La résidence sociale de Saint-Alban n’échappait pas à ses origines. Les settlements londoniens fondés par des universitaires d’Oxford dans les années 1880 avaient eu vocation à vivre parmi le peuple pour recréer des liens entre des classes sociales que la nouvelle société, née de l’industrialisation, avait dressées l’une contre l’autre. Les laïques de L’Association issues du monde de la bourgeoisie industrielle ou de celui des classes moyennes venaient à la rencontre du monde ouvrier pour lui apporter leur aide et y faire rayonner leur exemple, avec la volonté de se mêler à lui et de partager ses problèmes. Ce que les catholiques de la Maison Sociale retenaient de leurs trente années de présence dans le quartier du Transvaal, c’était l’échange et le dialogue qui avaient permis leur intégration. C’était le même objectif qui guidait les catholiques installant dans les années 1920 et 1930 un réseau d’œuvres sociales dans les nouvelles banlieues parisiennes. Tous demeuraient dans la problématique du catholicisme social du XIXe siècle, qui avait cherché une autre voie, entre libéralisme et socialisme, pour sauver l’ouvrier des méfaits de l’industrialisation et du matérialisme athée. La Vie catholique du 15 mars 1930 s’était intéressée à l’œuvre du curé des Fontenelles, à Nanterre, et le journaliste chargé de ce reportage lui avait demandé pourquoi il avait installé tout ce réseau d’œuvres sociales. Voici sa réponse :
‘« Frappé par ce fait que l’immense majorité des ouvriers qui m’entourent sont persuadés que le salut est dans le Communisme ou dans le Socialisme tout court, parce que ces deux partis leur font croire qu’ils sont les seuls vrais défenseurs des intérêts de la classe ouvrière, j’ai pensé qu’un curé pouvait faire tomber ces préjugés : 1° en faisant connaître la doctrine sociale de l’Eglise ; 2° en allant très simplement au peuple pour lui montrer comment, au nom et en vertu de cette même doctrine, le prêtre peut, lui aussi, venir en aide aux ouvriers, apaiser leur misère, et hâter l’heure de l’avènement de cette grande Justice sociale dont parle Léon XIII.Suivait dans l’article une énumération des œuvres sociales successivement établies par le Secrétariat social, mis en place aux Fontenelles. Le parallèle avec les activités de la Maison Sociale de Saint-Alban s’impose immédiatement.
Recréer le lien entre l’Eglise et les ouvriers participait aussi du projet paroissial ou du moins de ce qui en était dit par le « petit prêtre qui avait vaincu l’argent ». Toute la littérature secondaire sur la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban, tous les témoignages comme tous les écrits de l’abbé Remillieux insistent sur la volonté de collaboration sociale entre les animateurs de la paroisse et les habitants du quartier. Dans son discours, l’abbé Remillieux allait même au-delà du cadre d’une collaboration des classes prônée par le catholicisme social en voulant persuader les lecteurs de La Vie catholique que les intérêts de la paroisse se confondaient avec ceux du quartier. Lui n’allait pas au peuple, comme le préconisait le curé des Fontenelles, il en était. Tous, l’équipe paroissiale comme les habitants du Transvaal, appartenaient à la même classe, celle des pauvres, et le récit, déjà commenté, de son installation sur le territoire paroissial ou la présentation, dans le même article, du recrutement des instituteurs de l’école libre avaient pour finalité d’en apporter de nouvelles preuves.
‘« Le plus difficile n’est pas de construire des murs. Quand on les a, il faut trouver des maîtres et des maîtresses au cœur d’apôtre, à l’esprit cultivé, au jugement sûr, à la compétence pédagogique incontestée, qui, en fait et surtout par l’esprit, dans le meilleur sens du mot, « soient du peuple » pour qu’ils n’aient pas à « y venir », ce qui est toujours une infériorité. » 494 ’Entre les proclamations et la réalité, les nuances et les restrictions sont évidemment essentielles. L’équipe paroissiale n’était finalement du peuple que « par l’esprit ». Ceux qui proposaient leur aide aux ouvriers du Transvaal étaient porteurs d’une vision du monde et des autres informée par leur appartenance au monde des classes moyennes et, si la collaboration existait avec un autre groupe social, c’était bien avec celui de la bourgeoisie industrielle et intellectuelle que représentaient Victor Carlhian et sa famille. En dépit des différences sociales, qui entretenaient certaines tensions au sein du groupe des fondateurs et des animateurs de la paroisse, et du clivage, qui pouvait opposer au projet clérical les velléités laïques, les divers protagonistes de l’histoire paroissiale se rejoignaient sur un point : ils restaient pénétrés de l’idéologie du catholicisme social et le système de valeurs, qu’ils revendiquaient ouvertement, déterminait l’orientation de l’action sociale menée sur le territoire paroissial.
Les efforts de l’équipe paroissiale pour s’ouvrir aux problèmes des ouvriers du Transvaal comme les propositions d’une réponse chrétienne à ces problèmes ne manquaient pas, mais ils concouraient tous à démontrer la justesse des propositions précédentes. Tout un chapitre de l’ouvrage prévu pour les éditions Bloud et Gay portait sur « Les travailleurs » et il incluait de nombreux articles extraits de L’Etincelle, le journal paroissial distribué dans les boîtes aux lettres du quartier. Baignés de références à la doctrine sociale de l’Eglise définie par l’encyclique Rerum Novarum, ils évoquaient les conditions de vie et de travail des ouvriers et présentaient les solutions apportées par l’Eglise aux problèmes sociaux. Commentant la politique sociale et familiale de l’Etat républicain, relatant le conflit d’Halluin, qui touchait en 1928 l’industrie textile du Nord, ou reproduisant un texte paru dans Les Dossiers de l’Action Populaire, qui décrivait les souffrances et la misère des ouvriers de la grande usine, L’Etincelle suivait l’actualité de la question sociale. L’équipe paroissiale y défendait la position indiquée par l’autorité romaine et justifiait les combats menés par la Confédération française des travailleurs chrétiens, comme les mesures proposées par le Parti démocrate populaire, reprenant à son compte les convictions politiques et sociales des militants de la démocratie chrétienne.
En mai 1926, la première page du journal paroissial affichait le budget en équilibre fragile d’une famille ouvrière et dénonçait l’impossibilité pour un père de faire vivre une famille nombreuse sur son seul salaire. Laurent Remillieux soulevait « le scandale » que constituait l’organisation de toute la vie sociale en fonction de l’individu, tandis que les besoins de la famille étaient niés.
‘« Les salaires [restent] insuffisants pour faire vivre un ménage chargé de quatre ou cinq enfants. […] Ce qui importe, et ce que nous voulons savoir, c’est le salaire qu’il faut à un ménage de travailleurs probes et honnêtes pour remplir son devoir familial et social. » 495 . ’L’argumentation en faveur du juste salaire rappelait l’Etat à ses devoirs, mais elle justifiait aussi l’intervention d’organismes privés qui aideraient à assurer le « bien-être matériel du peuple » 496 . L’intérêt pour les problèmes matériels rencontrés par les ouvriers dans leur vie quotidienne se limitait au cas de ceux qui étaient chargés de famille. En négatif, était rejeté à la responsabilité de sa faute l’ouvrier célibataire, sans enfant ou soupçonné de dépenser son argent en loisirs illégitimes. Les catholiques se battaient contre les crimes commis envers la famille et non contre les maux affligeant la condition ouvrière. Un lecteur, catholique et pratiquant, critiqua l’équipe paroissiale pour sa défense inconsidérée des ouvriers et son implication dans des problèmes politiques et sociaux qui ne la regardaient pas. Lui voyait dans la faillite financière des familles ouvrières l’incurie de la classe ouvrière et son manque de moralité. Laurent Remillieux répondait à son courrier par une lettre ouverte, insérée dans un numéro ultérieur de L’Etincelle, en le renvoyant abruptement à son égoïsme aveugle. Il en profitait pour clarifier les modalités de l’intervention de la paroisse dans les problèmes de société, en la replaçant dans le cadre autorisé par la doctrine ecclésiale. Certes, la paroisse devait préserver sa neutralité politique et « en tant que telle, [elle] n’a[vait] pas à s’occuper d’action sociale », mais elle se devait de « la préparer en maintenant et en développant l’esprit social », ce qui revenait à mettre en pratique « la grande loi de charité » 497 .
