De la Maison des Jeunes à la Maison Sociale : l’introduction du travail social à Saint-Alban

Dès ses débuts, la Maison des Jeunes provoquait une rupture avec le projet d’association de Victor Carlhian. Jusqu’en 1929, elle accueillit les paroissiens et seconda l’abbé Remillieux dans l’organisation d’activités culturelles ou d’animation de groupes d’enfants, suivant en cela une orientation très paroissiale. Le témoignage d’une des laïques qui travailla pour la Maison Sociale dans la période suivante le dit nettement.

‘« Au début, ce n’était même pas un service social, c’était une paroisse avec ce qu’on appelait la Maison des Jeunes qui était une maison qui appartenait aux Carlhian. » 469

Certaines laïques étaient par ailleurs impliquées dans d’autres œuvres paroissiales. Thérèse Rivollier et Emilie Remillieux, la jeune sœur de l’abbé Remillieux, assuraient notamment les cours d’enseignement secondaire de l’établissement privé qui accueillait les jeunes filles, d’abord rue Montvert, puis impasse Valensaut. Ces Cours supérieurs prolongeaient l’enseignement primaire et préparaient aux divers baccalauréats comme aux brevets et autre examen spécial désiré. Dans le témoignage de Georgette Primet, cette école secondaire, devenue plus tard le cours Pierre Termier, apparaissait aussi, à l’égal de la Maison des Jeunes, comme « une œuvre… un moyen d’évangélisation pour le quartier ». Un document intitulé « Comment est née la Maison Sociale de Monplaisir – Lyon 7e » précise que les activités se mirent en place progressivement à partir de 1919, sous la direction d’Ermelle Ducret 470 . Elles s’adressèrent d’abord aux petites filles et formèrent le pendant du patronage pour les garçons, animé par le vicaire de la paroisse, l’abbé Colin. Des jeux et un Guignol assuraient leur succès. Elles se tournèrent ensuite vers les adolescents dans le cadre d’une école du soir qui se donnait pour objectif la lutte contre l’illettrisme, dont le développement était donné comme une conséquence de la guerre. En 1921, la Maison des Jeunes créait des cours professionnels, post-scolaires, qui avaient lieu le samedi après-midi, le dimanche matin, le soir après le travail : cours de français, de calcul, de sténo-dactylo, d’anglais, de dessin, de coupe, de mode, de gymnastique reprenaient les bases d’un enseignement primaire et offraient un large éventail de formation intellectuelle ou pratique. La bibliothèque ouvrit la même année et s’imposa rapidement comme le fer de lance de l’action culturelle. Les cercles d’études pour les jeunes filles étaient fondés en 1922 et ils se placèrent aussi sous la responsabilité des laïques de L’Association. Les sujets exploraient divers domaines du catholicisme social, touchant à la vie professionnelle, au développement du travailleur ou encore à la dignité de la personne humaine. Trois ou quatre fois par an, des promenades artistiques attiraient les participants hors de Notre-Dame Saint-Alban. La fondation d’une compagnie de Guides, en 1922 toujours, est citée dans ce cadre. En 1924, « L’Aide aux Mères » venait réconforter la mère de famille dans son foyer, par un partage des travaux ménagers et des soins donnés aux enfants, dans certains moments critiques de la vie familiale, au cours d’une maladie ou lors de la naissance d’un enfant par exemple. Dès 1921 d’après le document, une consultation médicale fut ouverte pour les nourrissons, les enfants et les adolescents du quartier : quelques années plus tard, soixante mères de famille faisaient suivre leurs bébés.

Le témoignage que Simone Carlhian, la fille aînée de Victor Carlhian, a confié à Maurice Villain révèle la déception de son père face aux évolutions et aux divergences qui, après les déconvenues qu’il avait rencontrées auprès de Laurent Remillieux, touchaient encore une fois son projet initial. Du projet à sa réalisation matérielle, le cheminement avait été long et conflictuel. Les desseins de Victor Carlhian se heurtaient constamment à la personnalité et aux idées personnelles des autres protagonistes. Déjà, l’idée d’une éducation de jeunes orphelins de guerre, parallèle à l’évangélisation d’un milieu populaire, double tâche à laquelle auraient dû participer des couples mariés, dont les Carlhian, avait été abandonnée, au profit d’œuvres sociales plus larges.

