CHAPITRE 6 : Les usages paroissiaux du sacré : pratiques religieuses ou pratiques sociales ?

Le chapitre précédent n’a donc jamais regardé du côté des usagers de la paroisse, pas plus qu’il n’a posé la question de la nécessité de la mission. A partir du moment où l’on avait eu recours à la notion d’utopie pour cadrer la thématique, le problème n’était d’ailleurs pas là : peu importait la situation religieuse de la grande ville, son détachement ou son indifférence, son irréligion ou son areligion ; l’essentiel résidait dans les croyances et les attitudes des fondateurs et des animateurs de Notre-Dame Saint-Alban et dans ce que la paroisse avait cristallisé chez les militants du renouveau paroissial. Il est d’ailleurs inutile de se lancer dans une lourde tentative d’évaluation des résultats de l’évangélisation du quartier. On aura tôt fait de démontrer l’absence d’adhésion des habitants du territoire paroissial au projet religieux de Notre-Dame Saint-Alban, hormis un groupe de fidèles inconditionnels, comme la faiblesse générale d’une pratique, définie selon les critères d’une sociologie religieuse conçue après la Seconde Guerre mondiale, justement par les tenants de l’inquiétude missionnaire. S’il me paraît important de poursuivre l’examen de la question religieuse de l’histoire paroissiale, je ne reprendrai pas vraiment à mon compte la grille de lecture fabriquée par des catholiques pour décrire l’état, préoccupant à leurs yeux, de la pratique religieuse, même si je dois utiliser certains de leurs outils.

L’étude de cette pratique religieuse, ou plutôt du recours à la religion dans le cadre de l’institution paroissiale, accompagnera l’analyse sociale du groupe des paroissiens plus ou moins impliqués dans les œuvres de Notre-Dame Saint-Alban. Elle sera investie d’un questionnement chargé de montrer qu’en dépit du discours catholique sur la paganisation de la civilisation urbaine et industrielle, le recours à la religion se déployait incontestablement dans l’espace de la grande ville. Il suffisait en fait de déplacer le problème posé par les acteurs institutionnels pour accepter de rendre compte positivement de l’histoire religieuse des habitants du territoire paroissial. Alors que Laurent Remillieux se plaignait de l’attitude non chrétienne de ses paroissiens, en dénonçant sans relâche leur refus de répondre aux exigences d’un christianisme de vérité et leur usage formaliste et utilitariste du sacré, on essaiera de comprendre les attentes des paroissiens qui fréquentaient l’église, ne serait-ce qu’occasionnellement. Dépassant le problème de la fracture traditionnelle qui s’obstinait à opposer, déjà dans l’entre-deux-guerres, « une élite de militants » « à la masse attachée aux rites saisonniers de la pratique, à une religion qualifiée de “sociologique” » 541 , on explorera justement les tenants et les aboutissants de cette « religion sociologique ». La demande d’un sacrement portait en elle une signification positive et, même si le sacrement n’était pas vécu dans « la vérité de la foi », selon les critères établis par des militants catholiques, il n’en restait pas moins une pratique culturelle majeure qui s’insérait dans un itinéraire de vie et une histoire familiale et relevait aussi du fonctionnement social des citadins installés dans la périphérie de la grande ville.

Notes
541.

La citation, qui fait référence à la situation vécue par les catholiques dans l’agglomération parisienne dans les années 1960, est empruntée à Jean-Marie Mayeur, « Des chapelles de secours à la Cathédrale d’Evry », Cahiers d’anthropologie religieuse, op. cit., p. 20.