C’était ainsi, au nom de la vérité, de la justice et de la charité, qu’en 1928, la feuille paroissiale soutenait la campagne d’action en faveur des assurances sociales. Elle commençait d’ailleurs par un rappel de la position officielle de l’Eglise en notifiant à ses lecteurs que le code social publié par l’Union Internationale d’Etudes Sociales, qui groupait, sous la présidence du cardinal Mercier, « les plus hautes autorités du monde social catholique », n’hésitait pas à rattacher au salaire vital les allocations familiales 498 . Après un article d’information sur la loi du 5 avril 1928, plusieurs autres articles appelaient les ouvriers à s’inscrire dans une mutualité, si possible dans la section paroissiale du Foyer Lyonnais (les inscriptions seraient dans ce cas rassemblées à la Maison Sociale, siège social de la section, qui s’ouvrirait bientôt dans le quartier, et Laurent Remillieux dirigeait les candidats vers Ermelle Ducret), puis ils réagissaient contre la campagne menée pour la révision et l’ajournement de la loi. Etait reproduit le texte d’une affiche « signée de grands noms catholiques, prêtres et laïques », apposée sur les murs de Paris. La loi du 5 avril 1928 marquait une nouvelle avancée de la législation sociale du travail. Elle était présentée comme « humaine », et elle semait « calme et bonheur », comme « sociale », et elle « apais[ait] les esprits » : elle était somme toute « d’inspiration chrétienne ». Elle finissait d’ailleurs par devenir la simple « mise en œuvre organisée de l’amour fraternel que le christianisme instaure dans les âmes » 499 . Le clergé paroissial se posait en défenseur des intérêts des ouvriers et concurrençait en cela les formations politiques, socialistes et communistes, ou syndicales, vers qui pouvaient se tourner les ouvriers du Transvaal. Mais à nouveau, le monde ouvrier qu’il s’agissait d’attirer dans les organismes dirigés par les catholiques était défini sous son angle familial. L’article qui présentait les modalités générales de la loi et son application pratique était signé par « Un groupe de travailleurs » et rédigé à la première personne du pluriel, confirmant de cette façon la communauté d’intérêt qui liait les catholiques à la population ouvrière. Le public à qui il s’adressait était explicitement nommé, mais la déclinaison des termes qui étaient utilisés laissait transparaître les enjeux paroissiaux de la question ouvrière. On y trouvait six récurrences des termes « travailleurs et travailleuses » et, si celui de « prolétaires » était aussi mentionné, il se dissolvait peu après dans le groupe des « ouvriers et employés ». Mais surtout, le texte insistait sur le statut familial des travailleurs à travers les références aux « pères », « mères », « chefs de famille ». Les six renvois aux « foyers » ramenaient définitivement l’intérêt des catholiques pour les problèmes sociaux à une question de politique familiale. Enfin, l’amélioration de la situation matérielle de l’ouvrier devait servir à son élévation morale. La loi sur les assurances sociale, en emportant le risque de misère, soustrayait l’ouvrier à « une obsession qui assombri[ssait] l’esprit et paralys[ait] l’effort vers un mieux-être moral » 500 .
‘« Nous, travailleurs, pour nous élever, nous avons besoin du calme, de la sécurité du lendemain. […] Le législateur […] a enfin admis que nous sommes possesseurs d’une âme qui ne peut s’épanouir que dans la paix. » 501 ’La grille de lecture appliquée à l’insécurité des vies ouvrières conservait l’essence morale qui avait accompagné toute la description de la ville industrielle et de ses habitants. Les problèmes moraux constituaient le ressort des difficultés matérielles et nécessitaient des solutions morales, animées par les vertus chrétiennes.
En 1928 toujours, L’Etincelle retraçait le conflit qui opposait aux grévistes de l’industrie textile d’Halluin les patrons, crispés sur leur refus de toute négociation 502 . Les syndicats chrétiens soutenant les ouvriers et s’en tenant à leur proposition d’arbitrage, l’organisation patronale de Roubaix-Tourcoing portait l’affaire à Rome. Le nouvel évêque de Lille, Achille Liénart, réitérait, sur la demande de sa hiérarchie, la confiance de l’institution ecclésiale aux syndicalistes. Le journal paroissial de Notre-Dame Saint-Alban reproduisait une communication adressée par l’évêque aux prêtres de son diocèse : le secours financier était dû aux grévistes par devoir de charité et la proposition d’arbitrage était la seule solution morale acceptable pour éviter la lutte sans merci entre les deux parties. Affleurait aussi le souci de combattre l’influence des communistes sur leur propre terrain. Tout en faisant œuvre de justice sociale, les syndicalistes chrétiens préservaient les intérêts de l’Eglise face à son pire ennemi, le communisme matérialiste. La survie de la foi dans ces terres ouvrières, terreau du communisme, dépendait de la capacité des catholiques à proposer une alternative sociale à la révolution, seul moyen immédiat pour réduire le péril rouge. A la suite de Mgr Liénart, Laurent Remillieux expliquait à ses lecteurs la position de son Eglise et légitimait l’action syndicale de la C.F.T.C., dont la doctrine et les activités se conformaient aux principes chrétiens. Son article insistait sur la proposition de médiation de la C.F.T.C., en garantissant que cette organisation syndicale n’avait pris aucune part dans la décision des grèves, et sur la mise en place d’une aide financière pour les adhérents contraints au chômage. Il en profitait pour tenter de lever la suspicion qui pesait sur les syndicalistes chrétiens. Selon lui, le conflit d’Halluin prouvait que l’accusation qui faisait des syndicats C.F.T.C. des syndicats jaunes, mis en tutelle par le patronat, était fallacieuse. Le chrétien n’était pas exclu par sa foi d’une communauté d’intérêt qui définissait l’appartenance à la classe ouvrière. La solidarité sociale existait bien et « l’Eglise n’[était] pas la chose des riches, des bourgeois, des patrons ». Le curé de Notre-Dame Saint-Alban réaffirmait sa volonté tenace de rompre avec l’image d’une Eglise liée aux intérêts de la bourgeoisie.
La réaction d’un paroissien à la reproduction d’un article, paru dans Les Dossiers de l’Action Populaire et intitulé « Dans le champ hérissé d’épines », lui fournissait une nouvelle occasion de confirmer sa position de « curé rouge ». Le texte original, qui décrivait les conditions de travail des ouvriers des usines de la grosse industrie moderne, avait été publié dans le numéro du 26 février 1928. Le 4 mars, l’équipe de la rédaction de L’Etincelle lui adjoignait un article sur « La souffrance de vivre au travail », fruit d’une enquête menée dans une usine de Lyon, dans la perspective d’une vérification des faits décrits dans le numéro précédent. Les résultats étaient concluants :
‘« Nous avons fait une expérience dans une grande usine de Lyon. La personne qui s’est fait librement embaucher a apporté du dedans les mêmes renseignements que ceux divulgués dans ce numéro du 26 février. » 503 ’La controverse éclata quand une lettre datée du 15 mars dénonça la démagogie du curé de Notre-Dame Saint-Alban. L’auteur, dont Laurent Remillieux disait qu’il était un industriel, formulait à l’encontre de la paroisse deux critiques. Selon lui d’abord, le récit de la souffrance et de la misère des ouvriers était exagéré et il déplorait l’inexactitude des faits relatant la dureté du monde du travail industriel. Puis il reprochait à l’équipe paroissiale sa complaisance, qui ne tendait que vers un seul but, la « rechristianisation » de la classe ouvrière. On ne découvre malheureusement ses arguments qu’à travers la reprise qu’en fit Laurent Remillieux, lors d’une réponse publiée le 25 mars dans L’Etincelle.