‘« Ce dernier projet [élever des orphelins de guerre] trouva tant d’obstacles qu’ils préférèrent s’orienter vers les œuvres sociales ouvertes au quartier. […] Leur apostolat fut une suite d’échecs. […] Papa souffrait très vivement de voir la réalité si différente de ses rêves, mais il ne disait rien pour ne peiner personne. Il brûlait de transmettre ses idées, d’instruire. Les cours de Morale qu’il fit pendant longtemps ne répondaient pas toujours aux problèmes que la vie posait avec acuité aux militantes. » 471

Laurent Remillieux ne fut pas plus apte à retenir la Maison des Jeunes et ses laïques dans l’orbite paroissiale. D’abord très proche du groupe et quasiment son seul interlocuteur entre 1919 et 1923, il dut céder la place à d’autres clercs qui assurèrent après lui la formation et la direction spirituelles des laïques. A partir de 1929, ce fut l’abbé Verny qui devint le directeur spirituel du groupe : il réunissait notamment chaque semaine les Associées qui étaient en période de formation et assurait presque toutes les récollections mensuelles. Georgette Primet raconte que le curé de Notre-Dame Saint-Alban, « autoritaire », et qui souhaitait garder le contrôle du groupe et diriger toutes ses activités vers des tâches paroissiales, se heurta très vite à la forte personnalité d’Ermelle Ducret, qui réclamait au contraire la totale indépendance de L’Association vis-à-vis de la paroisse. Le témoin ajoute qu’Ermelle Ducret obtint le soutien de Victor Carlhian dans son opposition à l’abbé Remillieux. Cette opposition ne transparaissait jamais dans les sources qui mettaient en scène Laurent Remillieux et qu’a privilégiées Joseph Folliet pour l’écriture de sa biographie. En dehors des sources produites par les laïques de la Maison Sociale et par la famille Carlhian, elle affleura seulement lors du témoignage recueilli auprès d’une ancienne paroissienne 472 , qui avait fréquenté, petite fille, les activités de la Maison des Jeunes et qui avait ensuite intégré la troupe des Guides. La responsabilité de la mésentente était tout entière rejetée sur la nouvelle dirigeante de la Maison Sociale, Germaine Benoît, alors que les autres sources affirmaient que le conflit existait déjà du temps de la Maison des Jeunes et d’Ermelle Ducret.

D’après Georgette Primet toujours, la cause de ce détachement résidait dans la volonté du groupe de revendiquer sa spécificité laïque et de s’orienter vers un travail plus résolument social, qui lui permettrait de se faire accepter des habitants d’un quartier ouvrier, marqués par l’anticléricalisme de la Troisième République. Les deux femmes interrogées présentent ces habitants comme « pas spécialement chrétiens », avec parmi eux « beaucoup d’anticléricaux », et elles continuent en annonçant que « quelqu’un qui était catholique était un peu suspect ». Mais Georgette Primet laisse aussi entendre qu’il existait, au sein des laïques consacrées, certaines réticences envers les audaces liturgiques introduites par l’abbé Remillieux, sans préciser à quelle période elle se réfère exactement.

‘« En somme, le groupe voulait son indépendance complète. Il y a eu un moment où le père Remillieux n’a plus été responsable au point de vue religieux du groupe. Il y a eu plusieurs prêtres qui ont pris en charge le groupe. Mais enfin, il n’y a jamais eu rupture complète… Tout le monde aimait bien le père Remillieux. Seulement, il y en a qui ne le suivaient pas… Il était tellement en avance sur son époque et quelquefois, il avait tellement des idées un peu… Il fallait suivre… Alors certaines n’étaient pas tout à fait d’accord… Alors il y a eu des petits frottements, c’est vrai… Il n’a plus eu la responsabilité du groupe… Je n’étais pas là à ce moment-là, mais je pense qu’il a cru, et c’était vrai qu’au début ça a été réellement ça, que ce groupe de laïcat était au service de la paroisse. Alors que dans l’esprit de celles qui avaient décidé de faire cette équipe, c’étaient des laïques dans le monde, comme tout le monde, qui travaillaient, qui avaient des responsabilités. » 473

Les membres de L’Association qui résidaient sur le territoire paroissial et travaillaient à la Maison Sociale demeurèrent cependant de fidèles paroissiennes. Celles qui s’étaient engagées dans les écoles paroissiales, au sein desquelles Jeanne Le Gros assumait un poste d’institutrice, et dans le cours secondaire Pierre Termier, comme Emilie Remillieux et Thérèse Rivollier, ne connurent pas la même évolution. Les œuvres scolaires demeuraient en fait dans la sphère paroissiale, tandis que la Maison Sociale avait l’ambition de travailler en toute neutralité religieuse.

