation, en janvier 1944, aux journées d’études du Centre de Pastorale Liturgique, pour expliquer son absence de la paroisse. Acte de sépulture n° 18, 18 janvier 1944 : « La famille du défunt réside à Paris. La messe des funérailles a été célébrée à Paris où je me trouvais la semaine suivante pour les Journées liturgiques de Vanves. » Acte de sépulture n° 25, 25 janvier 1944 : « Je n’ai pas pu faire les funérailles ; j’étais à Paris aux Journées d’Etudes du Centre de Pastorale Liturgique. »

429.

Dominique Avon, Paul Doncœur S.J. (1880-1961). Splendeur humaine et grandeur française par un christianisme intégral ?, op. cit., p. 617.

430.

« Un peu d’histoire », texte signé « Le “ Père ” », La Semaine religieuse et familiale, décembre 1944, p. 4-5.

431.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 14.

432.

Communauté et religion par le pasteur J. Jousselin, le laïc orthodoxe L. Zander et les clercs catholiques A.-Z Serran, L. Lebreton, H. de Lubac, Laurent Remillieux, etc., Paris, Presses universitaires de France, 1942, 64 p.

433.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 37.

434.

Ibid., p. 134.

435.

Témoignage recueilli par Joseph Folliet, non daté, Papiers Folliet conservés au Prado.

436.

Passage sélectionné par Joseph Folliet, copie conservée dans ses papiers du Prado.

437.

Copie d’un extrait du bulletin paroissial de Notre-Dame Saint-Alban, numéro du 17 janvier 1926, Papiers Folliet au Prado, Carton Père Remillieux 3.

438.

Copie d’un extrait du bulletin paroissial de Notre-Dame Saint-Alban, numéro du 4 mars 1928, Papiers Folliet au Prado, Carton Père Remillieux 3.

439.

Ibid.

440.

Le père Chéry précise que les comptes sont rendus publics aux seuls pratiquants par l’intermédiaire du bulletin hebdomadaire polycopié, La Semaine religieuse et familiale. « Le bulletin paroissial proprement dit, celui qui est conçu comme un instrument d’apostolat et destiné à la masse, était un imprimé “ L’Etincelle ”, où il n’était jamais question d’argent. », p. 31.

441.

H. Ch. Chéry, O.P., Communauté paroissiale et liturgie…, op. cit., p. 33.

442.

Ibid., p. 41.

443.

Ibid., p. 33.

444.

Ibid.

445.

M. Villain, Victor Carlhian, Portrait d’un précurseur, op. cit., p. 146.

446.

Lettre de Victor Carlhian à Joseph Folliet, datée du 4 mars 1952, Papiers Folliet, Carton « Père Remillieux », Prado.

447.

Témoignage de Louis Carlhian recueilli le 11 avril 1992 à son domicile parisien.

448.

Témoignage recueilli le 4 avril 1992 au domicile de Joseph Remillieux, à Oullins.

449.

Un ancien paroissien, Joseph Charlas, a clairement rejeté la prépondérance de Victor Carlhian et de sa famille dans le financement de la paroisse. Entretien du 20 mars 1992.

450.

Témoignage anonyme, papiers Folliet, Carton « Père Remillieux », Prado.

451.

L’Etincelle, n° 15, 1er décembre 1928, p. 59.

452.

Copie d’un extrait de L’Etincelle, daté de décembre 1936, Papiers Folliet, Carton « Père Remillieux », Prado.

453.

Copie d’un extrait de la Semaine religieuse et familiale du 14 au 21 mars 1937, Papiers Folliet.

454.

J. Folliet, Le Père Remillieux…, Op. cit., p. 104-105.

455.

L’Etincelle, n° 15, 1er décembre 1928, p. 59.

456.

Feuille paroissiale du 14 au 21 février 1932.

457.

Copie conservée parmi les Papiers Folliet.

458.

Ibid., p. 209.

459.

Paul Doncœur, « Chronique Liturgique. Les journées d’étude de Vanves », Cité Nouvelle, 10-25 mars 1944, p. 340.

460.

D. Avon, Paul Doncœur S.J. (1880-1961)…, op. cit., p. 618. Commentaire de l’article de P. Doncœur cité précédemment.

461.

Ibid., p. 622.

462.

Ibid., p. 622.