‘« Voulant “faire des adeptes”, en d’autres termes, voulant amener à l’église des travailleurs de l’usine, je favoriserais la guerre sociale en faisant que le peuple prenne conscience de sa misère. » 504 ’En spéculant sur la lutte des classes, ces catholiques essayaient donc de ramener les ouvriers dans leur Eglise mais, alors qu’ils voulaient les arracher à la tentation communiste, ils faisaient en fait le jeu des révolutionnaires. D’après cet industriel, L’Etincelle aurait dû, au contraire, mettre en valeur les avancées de la législation sociale : et l’auteur de la lettre de citer les acquis, comme les allocations familiales, les primes de naissance et d’allaitement, l’hygiène de l’enfance, les séjours à la mer et à la montagne, les soins gratuits, et les combats en cours pour les allocations de maladie et les retraites de vieillesse, autant de mesures que louait par ailleurs le journal paroissial.
La réponse de Laurent Remillieux ne se fit pas attendre. Il fustigeait son interlocuteur pour la condescendance exprimée dans sa présentation des avancées de la législation sociale. Commentant le verbe « concéder » employé par l’industriel, il lui reprochait le rapport de domination que le terme impliquait, redisant, pour sa part, son souci de n’agir qu’au nom de la justice sociale. Il lui expliquait aussi que c’était son devoir de prêtre de contredire le discours fallacieux de l’anticléricalisme, qui voyait en l’Eglise « l’alliée et la complice du capitalisme exploiteur » 505 , pour permettre à l’ouvrier de revenir à la foi catholique sans avoir l’impression de trahir sa classe.
‘« Pour remédier à une telle situation que l’Eglise – vous le pensez bien – ne peut pas accepter, il faut à nos amis, les travailleurs de l’usine, un encadrement robuste d’institutions sociales et professionnelles, gravitant autour d’une doctrine correspondant à tous leurs besoins et à toutes leurs aspirations profondes. » 506 ’Mais la suite de sa réponse l’enfermait encore dans une société idéale, qui effaçait toute relation conflictuelle et qui reproduisait le modèle missionnaire élitiste. L’utilisation du conditionnel montrait à lui seul qu’il se plaçait dans le registre de l’utopie.
‘« Nous formerions quelques jeunes chrétiens ayant le goût de leur travail. Ils seraient assez fiers de leur profession pour y remplir avec conscience tous leurs devoirs. Et s’il leur arrivait de revendiquer quelques droits, l’esprit chrétien qui les animerait donnerait à tous une garantie d’équité. Une confiance mutuelle caractériserait alors les rapports entre employeurs et employés… Nous aurions un espoir moins précaire de paix sociale. » 507 ’Comme à chacune de ses interventions dans l’actualité sociale, Laurent Remillieux se retranchait, tout au long du développement, derrière ses références. Il recommandait à son détracteur la lecture du nouvel ouvrage de Georges Guitton s.j., Léon Harmel, publié par les éditions Spes en 1927, et revenait à la « célèbre encyclique de Léon XIII », qui légitimait tout à la fois son droit à la compassion et l’aspiration des ouvriers à échapper à « une misère imméritée ».
Des conseils bibliographiques à la reproduction de passages de Rerum Novarum, Laurent Remillieux révélait qu’il reprenait seulement, dans ses prises de position, les antiennes des catholiques sociaux désirant baser l’organisation du monde du travail sur les principes de justice et de charité. On pouvait le dénoncer comme « curé rouge », mais le fait d’accoler au principe de justice la notion de charité disait la distance qui le séparait des revendications socialistes ou communistes pour une égalité sociale. La volonté d’« assurer le bien-être matériel du peuple » inscrivait les préoccupations sociales des catholiques dans le rôle traditionnel dévolu à leur Eglise. Il fallait continuer à soulager les pauvres et les modifications introduites se contenteraient d’adoucir leur situation dans le cadre de l’ordre établi.
‘« Notre rôle, à nous prêtres est de faire que les hommes se comprennent, s’estiment même, s’aiment enfin. L’entraide mutuelle n’est pas qu’à ce prix. La discipline indispensable au meilleur rendement (système Taylor-rationalisation), l’ordre dans la rue, d’ailleurs nécessaire, sont tout à fait insuffisants à assurer la bonne marche de la société. » 508 ’Si le nouveau mode de production, qui se généralisait avec l’épanouissement de la deuxième phase de l’industrialisation, était critiqué, il n’était pas rejeté et le fonctionnement global de la société n’était pas remis en cause. Quand l’Eglise intervenait pour pallier les insuffisances et les effets pervers de la société industrielle, elle adaptait en fait aux nouvelles conditions son rôle de garante de l’ordre social. Enfin, toujours sous-jacente à la défense des revendications sociales, résidait la conviction de n’agir que pour ramener le monde ouvrier à la foi chrétienne. Le combat politique et social, investi des valeurs chrétiennes, était clairement rapporté à la mission religieuse de l’Eglise. « Assurer un bien-être matériel » revenait à « créer les conditions de la rechristianisation » 509 . Mais d’un autre côté, équation difficile à résoudre ou faille dans le raisonnement, seul celui qui serait animé par l’esprit chrétien ferait œuvre de justice sociale. Posséder les vertus chrétiennes devenait une condition nécessaire du progrès social. Le seul moyen d’action que s’autorisait le curé d’une paroisse était la conversion à la pratique des vertus chrétiennes, parmi lesquelles on retrouvait justement la charité et l’esprit de vérité, car ces vertus seules réaliseraient la justice sociale attendue.
‘« Sans entrer dans des discussions de doctrine économique, sans même en faire mention, le chrétien peut pratiquer un splendide apostolat. Lorsque la doctrine évangélique et la charité du Christ pénètrent sans les blesser les âmes de bonne volonté, les amène à la compréhension de ceux qui par tradition ou par éducation ne partagent pas leur opinion sur les faits économiques, ces âmes ont déjà le sens de la vérité. » 510 ’Pour parvenir à la paix sociale, qui était la finalité de l’action sociale de l’Eglise, l’équipe paroissiale devait convertir les ouvriers à la vision catholique du monde. Dans le tout religieux constituant l’essence du catholicisme intégral qui s’imposait alors aux militants et à leur clergé, il ne pouvait s’agir de dissocier l’action des catholiques sur la société de leur motivation religieuse.
La conversion à la foi dans le Christ impliquait l’intériorisation des vertus incarnées par la figure christique et qui servaient à fonder un ordre social conforme aux attentes de l’équipe paroissiale. Le changement de registre, du désir religieux au désir social, n’attentait pas à la cohérence de la mission. Pour parvenir à ses fins, Laurent Remillieux n’envisageait qu’un moyen : l’éducation du peuple à la vérité, autrement dit l’enseignement de la doctrine sociale de l’Eglise, qui saurait les persuader des erreurs des doctrines adverses et les ouvrir à la justesse des vues catholiques.
‘« Tout cela pourrait se réaliser par des enseignements particuliers et des conférences spéciales, où on examinerait les problèmes d’actualité plus ou moins connexes avec la question sociale et on en indiquerait au peuple la solution naissante, à la lumière de l’encyclique Rerum Novarum. » 511 ’Du 18 novembre au 2 décembre 1928, une « Quinzaine Sociale », animée par le père Carrière de la Compagnie de Jésus, offrit ainsi aux habitants du Transvaal une série de conférences gratuites, de leçons et de débats publics qui exposèrent « la doctrine authentique de l’Eglise sur la question sociale ». Elle avait été annoncée par des affiches posées sur les murs du quartier. Le texte en avait été rédigé par l’Union Fraternelle des Hommes du Transvaal-Vinatier, dans un langage direct et incisif.
‘« On a voulu accabler l’EGLISE catholique sous l’accusation simpliste de n’être qu’une force de conservation sociale.Le numéro du 1er décembre 1928 de L’Etincelle, le seul en notre possession, consacrait sa première page à l’achèvement de la Quinzaine Sociale. Débutant par un message optimiste sur l’audience de l’événement au sein du quartier, il invitait les « travailleurs » aux deux dernières conférences. Après les avoir apostrophés par la question « Voulez-vous la guerre ? », il leur signalait que les conférenciers leur parleraient de paix civile et de paix internationale. « Tous les chrétiens et toutes les chrétiennes » étaient ensuite conviés à la messe solennelle célébrée le dimanche 2 décembre pour la « Grande Fête du Travail », les « jeunesse syndicaliste chrétienne, jocistes et jeunes gens membres des cercles d’études » étant spécialement mentionnés dans l’invitation. En deuxième page, la feuille paroissiale ouvrait ses colonnes au père Carrière qui tirait les conclusions de la Quinzaine sociale.