Le financement des activités de la Maison des Jeunes et de la vie quotidienne de ses résidentes continuait cependant à être largement assuré par Victor Carlhian, qui observait la même discrétion que pour l’aide accordée à la paroisse. Une des résidentes m’a même confié que, de 1930 à 1960, elle ne l’avait jamais vu à la Maison Sociale et que, hormis les plus anciennes, celles qui étaient là à l’origine du projet, personne ne savait que tout appartenait à « M. Carlhian » et qu’il avait tout financé 474 . La maison qui abrita, au 35 de la rue Volney, les membres de L’Association, après les péripéties dues à la construction de la Faculté de médecine, fut édifiée par les soins de la famille Carlhian tout près de l’église, comme le pavillon social élevé au 63 de la rue Laënnec, ancien chemin Saint-Alban, qui hébergeait les animatrices de la Maison Sociale. La maison de la rue Volney servait de résidence à certaines des laïques, de centre pour tout le groupe qui s’y retrouvait pour des récollections, de lieu de réunions pour leurs cercles d’études. A travers ces deux lieux distincts, le 35 de la rue Volney et le 63 de la rue Laënnec, on lisait la rupture qui se créait entre la vie de L’Association et celle de la Maison Sociale, même si celle-ci avait été fondée puis dirigée par des membres du groupe. Les Associées ne payaient aucun loyer et Victor Carlhian réglait aussi les factures d’électricité et de chauffage et les impôts. Son appui financier était indispensable à la survie du groupe dont beaucoup d’activités étaient bénévoles. Il avait même commencé à verser un salaire aux premières jeunes femmes du groupe. Il se désengagea cependant peu à peu, non seulement parce que d’autres engagements ou obligations l’appelaient ailleurs, mais au fur et à mesure aussi que le groupe de laïques prenait son indépendance et que le centre social s’écartait de ses tâches initiales.

‘« Les premières qui ont commencé, comme Ermelle, Victor Carlhian leur donnait un salaire. Seulement après, il avait six enfants, la vie a changé… […] Ermelle disait “ heureusement, il y avait Mme Carlhian, parce que, parfois, il oubliait de me donner mon salaire ”. Il leur avait demandé si elles acceptaient d’aider le père Remillieux, et en même temps, comme elles avaient quitté leur travail – Mlle Ducret était modiste avec sa mère –, il avait dû leur dire “ je vous donnerai tant par mois ”. Mais après, il n’a pu continuer. Mais il a peut-être toujours continué en donnant un peu d’argent à L’Equipe. A la Maison Sociale, on ne donnait rien pour le local, il payait les impôts, il payait tout, jusqu’à la guerre. » 475

Le groupe, en dehors de cotisations de membres associés sur lesquels nous reviendrons, fonctionnait aussi avec l’argent personnel de ses différents membres. Chacun donnait selon ses possibilités, puis l’argent était réparti selon les besoins. Les bénévoles, qui venaient à la Maison Sociale pour donner un cours ou pour animer une activité ponctuelle, avaient en effet conservé un emploi et un salaire, et le témoin de citer des modistes et des enseignantes. C’était le revenu de leur travail qui était partagé. Seules deux ou trois personnes travaillaient en fait à temps complet pour la Maison Sociale, y vivant complètement. Elles pouvaient aussi compter sur les apports de Jeanne Le Gros, la nièce de Victor Carlhian, qui, issue de la bourgeoisie industrielle, disposait des revenus les plus confortables.

En mars 1928, la Maison des Jeunes fut expropriée par la Faculté de médecine. En octobre 1929, un nouveau pavillon social s’élevait tout près. La même année, Ermelle Ducret tomba malade et elle abandonna la direction de la Maison des Jeunes. On chargea alors Germaine Benoît de la gérance des activités de la nouvelle Maison Sociale. L’édification du pavillon neuf sanctionnait donc un changement à la fois de direction et de dénomination. Le désinvestissement des tâches paroissiales, qui s’était dessiné tout au long des années 1920, se confirma. D’équipe paroissiale, les membres de L’Association impliquées dans la Maison des Jeunes devinrent les responsables d’un centre social. Germaine Benoît, née à Lyon en 1900, avait alors vingt-neuf ans et venait de recevoir une formation de conseillère du travail. Les recensements de 1921 et 1926 la saisissaient au domicile de ses parents, impasse Saint-Alban et celui de 1921 précisait qu’elle était étudiante. Son père, lui aussi originaire de Lyon, était employé dans une maison de soierie et il était inscrit sur les listes électorales du 7e arrondissement. Sa mère venait de Chindrieux, en Savoie, et un petit frère était né en 1910 à Villeurbanne. La grand-mère maternelle était hébergée dans le foyer. En bref, Germaine Benoît était issue d’un milieu de classes moyennes, apparemment bien inséré dans la ville. Son arrivée parmi les laïques de L’Association est très représentative d’une certaine phase de l’histoire du groupe. Ce fut le moment où coïncidèrent le plus fortement les deux réalités de la Maison Sociale et du laïcat féminin. La nouvelle dirigeante de la résidence ne bénéficia cependant pas du salaire offert à Ermelle Ducret par Victor Carlhian. Avant la reprise du centre par la Caisse d’Allocation familiales, qui ouvrait à partir des années 1950 la dernière phase de l’histoire de la Maison Sociale, l’activité professionnelle de Germaine Benoît releva du bénévolat. Ses seules sources de revenu provenaient de l’aide que lui procurait sa famille et de l’argent redistribué par L’Association puis par L’Equipe.