‘« On ne pourra plus dire dans ce quartier lyonnais du Transvaal-Vinatier, sans être injuste et de mauvaise foi, que les catholiques ne professent qu’un « christianisme de banquiers ». S’il en était de ceux-là, le Christ ne les reconnaîtrait pas pour siens, lui qui chassait les vendeurs du temple et mettait les hommes en garde contre l’idolâtrie de l’or.Le double refus du libéralisme et du socialisme continuait à nourrir la pensée catholique sociale. Son inscription dans la tradition la légitimait aux yeux des catholiques pratiquants, des « bien pensants » qui se défiaient de l’engagement social de leurs prêtres, effrayés par cette ouverture sur le monde ouvrier. La référence au Christ ouvrier visait à gagner au contraire la confiance du monde du travail industriel. La troisième page du journal reproduisait un extrait de l’Histoire du Christ écrite par Giovanni Papini, intitulé « Le Christ ouvrier ». La figure christique devenait un moyen de médiation : la similitude qu’impliquaient ces vies ouvrières ouvrait le dialogue entre l’Eglise et les habitants du Transvaal. Certes, les animateurs de la paroisse oubliaient encore une fois la pluralité du monde ouvrier et, alors qu’ils fustigeait par ailleurs l’usine moderne qui produisait ces « déracinés » livrés à la grande ville, ils donnaient ici en modèle le travailleur encore proche de l’artisanat, dans lequel ne pouvait se reconnaître la main d’œuvre des nouvelles industries. Mais ce qu’il fallait retenir de cette longue suite d’interventions dans la question sociale, qui jalonnaient essentiellement, au gré de nos sources, l’année 1928, se nichait dans cette certitude d’accomplir ce que ces catholiques définissaient comme leur mission sociale. Pour avoir suivi quelques-uns de leurs itinéraires, on ne conviendra pas avec eux qu’ils étaient du peuple et on laissera à ses procédés rhétoriques leur message sur la communauté des intérêts, qui aurait existé entre l’équipe paroissiale, les militants catholiques les plus actifs et les ouvriers du Transvaal. Si l’on veut bien admettre leur souci de recréer un lien entre l’Eglise et le monde ouvrier, de rétablir le dialogue qui amènerait une connaissance mutuelle, promesse de fraternité, on ne saurait oblitérer les conditions dans lesquelles s’établissait ce dialogue. Les catholiques s’ouvraient aux ouvriers mais ces derniers avaient tout à apprendre. Il suffisait de leur enseigner la doctrine de l’Eglise pour les débarrasser de leurs erreurs, il fallait les éduquer à la vérité. Le lien, plus à créer qu’à recréer d’ailleurs, se tissait dans la même verticalité des relations qui marquait les rapports entretenus par le missionnaire avec l’incroyant. La mission sociale se comprenait comme la mission religieuse, des catholiques venus de l’extérieur désiraient convertir les incroyants à leur foi, les ouvriers à leurs valeurs sociales et culturelles.
Leur montrer la voie revenait donc à les éduquer. L’enjeu éducatif se conjuguait alors à l’enjeu familial pour déterminer l’une des priorités paroissiales, l’encadrement et la formation de la jeunesse. Si la qualité de l’instruction délivrée par les écoles privées, reposant sur un système méritocratique et soucieuses de permettre à leurs élèves d’acquérir les bases d’une formation intellectuelle solide et d’accompagner leur formation professionnelle, était souvent soulignée par l’abbé Remillieux, la justification de leur existence laissait place à un débat beaucoup plus large. La tâche essentielle des animateurs de la paroisse engagés dans les œuvres scolaires se définissait par rapport à l’aide et au soutien qu’ils apporteraient aux parents dans leur rôle d’éducateurs. Les écoles devaient être un lieu de vie partagé par les parents et les enfants, le lieu d’une collaboration entre maîtres et parents. Plusieurs lettres d’invitation à des réunions « familiales » montrent que pères et mères de famille étaient conviés à entrer dans l’école, pour élaborer un « travail véritablement commun », qui répondrait au « grand problème de l’Education » 514 . Laurent Remillieux s’attachait régulièrement à déterminer les données du problème en refusant de le réduire à un enjeu religieux. Il se voulait rassurant et réfutait les accusations classiques des anticléricaux dénonçant la captation de la jeunesse par un clergé usant malhonnêtement de son pouvoir et des écoles privées payantes, réservées aux éléments de la bourgeoisie. L’ouverture de l’école aux parents et l’exigence de leur participation active devaient au contraire les persuader que « l’esprit et le cœur » de leurs enfants ne leur échapperaient pas. Le curé insistait aussi sur sa détermination à accueillir les enfants de tous les milieux sociaux, offrant la gratuité aux plus défavorisés ou sollicitant une contribution évaluée personnellement par chaque famille selon ses possibilités financières. Le mélange social devenait promesse d’une collaboration des classes, qui se vivrait d’abord sur le territoire paroissial à travers la construction d’une communauté de vie, reposant sur l’étroite fraternité apprise et expérimentée sur les bancs de l’école.
‘« Nous croyons que ce rapprochement entre toutes les classes est la meilleure préparation à la vie en même temps qu’un moyen de faire disparaître les incompréhensions ou les inimitiés qui existent entre elles. Quand on se connaît bien, on est près de s’aimer et de travailler d’un commun accord. » 515 ’Les écoles privées s’ouvraient en effet à toutes les familles résidant sur le territoire paroissial. Leurs équipes refusaient d’opérer un tri parmi les paroissiens en fonction de l’assiduité de leur pratique voire même de la teneur de leur foi. Un modèle de tolérance religieuse se dessinait à travers la proclamation du respect de la liberté de conscience.
‘« Notre situation dans le quartier nous fait un devoir de n’éloigner aucun enfant de l’école à cause des opinions de son père ou de sa mère. Loin de nous en plaindre, nous nous en réjouissons. L’éducation donnée chez nous ne violera jamais la liberté de conscience des Parents. La scrupuleuse observation de cette loi réclamera une entente entre les parents et les maîtresses dans chaque cas particulier. » 516 ’Pourtant, dans le même texte, Laurent Remillieux précisait que
‘« dans cette école profondément chrétienne, le christianisme ne consistera pas seulement dans l’étude du catéchisme mais dans une formation religieuse et morale constante. Pendant l’année scolaire, ces fillettes, ces petits garçons comprendront mieux que le christianisme exige la lutte contre leurs défauts, la mise en valeur de toutes leurs qualités. Il faudra qu’ils essayent tous les jours de devenir un peu meilleurs : plus francs, plus obéissants, plus énergiques au travail. » 517 ’Dans le cas des écoles comme dans celui de la question sociale, l’affirmation de l’impossibilité du salut d’une société « malade d’égoïsme » « en dehors du christianisme », seul porteur de « vérité » 518 , côtoyait la proclamation du respect de la liberté de conscience. De son côté, l’idéal d’une éducation donnée en collaboration avec la famille restait entaché de la méfiance ressentie par les animateurs de la paroisse envers un milieu familial, certes courtisé, mais aussi considéré comme délétère. Au début de son adolescence, alors que les enfants d’ouvriers quittaient l’école, ils n’avaient « d’ordinairement pas le pouvoir de résister ou de s’opposer » 519 aux leurs. Laurent Remillieux s’appuyait sur une anecdote, « une scène de rue » dont il avait été témoin, pour décrire l’urgence du problème posé par l’éducation des enfants des classes populaires. Un enfant de douze ans, à l’« aspect minable », avait sauté en marche d’un tramway, après une dispute qui l’avait opposé au wattman, dispute au cours de laquelle il avait usé et abusé d’injures et de blasphèmes. Le « je ne crains pas Dieu » lancé par l’adolescent était le point d’orgue de la démonstration. La conclusion tirée par Laurent Remillieux de cet événement est qu’on n’avait jamais donné à cet enfant, désormais livré à lui-même et abandonné à l’influence de son milieu social et familial, « une notion de l’homme », on n’avait jamais abordé nettement devant lui « le problème de la vie ». L’école faisait partie des « moyens préventifs » 520 qui permettraient de régler ce genre de problème. Le désir de collaboration avec les familles s’effaçait devant la réalité de la concurrence. La solution était encore une fois à chercher du côté de la rhétorique. En rappelant la source de l’autorité parentale « le père et la mère sont investis d’une autorité sacrée, puisqu’ils la tiennent de Dieu et de la nature » 521 , l’abbé Remillieux refusait à la sphère familiale son autonomie. Dans le cadre de ce catholicisme intégral, l’institution de la famille ne pouvait échapper au contrôle de l’Eglise, seule habilitée à régir les affaires divines.
L’ensemble des textes écrits par Laurent Remillieux sur la question des écoles paroissiales montrent en fait, après une lecture plus attentive, que, si le curé s’adressait à toutes les familles « sans distinction de condition sociale », il admettait qu’il serait surtout entendu des « parents de bonne volonté », qui avaient « fait baptiser leurs enfants », de ceux qui désiraient pour ces enfants
‘« une solide instruction et qui compren[nent] en même temps qu’il ne leur suffit pas de lire et de compter, qu’ils ont besoin de maîtres et de maîtresses dévoués qui leur apprennent à devenir chaque jour un peu moins égoïstes, un peu plus loyaux, serviables et généreux », 522 ’autant de valeurs associées au christianisme. On retrouvait d’ailleurs dans les activités du patronage, comme dans celles de l’association sportive, le même souci : les heures passées en compagnie de l’équipe paroissiale devaient permettre aux enfants d’intégrer un ensemble de valeurs religieuses et morales que leur milieu familial ne leur inculquait pas. La carence éducative des parents était excusée par les « circonstances très pénibles de vie ou de travail », qui privaient les familles de « toute la liberté désirable pour se livrer à ce devoir essentiel » 523 . Les distractions « saines » et « intéressantes », les jeux « attrayants » offraient l’occasion d’apprendre aux enfants « à se traiter comme des frères et à s’aimer comme tels , tout en développant en eux les qualités d’obéissance, de franchise, de discipline, d’entraide fraternelle ». Etaient ainsi formés la volonté et le caractère dans le but de faire de l’enfant « ce qu’on appelle tout court un homme », à la fois « grand chrétien et parfait citoyen ». La fraternité et le pacifisme proclamés dans le discours étaient certes battus en brèche par les valeurs en action dans les jeux. Le vicaire qui avait la charge du patronage précisait que dans le « jeu de la petite guerre », les enfants donnaient aux hommes l’exemple d’une guerre où l’on ne se tuait pas, parce qu’on ne cessait pas de s’aimer. Mais tous les jeux proposés opposaient deux camps et exaltaient l’esprit de compétition et la rivalité des équipes, avec récompense des vainqueurs à la clé. Un cadre contraignant et coercitif était d’emblée posé et le vicaire rappelait sans cesse les règles qui exigeaient le respect de la discipline et de la hiérarchie, même si celle-ci était désignée comme « l’obéissance la plus fraternelle aux chefs de camp ». L’inscription dans l’équipe de football impliquait elle aussi une obligation de participation et de résultats, résultats déclinés sous leurs modalités sportives et morales lors des réunions du conseil d’administration de L’Albanaise de Lyon. Les loisirs encadrés par les œuvres paroissiales, jeux ou activités sportives, contribuaient ainsi à la socialisation des enfants et comme à l’école, ces derniers intégraient les rôles que la société, et pas seulement l’institution religieuse, leur avait dévolus.
Au milieu des années 1930, quand Laurent Remillieux reprenait, à l’intention des éditions Bloud et Gay, les arguments autrefois destinés aux parents pour justifier l’implantation « des écoles chrétiennes », la liste des objectifs qu’il dressait rapprochait encore l’œuvre scolaire d’une tâche morale et éducative étroitement dépendante de son cadre familial. Dans cette apostrophe aux familles, censée répondre aux attentes des parents, on retrouvait la volonté d’apporter à la population paroissiale les valeurs religieuses et sociales des bourgeoisies catholiques représentées par les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban.
‘« Vous demandez à une école qu’elle soit près de chez vousL’absence d’écoles publiques et donc la carence des autorités municipales abandonnant la population à sa marginalité urbaine étaient mises en avant. Les écoles privées palliaient d’abord un manque. Mais elles devaient aussi conduire l’élève à intégrer certaines des valeurs prônées par le milieu dans lequel avait grandi Laurent Remillieux : si la promotion sociale s’acquérait par le travail, les aptitudes de chacun protégeaient du désordre social et familial ; le respect et l’amour filial se plaçaient au cœur des relations entre parents et enfants ; la loyauté, la bonté, la justice, la fraternité, la moralité élevaient l’individu et assuraient le progrès de la société. En 1922, l’annonce de la création d’une « section de tout petits » était en cela exemplaire. Elle était réservée « à l’usage exclusif » des mères se trouvant dans l’impossibilité absolue de garder leurs enfants. Mais il ne fallait pas s’y tromper, Laurent Remillieux en profitait pour glisser une critique sur l’inhumanité de la société industrielle, contraire aux principes familiaux des catholiques sociaux.
‘« Que tout le monde soit bien persuadé que cette création indispensable nous peine, car elle condamne le système social qui entraîne la mère en dehors du foyer ou qui ne l’aide pas assez, pour qu’elle puisse garder auprès d’elle ses tout-petits. Nous ferons tous nos efforts pour que cela change. Dieu veuille que bientôt nous puissions supprimer cette section nouvelle. » 525 ’Ce dernier fait apparaît tout aussi clairement à travers certaines des activités des laïques de la Maison Sociale. L’organisation d’un service médico-social, avec la participation d’infirmières et d’un médecin, relevait tout à la fois des préoccupations hygiénistes, caractéristiques de la Troisième République et commandées par la lutte contre les deux fléaux sociaux que constituaient toujours dans les années 1930 la tuberculose et la mortalité infantile 526 , et d’un « souci social, éducatif », sur lequel les anciens membres de la Maison Sociale que j’ai rencontrés ont toujours insisté. Avec sa consultation de nourrissons, l’équipe de la Maison Sociale se devait d’éduquer la mère de famille et de gérer le problème familial, et elle était encouragée en cela par la paroisse.
‘« (Suzanne Grégy) La paroisse voulait qu’on favorise la vie familiale, que les femmes ne travaillent pas trop, qu’elles restent avec leur enfants…Ordre fuyant les bouleversements sociaux introduits par le premier conflit mondial, ordre luttant contre la nouvelle image d’une femme en proie au modernisme et à l’indépendance et promouvant la famille nombreuse qui construirait la France peuplée et saine du lendemain : les angoisses catholiques étaient canalisées par l’action sociale. Les laïques de la Maison des Jeunes, puis de la Maison Sociale, comme l’équipe paroissiale, s’employaient à propager un modèle familial participant de la reconstruction de l’après-guerre, même s’il fallait pour cela omettre certaines réalités ouvrières : la mère devait rester au foyer auprès de ses enfants, pendant que le père travaillait à l’extérieur et consacrait son temps libre à la construction du logement et à l’entretien d’un jardinet. Mais comment appliquer ce modèle dans des familles où le deuxième salaire était souvent nécessaire ? Les laïques fournirent un cadre et des relais à un modèle de la famille construit par le monde des bourgeoisies, en proposant des interlocutrices aux mères de famille, dans leur service d’aide aux mères et dans leur consultation pour nourrissons. Par là, les catholiques de Notre-Dame Saint-Alban ont encore contribué à structurer l’espace social du quartier.
Un retour sur la formation continue pour adultes permet encore d’étayer la démonstration. Hommes et femmes fréquentaient le local pour des cours d’enseignement pratique ou général et chacun participait comme enseigné ou enseignant selon ses possibilités.