Les activités culturelles façonnées à l’image des autres œuvres paroissiales glissèrent alors vers des services sociaux remplis pour tous les habitants du quartier. Dans le nouveau pavillon social, un groupe de pères de famille utilisa très rapidement une salle, qui servit de local à leur groupement d’achats en commun (le 112e de la ville de Lyon). Dans les années 1930, le groupement associait 70 familles. Les animatrices de la Maison Sociale reprenaient tout de même certaines activités de la Maison des Jeunes. Celles proposées aux enfants et aux adolescents, les cours dans le cadre d’une formation pour adultes, sans oublier la bibliothèque, apparaissaient comme des constantes de leur action. Les colonies étaient désormais installées dans le chalet de L’Alpée à Combloux, en Haute-Savoie, et à Chindrieux. Elles montraient les passerelles qui pouvaient encore exister entre la Maison Sociale et la paroisse, mais aussi des liens peu à peu distendus. Au début seulement, l’abbé Remillieux était présent comme aumônier. Les secrétaires allemandes accueillies à Notre-Dame Saint-Alban participèrent à quelques camps, à Combloux. L’Alpée hébergeait plusieurs groupes durant l’été. Fin août, les membres de L’Association, puis de L’Equipe, se rejoignaient pour une retraite. Mais au mois de juillet, un camp de jeunes travailleuses de dix-huit à trente ans, réunies pendant quinze jours, démontrait la vocation sociale, éloignée des tâches paroissiales, de la Maison Sociale. Toutes les appartenances religieuses étaient acceptées et des incroyantes avaient leur place dans le groupe. C’est ce que Georgette Primet nomme la « neutralité religieuse » de la Maison Sociale. Le témoin insiste sur l’absence d’étudiantes dans le camp de vacances, pour souligner l’orientation populaire de l’action sociale du centre. Au mois d’août, le chalet recevait des enfants et des adolescents de six à vingt ans. L’Association retrouvait là une orientation clairement catholique, puisque les animatrices dispensaient aux colons une formation religieuse. Mais la colonie fut ensuite prise en main par les enseignantes du Cours Pierre Termier, Thérèse Rivollier et Emilie Remillieux, plus proches de la paroisse. « Des gens du quartier » avaient désormais pris l’habitude de fréquenter les cours de la Maison Sociale. L’emploi du terme de quartier tout au long des témoignages de Georgette Primet et de Suzanne Grégy est symptomatique de la distance prise par les résidentes vis-à-vis de la paroisse. Comment savoir si leur public résidait étroitement sur le territoire paroissial ? Ce qui comptait désormais pour elles, c’était la communauté de vie qui s’installait entre les différents habitants des rues environnantes. Hommes et femmes s’inscrivaient aux cours de mode, de couture, de menuiserie, de comptabilité, de lecture, d’écriture, etc. La consultation organisée pour les nourrissons, avec la participation d’infirmières et d’un médecin, retint particulièrement l’attention de Germaine Benoît, au moment où l’équipement médical du quartier était encore réduit. Elle disparut après la mise en service d’une consultation publique au sein de l’hôpital Edouard Herriot. Les laïques de la Maison Sociale créèrent ensuite un jardin d’enfants qui accueillait, d’après Georgette Primet, des enfants de tous les milieux sociaux.

Les premières laïques de L’Association, celles qui s’étaient installées en 1919 près du quartier du Transvaal, avaient d’abord été institutrices ou professeurs de l’enseignement secondaire. Elles ont pu être aussi par la suite secrétaires. Mais les femmes, qui, à travers la Maison des Jeunes puis la Maison Sociale, ont fait évoluer le projet initial jusqu’à le conduire à son terme, étaient infirmières ou assistantes sociales. Deux fils s’emmêlaient dès que l’on essayait de retracer les itinéraires de ces femmes qui alliaient à leur désir missionnaire les tâches d’un service social. Le travail social ne constituait pas seulement une alternative à la mission paroissiale et, si les laïques de la Maison Sociale le pensaient d’abord comme leur participation à la lutte contre les maux de la société, il soutenait aussi leur recherche d’une réalisation personnelle. Les Associées rejoignaient la voie qui s’ouvrait, depuis le début du siècle, à la catholique désireuse de quitter le monde de la famille pour un univers professionnel et, après avoir été surtout des enseignantes, elles aussi contribuaient à « l’invention d’un métier » 476 . Avant 1914 déjà, « l’action sociale [était apparue] comme une issue pour les jeunes filles et jeunes femmes douées d’une forte personnalité, qui [voulaient] échapper aux voies toutes tracées du mariage et du ménage, qui [voulaient] s’affirmer dans une activité autonome » 477 . Le personnage de Germaine Benoît colle à ce portrait type. Au 1er juillet 1954, a été dressée une liste de celles qui étaient de façon officielle, ou avaient été (certaines étaient décédées), membres de L’Association ou de L’Equipe 478 . Le document nous permet de disposer de 23 noms, suivis d’adresses qui renseignent parfois sur le domicile de ces femmes, d’autres fois sur leur lieu de travail. On ne connaît pas, à partir de ces informations, la profession de toutes les laïques consacrées qui figurent sur la liste. Mais à huit reprises au moins, on peut être sûr qu’elles exerçaient comme assistantes sociales ou qu’elles étaient résidentes d’un centre social.