‘« Les individus les moins doués pouvaient toujours apporter quelque chose aux autres. Il y avait un échange. Par exemple, dans un cours, on avait des gens qui étaient très intellectuels, qui venaient au cours de couture, où des mamans donnaient des indications à leurs voisines, en plus des explications du professeur. Des messieurs qui étaient très doués en menuiserie, apportaient leur aide à d’autres, qui leur donnaient des notions de comptabilité. Tout le monde pouvait et devait apporter quelque chose. » 528 ’En 1921, Robert Garric avait fondé les Equipes Sociales. Un de ses objectifs était de créer des centres de culture et de formation générale où, « tous ensemble, dans une atmosphère d’amitié désintéressée, des jeunes de métiers et de spécialités différents [s’enrichiraient] mutuellement en échangeant leur savoir et leur expérience de vie ». La Maison Sociale reprenait à son tour « l’idée sillonniste de l’échange au niveau de la culture » 529 . Autour du professeur, étaient encouragés les échanges et une forme d’entraide, que les catholiques appelaient fraternité. Mais ces rencontres étaient aussi désirées parce qu’on espérait qu’elles amèneraient les différents milieux sociaux à se mélanger et qu’elles seraient fondatrices d’un lien social entre les habitants du quartier.
Dans le cadre d’un espace urbain en cours d’urbanisation, dépourvu d’équipements sociaux, où les réseaux de sociabilité étaient encore mal ou pas établis, il ne s’agissait pas seulement, en effet, de recréer des liens entre les classes sociales. Il fallait créer le lien qui structurerait l’espace social. Quand l’abbé Remillieux présentait « les étapes d’une Cité paroissiale » dans La Vie catholique, il ne signifiait pas autre chose. Le projet missionnaire sous-tendait bien sûr tous ses propos, mais en recensant l’ensemble des locaux paroissiaux édifiés et leur fonction, il permettait de comprendre que les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban avaient aussi contribué à l’équipement social du quartier. Reprenons l’inventaire : des écoles, un cours secondaire pour les filles, une salle de conférence et de théâtre, des locaux pour les scouts, les guides et l’Action catholique spécialisée, donc pour la jeunesse, auxquels il amalgamait la Maison Sociale avec ses salles de cours, de réunion, le dispensaire, le local du groupement d’achat. C’est la même énumération que reprend le dossier de photographies constitué à la demande de Francisque Gay. Les bâtiments paroissiaux avaient rempli des vides, ils avaient investi l’espace et donné aux habitants du quartier des points de repère et d’ancrage. Dans ces bâtiments, les catholiques multipliaient les occasions de rencontre, organisaient les fêtes et les loisirs, pour les enfants essentiellement, mais aussi pour les adultes. La dépression qui marqua les années trente permit de marquer une nouvelle étape dans l’organisation d’un réseau de sociabilité. Les animateurs de la paroisse développèrent la solidarité entre les habitants du quartier et le groupement d’achat en était un exemple. Tout se passait comme si le groupe paroissial assumait le lien social que la ville n’aurait, d’après lui, pas construit. Le regard que portaient ces élites sur la société urbaine en cours de structuration dans un espace périphérique restait empreint d’une condamnation idéologique. Leur mission était de sauver des âmes, mais aussi de sauver des individus et plus loin, la société. Instaurer des normes et des valeurs, par là faire peser une contrainte extérieure sur les individus, tout en créant le lien social, revenait à proposer une régulation sociale qui combattrait la démoralisation des individus.
C’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre la collaboration à plusieurs reprises revendiquée par les animateurs de la paroisse avec les institutions et les autorités publiques. On rapporte souvent que les combats classiques touchant un enjeu religieux semblent avoir été évités : la mémoire paroissiale a toujours insisté sur l’absence de guerre scolaire et les témoignages des deux résidentes de la Maison Sociale ont souligné le souci d’éviter toute concurrence entre services sociaux ou entre services médicaux. En particulier, les dirigeantes de la Maison Sociale n’ont jamais essayé de « doubler » les services proposés dans le quartier. Qu’un service de consultation de nourrissons ouvrît au nouvel hôpital Edouard Herriot et le centre social fermait le sien, après avoir collaboré avec sa directrice : toutes les fiches médicales furent transmises sur l’initiative de Mlle Benoît. Le jardin d’enfants fut accepté sans animosité par la maternelle mise en place par l’école publique. Des arrangements avaient donc lieu entre les deux secteurs, public et privé, arrangements que d’autres témoignages étendent au cas des écoles primaires. La fermeture des écoles privées de Notre-Dame Saint-Alban durant l’été 1933 est relatée dans l’ouvrage de Joseph Folliet. Pour retracer ces péripéties scolaires, le biographe de Laurent Remillieux s’est appuyé sur le témoignage anonyme d’une ancienne institutrice et paroissienne et sur la correspondance échangée par le curé avec les autorités publiques en 1933-1934 530 . Parmi les causes de la fermeture, il met d’abord en avant les difficultés financières qui avaient lourdement grevé le budget de 1932 et qui rendaient désormais impossible le fonctionnement normal des écoles paroissiales. Mais il rapporte ensuite leur disparition à la mise en place d’un important groupe scolaire public, le groupe Edouard-Herriot, rue Bataille, qui changeait les conditions initiales : « l’isolement se transformait en concurrence » 531 .
‘« Toutes ces raisons contribuèrent à une décision finale, qui ne faisait point simplement contre mauvaise fortune bon cœur.Le témoignage écrit que l’ancienne institutrice a confié à Joseph Folliet précise que le directeur de l’école de garçons n’était certes « pas pratiquant », mais du moins « impartial ». C’est bien de ce témoignage que Joseph Folliet a repris l’idée que la construction du groupe scolaire public avait rendu « moins nécessaires les écoles libres ». Il était montré que l’Eglise avait contribué à organiser la vie du quartier en palliant l’absence de l’Etat au cours des années 1920. Cette fonction sociale de substitution devait s’achever au moment où les autorités publiques assumaient leur rôle. La décision de l’abbé Remillieux de fermer les écoles privées paraissait ferme et sans regret : en dépit d’un « assentiment réticent des autorités ecclésiastiques », il préférait abandonner les œuvres d’enseignement primaire et voyait « dans cette fermeture un geste d’unité ». Sa décision était interprétée comme un refus de relayer sur le territoire de Notre-Dame Saint-Alban la querelle scolaire, facteur de division sociale et locale.
La polémique n’avait pourtant pas épargné la paroisse les années précédant l’ouverture des écoles publiques. Elle s’était cristallisée au moment de la publication d’un article, intitulé « On demande une école », dans un hebdomadaire lyonnais 533 . Le journaliste évoquait une pétition de la population du « Transvaal-Vinatier », réclamant la mise en place d’un groupe scolaire municipal. Laurent Remillieux rétorquait dans L’Etincelle qu’un très grand nombre de parents n’avaient pas apposé leurs signatures, « pour la bonne raison qu’ils [avaient] déjà une école qui leur conv[enait] » 534 . « Quitte à passer pour un naïf », il refusait d’accorder du crédit à l’existence d’un anticléricalisme latent, dressant l’une contre l’autre deux parties de la population du quartier du Transvaal. S’il reconnaissait qu’il se trouverait toujours « des gens pour marcher derrière » ceux qui maniaient l’anticléricalisme comme une arme politique, exploitant le mensonge et la diffamation, il affirmait que dans le quartier du Transvaal une cohabitation respectueuse et même une collaboration prévalaient dans les relations nouées entre chrétiens et incroyants. Cette « mutuelle et cordiale confiance » formait d’ailleurs une condition nécessaire au développement de toute vie sociale. Pour donner plus de poids à ses allégations, Laurent Remillieux, après avoir dénoncé les manœuvres politiciennes, citait les lettres qui lui avaient été adressées pour soutenir les écoles privées et remerciait leurs auteurs :
‘« Tel personnage officiel, dans un magistral discours, clamera son indignation de voir les prêtres s’infiltrer partout et mettre la main sur l’enfance […], tentera […] par des tas de petites vexations, par des contrôles incessants, par des arrêtés fantaisistes, de combattre les écoles du chemin Saint-Alban. […]. Et il se trouvera des gens pour marcher derrière le personnage officiel. » 535 ’ ‘[Mais deux pages plus loin]’ ‘« Je remercie profondément nos amis du Transvaal, ceux surtout qui ne nous entendent pas à l’église, pour leur affectueuse sympathie et la bonne volonté qu’ils mettent à nous comprendre. Nous aussi, nous cherchons à pénétrer leur âme. Cet effort mutuel de compréhension ne peut pas ne pas être fructueux. » 536 ’De plus, le prêtre dénonçait une autre inexactitude du journaliste, qu’il jugeait scandaleuse. Clamer que la population du quartier voulait une « école communale, laïque et gratuite » revenait à nier la gratuité des écoles privées et Laurent Remillieux s’empressait de rappeler que dans les écoles du chemin Saint-Alban, « jamais une rétribution scolaire, ni même le paiement des fournitures n’[avaient] été exigés ni mentionnés pour admettre les enfants » 537 .
Le maintien des écoles privées ne faisaient pour finir aucun doute. Selon sa rhétorique habituelle, le prêtre laissait la parole aux laïcs pour mieux sceller la communauté des intérêts et des projets :
‘« Quand une école municipale sera construite dans notre nouveau quartier, nous serons là, nous les pères de famille qui aurons été heureux de trouver des hommes dévoués pour nous aider, dès les premières heures, à élever nos gosses et à les instruire. […] Au nom de la reconnaissance, nous serons de ceux qui, sans partager toutes les aspirations du Clergé, revendiquerons pour ces bons artisans, pour la prospérité d’un quartier de Lyon, le droit à la liberté d’enseignement que nous revendiquerons toujours avec autant plus de conviction et d’ardeur que […] des circonstances locales nous en font comprendre la nécessité. » 538 ’Dans le discours du clerc, les écoles privées n’étaient pas rattachées au territoire paroissial mais à celui du « quartier », espace de vie partagé. Dès la naissance du « Transvaal-Vinatier », elles avaient contribué à sa structuration sociale, elles avaient accompagné son développement et restaient nécessaires à son fonctionnement social. Leur fonction s’inscrivait dans un projet urbain et, dans ce cadre territorial, les logiques religieuses de la mission ne se pensaient pas indépendamment de ses logiques sociales. Cette conception autorisait dès lors le renversement du discours au moment de la fermeture des écoles privées, justifiée en premier lieu non par les difficultés financières insurmontables, mais par le souci d’un partage des tâches et d’une collaboration avec les autorités publiques.
Au terme de cette analyse, on peut se demander si, au-delà d’un ordre chrétien, ce que les catholiques de Notre-Dame Saint-Alban ont peut-être le mieux imposé, ce ne fut pas un ordre social. N’a-t-on pas finalement démontré que le maillage du quartier, par la mise en place de groupes et les activités proposées, répondait au discours des classes dominantes cherchant à résoudre la question sociale et urbaine ? A travers l’instauration de certaines formes de sociabilité, on retrouve bien sûr des valeurs culturelles véhiculées par le christianisme, la solidarité ou la fraternité par exemple. Mais elles ne doivent pas masquer d’autres valeurs marquées socialement : le souci de l’instruction, de l’éducation, la protection de la cellule familiale, telle qu’elle était comprise par la bourgeoisie, ou plutôt par les classes moyennes. Enfin, c’est ainsi que l’on peut concevoir leur réponse à ce qu’ils avaient identifié comme l’absence néfaste de régulation sociale dans ce quartier de la périphérie d’une grande ville. Ce fut leur contribution à la contrainte sociale morale durkheimienne. Une notion empruntée cette fois à la sociologie américaine de l’entre-deux-guerres peut servir à conceptualiser leur désir et leur action, celle de « contrôle social ». Le terme anglais de control revêt un sens positif, contrairement aux connotations du mot français. Contrôler signifie maîtriser. « Le contrôle social, c’est l’ensemble des ressources matérielles et symboliques dont dispose une société pour assurer la conformité du comportement de ses membres à un ensemble de règles et de principes prescrits et sanctionnés. (…) Ce sont les modèles culturels appris par l’individu et les mécanismes institutionnels qui récompensent et sanctionnent la conformité – ou la déviance – par rapport à ces modèles. » 539 Les sociologues américains ont notamment utilisé cette notion pour évoquer l’apprentissage, par les immigrants et les membres de minorités ethniques, des modèles culturels pratiqués par les Américains appartenant à la classe moyenne, et l’emprise que ces modèles ont exercée sur les nouveaux venus. Dans l’interprétation proposée ici, les animateurs de Notre-Dame Saint-Alban auraient participé du contrôle social visant à maîtriser la population d’un quartier informel, visant à intégrer ce quartier dans une société urbaine cohérente. Par là, ces catholiques sociaux ont redonné à l’Eglise son rôle social. Ils ont ainsi contribué à démontrer dans ce micro-espace le ralliement de l’Eglise à la République et son intégration dans la société civile.
Les derniers développements consacrés à l’histoire paroissiale ont permis d’élargir les perspectives et de considérer les logiques sociales d’un discours qui se posait comme intrinsèquement religieux. L’intérêt de l’étude ne résidait pas seulement dans une relecture du renouveau paroissial incarné à Lyon par Notre-Dame Saint-Alban, dans cette observation d’une dialectique de la tradition et du changement qui a été menée dans la partie centrale du chapitre. Pour sortir d’une problématique construite à partir des années 1940, il était essentiel de redonner à l’objet de l’étude son autre dimension, celle d’une paroisse fondée dans un espace urbain périphérique, à partir d’un projet défini par des acteurs extérieurs à cet espace et qui projetaient sur lui leurs valeurs religieuses, sociales, culturelles. Les deux dimensions de l’histoire renvoient en fait à deux échelles différentes d’observation. L’histoire de la contribution de Notre-Dame Saint-Alban au renouveau paroissial plonge dans une histoire religieuse comparative et s’inscrit dans un cadre national, tandis que l’histoire urbaine et sociale de la paroisse rend compte des logiques qui régissent le territoire paroissial, micro-espace envisagé comme le terrain clos d’une expérience historique. Ce chapitre n’a pas épuisé toutes les hypothèses que peut offrir cette deuxième voie et le suivant continuera à les explorer. Un bilan provisoire peut cependant être proposé. Et s’agissant de la première histoire envisagée, quelques conclusions peuvent être déposées.
Au moment même où le discours catholique valorisait le changement liturgique expérimenté à Notre-Dame Saint-Alban, les audaces de l’abbé Remillieux laissaient pourtant la paroisse lyonnaise en deçà des expériences que développaient la Mission de Paris et celle de Marseille. La référence en la matière serait donnée une fois pour toutes, et, n’en déplaise aux catholiques lyonnais, elle était parisienne, par la paroisse du Sacré-Cœur du Petit-Colombes de l’abbé Michonneau. C’était elle qui inspirait directement Jacques Loew à Marseille et ses méthodes étaient reprises à Saint-Hippolyte dans le XIIIe arrondissement de Paris. La logique territoriale qui servit à la création de Notre-Dame Saint-Alban ne parvint jamais au terme que lui fixa cette nouvelle génération des prêtres. On n’y retrouvait pas le « souci de rejoindre la communauté naturelle, le véritable milieu de vie des habitants », qui était « alors une préoccupation partagée par tout le mouvement missionnaire » 540 . Si l’on voulait trouver chez les catholiques de Notre-Dame Saint-Alban ce nouveau type de rapport à l’espace urbain et à ses habitants, c’était du côté des laïques de la Maison Sociale qu’il fallait chercher. L’abbé Remillieux essayait d’attirer les résidents du territoire paroissial dans son église, mais il n’avait jamais songé à les rejoindre dans leurs lieux de vie et de travail, si l’on exceptait les visites ponctuelles qu’occasionnaient un baptême, un mariage ou la mort proche d’un paroissien. Et encore, faut-il rajouter, ces visites ne concernaient, dans le dernier cas, que ceux qui fréquentaient déjà la paroisse. Paroisse missionnaire, Notre-Dame Saint-Alban l’était dans ses intentions et seules les innovations liturgiques définissaient l’originalité d’un fonctionnement par ailleurs classique. Les conceptions de son curé s’enracinaient dans une formation et des expériences vécues avant 1914 ; elles étaient ranimées à la fin des années 1920 par les exhortations du père Lhande. Mais si ce n’était pas l’exemplarité d’un modèle missionnaire qui devait être loué, comment expliquer la publicité qui fut orchestrée autour de la paroisse lyonnaise ? Notre-Dame Saint-Alban permettait au mouvement du renouveau paroissial et liturgique qui naissait pendant la Deuxième Guerre mondiale de s’enraciner dans une expérience antérieure : la rupture ne pouvait se penser que comme un retour aux origines et elle ne pouvait se passer de la référence à une tradition. Mais paroisse d’un territoire, Notre-Dame Saint-Alban était aussi la paroisse d’un réseau de catholiques sociaux lyonnais qui firent d’elle l’un des lieux de leur accomplissement religieux et pour qui il était peut-être inconcevable d’abandonner à Paris les virtualités du changement religieux, alors que la guerre avait octroyé pour un temps à Lyon le rôle de capitale.