L’évolution des premières Associées au tournant des années 1920-1930 s’inscrivait certes dans les mutations urbaines et sociales qui touchaient le lieu de leur activité. Les services hospitaliers publics et leurs écoles investissaient, au cours de la même période, le nord du territoire paroissial. Certaines des élèves de l’école d’infirmières et d’assistantes sociales qui suivaient un enseignement médico-social, à l’image de Simone Mayery auteur du mémoire exploité dans le chapitre précédent, se mettaient, à partir de cette date, à fréquenter la paroisse. Le diplôme d’infirmière, créé en 1922, leur proposait une spécialisation d’infirmière-visiteuse, en attendant la création d’un brevet spécifique de service social par le décret de 1932 479 . Suzanne Grégy intégrait ainsi l’équipe de la Maison Sociale, après y avoir effectué un stage en 1943. La spécialisation dans le travail social des laïques se vivait en symbiose avec l’environnement particulier du Transvaal. Mais pour Georgette Primet, le décalage chronologique en faveur de la Maison Sociale est essentiel.

‘« C’était un début, parce que les Maisons Sociales n’existaient pas à Lyon, on ne parlait pas de service social à ce moment-là. L’école du service social n’était pas ouverte. La première école a été ouverte en 1934. La Maison Sociale a ouvert en 1929. » ’

Plus que son contexte local, c’était le contexte religieux de la création de la Maison Sociale qui retenait l’attention de nos deux témoins, celui qui leur permettait de replacer l’expérience lyonnaise à l’échelle du catholicisme français.

‘« (Georgette Primet) C’est Mlle Benoît qui a commencé. Mlle Ducret était à la Maison des Jeunes, elle est tombée malade. Et Mlle Benoît qui était toute jeune, elle avait 28 ans, a pris la succession. Mais avant, on l’a envoyée à Paris – c’est comme cela qu’elle a connu le Père Desbuquois – pour faire des études de conseillère du travail… C’était la première résidence de Levallois-Perret. Cela ne s’appelait pas centre social…
(Suzanne Grégy) Il y avait la rue Mouffetard avec Madeleine Delbrêl, Yvonne Voisin à Reims… »’

La correspondance entretenue par Ermelle Ducret avec le père Desbuquois, conservée aux Archives de la Société de Jésus à Vanves, est beaucoup plus tardive et on ne saurait à partir de ces lettres écrites dans les années 1950 dater le début de leur relation. L’association des Auxiliaires familiales liée au père Desbuquois avait été fondée en 1923, mais déclarée officiellement le 2 juillet 1926, son siège social étant érigé à Châtillon-sous-Bagneux (Seine) 480 . En cette année 1926, le jésuite envoyait une de ses protégées à l’Alpée, dans le chalet de Combloux qui accueillait à la fin du mois d’août les Associées 481 .

L’histoire de la Maison Sociale de Saint-Alban, de ses activités et de son insertion dans l’espace social et urbain qui l’environnait, possède en effet bien des points communs avec celle des expériences menées ailleurs par d’autres femmes, qu’elles fussent essentiellement catholiques en France, ou protestantes dans les pays anglo-saxons. L’infléchissement du projet initial de Victor Carlhian, sa prise en main par des laïques qui recherchaient leur autonomie par rapport au clergé paroissial, s’inscrivait dans la logique sociale et religieuse des autres résidences sociales. La première résidence à naître en France fut l’Œuvre sociale, fondée par Marie Gahéry en 1896, mais la plus connue reste celle de Levallois-Perret, née en 1908 dans la périphérie parisienne et dont la création et l’expansion ont été étudiées par Sylvie Fayet-Scribe 482 .Les premiers centres sociaux français rejoignaient ainsi le mouvement entamé par les protestants anglais et américains. Les résidentes des maisons sociales apparurent à l’imitation des settlements londoniens dont le premier, nommé Toynbee Hall, fut ouvert en 1884 à Whitechapel, quartier de l’est londonien. Aux Etats-Unis, des tentatives similaires, développées d’abord à New York, puis à Chicago, dans les années qui suivirent, sous l’initiative de Jane Addams, s’enracinaient aussi dans des quartiers populaires. La responsable de la résidence de Levallois-Perret, Marie-Jeanne Bassot, multipliait les contacts avec les Américains présents sur le territoire français à la fin de la Première Guerre mondiale, rencontrait les pionnières lors de son voyage aux Etats-Unis en 1919 et participait aux rendez-vous internationaux 483 . Le séjour de Germaine Benoît dans la capitale, à la fin des années 1920, la plaçait face aux réalisations des catholiques parisiennes. On ne sait malheureusement pas dans quel cadre s’effectua sa formation de « conseillère du travail », ni si elle fut accueillie à Levallois-Perret. L’ouverture d’une Ecole d’action sociale, en 1927, par l’abbé Viollet, fondateur de l’Association du Mariage Chrétien, dont on connaît déjà les liens avec Notre-Dame Saint-Alban, laisse envisager une autre piste. Mais en tout cas, à lire le descriptif des activités et des intervenants de la résidence de Levallois-Perret, le parallèle s’impose, en dépit d’un changement d’échelle qui donne à l’expérience de la Maison Sociale des dimensions plus modestes.

Pourtant, si l’on voulait chercher un modèle parisien aux laïques consacrées de Saint-Alban, c’est vers Madeleine Delbrêl et ses équipières qu’il faudrait se tourner 484 . Quand ces femmes vinrent s’installer en octobre 1933 à Ivry-sur-Seine, dans la banlieue sud de Paris, leur intention d’amener ou de ramener à Dieu la population ouvrière était clairement affichée. Madeleine Delbrêl y avait « été appelée afin de diriger un foyer social dépendant de la paroisse d’Ivry-centre, Saint-Pierre-Saint-Paul, mais construit aux marges de la commune » 485 . Là aussi se constitua « le trio initial assistante sociale, infirmière, jardinière d’enfants » 486 , qui définissait les bases du service social offert aux familles du quartier. Bientôt les liens avec la paroisse se distendaient et Madeleine Delbrêl n’hésitait pas à critiquer l’inadaptation de la structure paroissiale à la société urbaine qui l’environnait, même si elle demeurait « une fidèle paroissienne de Saint-Pierre-Saint-Paul » 487 . Simultanément, l’engagement professionnel du groupe s’accentuait et sa dirigeante s’astreignait elle-même « à une scolarité complète de future assistante sociale » 488 . La collaboration entre catholiques et communistes s’effectua de façon exemplaire dans le cadre de son travail social. Madeleine Delbrêl participa en 1936 au Comité d’entraide aux chômeurs, puis, après la guerre, au Comité d’entraide sociale et d’accueil pour les victimes des bombardements et au service social de la mairie. Pendant la guerre déjà, elle avait occupé des postes publics comme déléguée technique du service social et déléguée adjointe du Secours national. Mais le 1er octobre 1946, elle démissionnait avec « une conscience accrue de l’incompatibilité entre la position de pouvoir », qu’elle occupait par ses charges professionnelles, et « la mission cachée », qui l’avait amenée dans la périphérie parisienne. L’abandon du travail social était le prix de l’accomplissement de ses choix religieux.

Les résidentes de la Maison Sociale ont résolu le dilemme de façon inverse. C’est en tout cas ce que nous montrait la suite de leur histoire. Georgette Primet et Suzanne Grégy réaffirment à plusieurs reprises dans leurs témoignages que le souci d’évangélisation, le désir d’apporter le témoignage de la présence du Christ à un quartier éloigné de la religion, motivaient L’Association et qu’ils étaient à son origine, mais que, dès les années 1930, les membres impliqués dans le centre social désiraient apparaître en toute neutralité aux yeux de tous, pour mieux pénétrer la population : la volonté d’apporter une aide aux déshérités primait toute conviction évangélisatrice. Elles se méfiaient du prosélytisme religieux qui était susceptible de les éloigner de la population du quartier. Il fallait éviter, dans la mesure du possible, l’association qui pouvait se créer dans l’esprit des habitants du Transvaal entre la Maison Sociale et la paroisse. Le discours des deux témoins finissait par définir dans l’action sociale, qui prenait en charge les plus démunis, une nouvelle façon de vivre le témoignage de l’être chrétien. La foi rayonnait à partir de cette action. Les laïques de la Maison Sociale refusaient catégoriquement le combat contre l’incroyant car il comportait une agressivité qui nuisait à leur mission sociale. Elles abandonnaient la tâche au curé de la paroisse et Georgette Primet et Suzanne Grégy précisent qu’il s’en acquittait très bien. Jalouses de leur autonomie, les laïques choisissaient de cloisonner leur vie, en séparant leur choix religieux de leur engagement social dans le quartier. La présence de communistes dans les locaux de la Maison Sociale manifestait leur réussite, comme leur participation au Comité d’intérêt local. En 1939, un industriel du quartier prenait contact avec Germaine Benoît et lui demandait d’assurer un service social dans les usines du quartier et de s’occuper notamment des femmes de prisonniers. Deux assistantes sociales partagèrent alors leur temps de travail entre les usines et la Maison Sociale. En rejoignant sur leur lieu de travail les ouvriers, elles accentuaient l’insertion du centre social dans la société urbaine qui l’environnait.