Jusqu’à présent quand il s’est agi d’étudier l’histoire religieuse de Notre-Dame Saint-Alban, il faut bien noter que je suis toujours restée au niveau des intentions et des réalisations des fondateurs et des animateurs de la paroisse, sans me préoccuper des autres acteurs de l’histoire paroissiale, sans m’intéresser aux usagers de la paroisse. Les développements de l’histoire paroissiale ont étroitement dépendu de l’histoire générale de l’Eglise catholique et il a été impossible de les étudier sans les replacer dans leur contexte religieux. Mais j’ai aussi tenté d’analyser le regard que Laurent Remillieux et son équipe portaient sur le territoire paroissial et ses habitants et de montrer que c’était ce regard qui avait orienté leur action. Des logiques religieuses du projet missionnaire, le chapitre a ainsi glissé vers ses logiques sociales et a déroulé le fil qui conduisit des catholiques de l’investissement religieux d’un espace urbain périphérique à son investissement social. L’encadrement du territoire et de la population relevait d’une double visée. D’une intention consciente et proclamée de reconquête chrétienne, on est passé à une stratégie d’action sociale, que la postérité de Notre-Dame Saint-Alban a moins reconnue. En croisant histoire religieuse et histoire sociale dans le cadre d’un micro-espace urbain, c’est ici que, conformément au projet annoncé dans l’introduction, j’ai essayé d’inscrire le religieux dans une histoire urbaine et, inversement, de prendre en considération la dimension religieuse dans l’analyse de la ville du XXe siècle.
Le travail qui vise à une analyse du fonctionnement religieux et social du territoire paroissial n’est pas pour autant terminé puisqu’il doit maintenant aborder l’autre partie des acteurs de la vie paroissiale, ceux que j’ai désignés précédemment comme les usagers de la paroisse. S’intéresser à ceux qui ne fréquentaient la paroisse que pour les grands rites de passage, sans appartenir au noyau de fidèles enthousiastes, ou à ceux qui ne la fréquentaient pas, contribue à alimenter le projet historique défini dans l’introduction de la deuxième partie. En changeant à nouveau l’échelle d’observation, on révèlera d’autres facettes de l’histoire du religieux du micro-espace déterminé par le territoire paroissial. Loin d’accorder une attention exclusive aux intentions missionnaires de Laurent Remillieux et de son entourage, loin de reprendre la question du renouveau paroissial exclusivement sous son angle religieux, le prochain chapitre essaiera, en revenant à l’exploitation de la base de données, en conjuguant plusieurs approches des mêmes textes ou en croisant des sources de nature différente, de rendre compte aussi bien des besoins sociaux attachés aux pratiques religieuses que des sociabilités induites par l’implantation d’une paroisse catholique dans la périphérie urbaine.
Maurice Eblé, « L’apostolat du dévouement », La Vie catholique, op. cit., p. 5-6.
Laurent Remillieux, « Les étapes d’une Cité paroissiale », Op. cit.
Dossier Bloud et Gay, p. 178, Papiers Folliet. Les citations, qui reprennent en fait de larges extraits de L’Etincelle, sont tirées de l’ouvrage que Laurent Remillieux avait commencé à rédiger pour les éditions Bloud et Gay. Cet ouvrage inachevé reste la meilleure source à notre disposition pour connaître le contenu du journal paroissial.
Ibid., p. 180.
Ibid., p. 166.
Ibid., p. 187.
Ibid., p. 191.
Ibid., p. 190.
Ibid., p. 1901-191.
Ibid., p. 167-168.
Ibid., p. 183.
Copie dactylographiée d’un extrait de L’Etincelle, daté du 25 mars 1928, Papiers Folliet.
Ibid.
Ibid.
Dossier Bloud et Gay, p. 186.
Ibid., p. 186, suite de la réponse à l’industriel.
Ibid., p. 179.
Ibid., p. 188.
Ibid., p. 179.
Ibid., p. 197.
A. Carrière, « Les conclusions de la “Quinzaine Sociale” », L’Etincelle, n° 15, 1er décembre 1928, p. 58.
Joseph Folliet a conservé la copie de quelques-unes de ses lettres dans ses papiers. Les citations proposées ici sont extraites d’une copie dactylographiée datée du 18 décembre 1921.
Copie dactylographiée d’un texte écrit par l’abbé Remillieux et daté du 25 septembre 1921, conservé dans les Papiers Folliet au Prado.
Ibid.
Ibid.
Citations extraites de la copie dactylographiée de l’extrait d’un bulletin paroissial daté du 8 octobre 1922, Papiers Folliet du Prado.
Extrait d’un bulletin paroissial daté du 3 juillet 1927, Dossier Bloud et Gay, p. 90.
Extrait d’un article du bulletin paroissial non daté, Dossier Bloud et Gay, p. 206-207.
Ibid.
Dossier Bloud et Gay, p. 149.
Lettre de l’abbé Colin aux parents des garçons du patronage, datée du 16 août 1921, Papiers Colin.
Dossier Bloud et Gay, p. 146.
Copie dactylographiée d’une feuille paroissiale datée du 24 septembre 1922, conservée parmi les Papiers Folliet au Prado, Carton Père Remillieux 3.
René Rémond in Yvonne Knibiehler, Nous les assistantes sociales. Naissance d’une profession, op. cit., p. 9 (préface).
Témoignage de Georgette Primet et de Suzanne Grégy.
Témoignage de Suzanne Grégy.
Citations extraites de Pierre Pierrard, L’Eglise et les ouvriers en France (1840-1940), Paris, Hachette, 1984, 599 p., p. 524-525.
J’ai retrouvé le témoignage, anonyme et non daté, dans les Papiers Folliet conservés par le Prado, mais la correspondance de Laurent Remillieux évoquée par Joseph Folliet a disparu.
J. Folliet, LePère Remillieux…, Op. cit., p. 106.
Ibid., p. 106-107.
L’affaire est relatée par Laurent Remillieux dans le manuscrit préparé pour les éditions Bloud et Gay, p. 159-162. Pour présenter les protagonistes et les péripéties de cet épisode de l’histoire paroissiale, l’abbé Remillieux reprend de larges extraits de numéros de L’Etincelle publiés à ce moment-là. Les documents utilisés ne sont pas datés et Laurent Remillieux préserve l’anonymat des différents protagonistes. Les faits précis nous échappent donc mais nous pouvons saisir le climat général qui présidait à l’ouverture des écoles publiques et nuancer la situation irénique exposée par Joseph Folliet.
Ibid., p. 162.
Ibid., p. 159-160.
Ibid., p. 162.
Ibid., p. 162.
Ibid., p. 161.
Sans rappeler les travaux d’Emile Durkheim, sur le suicide notamment, je renvoie à la définition donnée par le Dictionnaire critique de la sociologie, sous la direction de Raymond Boudon et François Bourricaud, Paris, P.U.F., 2e édition 1986, p. 119-126.
Yvon Tranvouez, « Mission et progressisme. Les chrétiens du XIIIe arrondissement de Paris (1945-1954) », op. cit., p. 70.