Les difficultés financières de l’après-guerre obligèrent Germaine Benoît à accepter un contrat liant la Maison Sociale à la Caisse d’Allocations familiales. Celle-ci s’acquittait des salaires et des charges sociales, qui avaient enregistré une augmentation due à l’emploi de deux ou trois personnes qui n’appartenaient pas à L’Equipe. La professionnalisation des activités du centre se renforçait au cours des années 1950 et son inscription dans un service social public devenait définitive en 1960. L’initiative privée, absorbée par l’entreprise d’Etat, perdait le contrôle de la résidence qu’elle avait créée. Germaine Benoît devait accepter à soixante ans une mise à la retraite non souhaitée. La Caisse d’Allocations dictait au travail social sa logique administrative. Le temps des « pionnières » se refermait, tandis que s’ouvrait « l’ère de l’institutionnalisation » 489 . Suzanne Grégy refusa la mutation qui lui était imposée et démissionna de ses fonctions d’assistante sociale. Quand elles abordent ce tournant de leur vie, les deux laïques expriment plusieurs sentiments : le regret de n’avoir pu surmonter les difficultés financières, l’amertume d’avoir subi l’évolution dictée par la Caisse d’Allocations sans résistance possible, alors qu’elle dénaturait leur œuvre, mais, pour finir, la nostalgie des premiers temps, des temps heureux où tout paraissait possible, reprend possession de l’ensemble de leur souvenir. La parole s’emballe.

‘« (G.P.) Beaucoup de centres sociaux de l’époque ont aujourd’hui disparu. Il y a eu un élan formidable au début.
(S.G.) C’étaient aussi des gens qui y passaient tout le temps.
(G.P.) Il fallait accepter de vivre ensemble.
(S.G.) Ce n’est plus pensable maintenant. Il faut des heures d’ouverture et de fermeture, avec des permanences simplement pour les soins par exemple. Je n’ai jamais pu aller déjeuner chez des amis le dimanche parce qu’à la bibliothèque, à une heure, j’avais encore du monde.
(G.P.) On ne regrette rien parce que c’était magnifique. Mais ce n’est plus viable. On vivait ensemble. Maintenant cela paraîtrait extraordinaire de dire qu’on mangeait ensemble, qu’on se couchait ensemble, qu’on était toujours ensemble… Mais c’était tellement ouvert… Les gens arrivaient, on était en train de manger, ils venaient prendre le café… On était vraiment heureuses…
(S.G.) Je regrette vraiment ces années-là, bien sûr. On était intégrées au quartier aussi car, comme on y vivait, on avait tous les problèmes du quartier : si l’éclairage ne marchait pas, si les égouts étaient fuyants, s’il y avait du bruit… On était vraiment intégrées… » 490

En dépit d’un savoir-faire explicitement revendiqué à travers la mise en valeur de leur formation professionnelle, le bénévolat et l’expérience parallèle du laïcat consacré éloignaient l’œuvre réalisée par les animatrices de la Maison Sociale des formes d’une profession salariée. Le travail social était vécu comme l’accomplissement d’une vocation attachée à des valeurs chrétiennes et où le don de soi aux autres côtoyait sans cesse les désirs d’autonomie et de réalisation personnelle. On retrouvait dans les figures de la résidence sociale de Saint-Alban, Ermelle Ducret d’abord, Germaine Benoît ensuite, toute l’ « imagerie nostalgique [qui] a paré ces pionnières de qualités de courage, de cœur et d’une certaine manière de révolte, révolte contre la misère mais aussi refus d’accepter un destin féminin et bourgeois ». « Audacieuses organisatrices », ces femmes apportaient leur pierre à l’invention d’un métier, « alors même que leur mode de fonctionnement ressemblait plus à du bénévolat missionnaire qu’à du salariat » 491 , un bénévolat tout entier commandé par l’inquiétude éprouvée pour « le sort matériel et moral des classes laborieuses ». On a déjà montré tout ce que le mémoire de fin d’études de Simone Mayery, stagiaire de la Maison Sociale de Saint-Alban, devait à l’idéologie du catholicisme social. Le service social rendu aux ouvriers du quartier aidait à l’amélioration de leur sort et il pouvait aussi se concevoir comme une réactualisation de la charité qui avait gouverné les rapports des catholiques avec les pauvres de la ville, comme « le désir de rationaliser la charité, de la professionnaliser dans un souci éducatif et civilisateur » 492 . Certes, les laïques de la Maison des Jeunes, en édifiant leur Maison Sociale, s’étaient détachées de la sphère des œuvres paroissiales. Mais en accomplissant une vocation imprégnée des valeurs du catholicisme social, elles contribuaient à leur façon à la mise en œuvre de l’utopie missionnaire.

Notes
469.

Témoignage de Georgette Primet.

470.

Ce document a été trouvé parmi les papiers confiés par Georgette Primet. Il permet de présenter les activités de la Maison des Jeunes puis de la Maison Sociale et d’en préciser la chronologie.

471.

M. Villain, Victor Carlhian, portrait d’un précurseur, op. cit., p. 131-132.

472.

J’avais déjà rencontré une première fois Germaine P., en décembre 1991, quand je suis retournée la voir au cours du mois d’avril 1992. Le premier entretien avait été centré sur la paroisse, ses œuvres et son curé. J’ai voulu orienter le deuxième sur la Maison Sociale car je venais de recueillir le témoignage de Georgette Primet et de Suzanne Grégy et je voulais donc savoir comment étaient perçues, par les paroissiens de l’abbé Remillieux, les activités du groupe de laïques.

473.

Témoignage de Georgette Primet, 9 avril 1992.

474.

Ibid.

475.

Ibid.

476.

Ibid. C’est le titre choisi par Françoise Blum pour la deuxième partie de son article.

477.

Yvonne Knibiehler, « Les orientations en formation sociale (1890-1914) », Education et images de la femme chrétienne en France au début du XXe siècle, sous la direction de Françoise Mayeur et de Jacques Gadille, Lyon, L’Hermès, 212 p., p. 159-163. Y. Knibiehler met aussi en valeur l’influence du Sillon dans le choix de certaines carrières. Un autre ouvrage du même auteur, préfacé par René Rémond, a aussi guidé le développement sur le service social mis en place à Saint-Alban : Y. Knibiehler, Nous les assistantes sociales, Naissance d’une profession, Paris, Aubier Montaigne, 1980, 379 p.

478.

Liste dactylographiée intitulée « Equipe au 1er juillet 1954 », Papiers Mingeolet, A.M.L., Fonds CSF, 82-II-676, Dossier Laïcat.

479.

Françoise Blum, « Regards sur les mutations du travail social au XXe siècle », op. cit., p. 87.

480.

Livret de présentation des Auxiliaires familiales, Archives de la Société de Jésus de Vanves, Fonds Desbuquois, JDE 326.

481.

Lettre de Gustave Desbuquois à Thérèse Kanengeiser, datée de l’Assomption 1926, Archives de la Société de Jésus de Vanves, Fonds Desbuquois, JDE 372.

482.

Sylvie Fayet-Scribe, La résidence sociale de Levallois-Perret (1896-1936), Toulouse, ETHISS Erès, 1990, 178 p.

483.

S. Fayet-Scribe retrace les liens noués entre les settlements anglo-saxons et la résidence sociale de Levallois-Perret.

484.

La contribution d’Etienne Fouilloux au colloque du 7 octobre 1988 centré sur la présence de Madeleine Delbrêl à Ivry-sur-Seine permet d’articuler les modalités de cette présence autour de la problématique de la mission, telle qu’elle se pose à partir de la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’à la crise de 1954. Mais elle rappelle aussi la situation de Madeleine Delbrêl et de ses compagnes entre 1933 et 1941 et rend la comparaison avec les Associées de Saint-Alban possible sur un plus long terme. L’expérience vécue par Madeleine Delbrêl est devenue aux yeux du monde catholique et de ses historiens un modèle non seulement parce que la ville d’Ivry-sur-Seine, dirigée par une mairie communiste à partir de 1925, formait un cadre exemplaire, mais aussi parce que son héroïne s’est trouvée au cœur des tentatives de renouvellement missionnaire puis de la tourmente qui secoua l’Eglise de France. Et c’est bien ce dont rend compte Etienne Fouilloux dans « Madeleine Delbrêl et la Mission (1941-1954) », in Les communistes et les chrétiens. Alliance ou dialogue ? Madeleine Delbrêl (1904-1933-1964), op. cit., p. 91-117.

485.

Ibid., p. 96.

486.

Ibid., p. 97.

487.

Ibid., p. 100.

488.

Ibid., p. 101.

489.

Les phases de l’histoire de la Maison Sociale de Saint-Alban s’inscrivent exactement dans la périodisation que Françoise Blum met en valeur dans son article « Regards sur les mutations du travail social au XXe siècle », op. cit..

490.

Témoignage de Georgette Primet et de Suzanne Grégy.

491.

Citations extraites de F. Blum, « Regards sur les mutations du travail social au XXe siècle », op. cit., p. 87.

492.

Ibid., p. 84.