Les sources offrant des renseignements sur les actes religieux sanctionnant la pratique obligatoire, et considérés par Fernand Boulard comme étant de « première catégorie », suscitent en fait un sentiment d’insatisfaction, parce qu’en ne fournissant qu’une évaluation d’ensemble, et donc anonyme, des messalisants et pascalisants, elles ne permettent pas d’identifier les pratiquants qu’elles recensent. On aurait tout au plus tendance à dire que la faiblesse de la pratique enregistrée sur le territoire paroissial est à mettre en relation avec la présence majoritaire du monde du travail manuel. En fait, ce serait oublier la montée des classes moyennes, liée à la diversification des activités de cette périphérie urbaine, comme la complexité du fonctionnement social de cette dernière, démontrées par le chapitre précédent. Si l’on veut mener une étude sociale des paroissiens, on doit donc recourir à une autre documentation, mais qui n’autorise pas à prendre en compte tous les critères de pratique établis par la sociologie religieuse traditionnelle. Les catholiques qui seront alors cernés seront définis à partir de leur engagement dans les œuvres paroissiales, et on retrouve ici la seconde catégorie d’actes qu’utilisent les sociologues et les historiens pour caractériser le degré d’intensité de la vie religieuse ou la « vitalité chrétienne », ou à partir de leur inscription dans les registres de catholicité. Il est donc impossible de conduire une étude exhaustive de la pratique religieuse, à la manière des enquêtes de sociologie religieuse réalisées en France dans les années 1950 et 1960. Les niveaux de pratiques souvent privilégiés par ces enquêtes échappent en raison de sources lacunaires, tandis que, dans le même temps, l’échelle du micro-espace qui s’impose à nous change irrémédiablement les termes du problème. Elle exige une identification des acteurs pour qu’un croisement des données religieuses, sociales et urbaines puisse être envisagé.
Une tentative a été menée pour identifier directement à partir de leur participation aux mouvements d’Action catholique les familles les plus impliqués dans la paroisse. Très limitée en raison de sources lacunaires, elle n’a touché que les membres de la troupe des Guides. On a pu remarquer que patronage, scoutisme et guidisme ne semblaient pas s’adresser aux mêmes personnes et, dans les souvenirs de certains anciens scouts, les enfants des classes populaires, inscrits au patronage, sont opposés à ceux des classes moyennes, issus du monde plus aisé des employés ou des petits commerçants et qui avaient choisi le scoutisme. Cette distinction allait cependant à l’encontre des dires de Joseph Folliet, qui attestaient un recrutement plus populaire à Notre-Dame Saint-Alban que dans les autres paroisses lyonnaises. On peut aussi penser qu’elle renvoyait logiquement à la réalité de la diversité sociale de la population paroissiale et au discours élitiste qui structurait la pensée catholique sur la formation de la jeunesse. En fait, la remarque de Joseph Folliet concernait apparemment plus les filles et c’était le témoignage apporté par une des cheftaines des guides qui l’avait suggérée 566 . On en a trouvé une confirmation dans le Livre d’or de Vaujany, une paroisse rurale d’Isère abandonnée et adoptée par Notre-Dame Saint-Alban. Vaujany avait été confiée aux soins d’une aide-paroissiale allemande, Cläre Barwitzky. Du 13 au 21 juillet 1937, le camp des Guides de la Compagnie Notre-Dame de la Paix, la XXIe de Lyon, s’était installé dans ce village de montagne. Les filles de la troupe ont signé la première page du Livre d’or qui s’ouvrait avec l’arrivée de Cläre Barwitzky à Vaujany. Sur les treize signatures, six seulement ont pu être identifiées à partir des données des recensements. Les parents de deux d’entre elles étaient de nationalité italienne et portugaise et résidaient sur le territoire paroissial depuis les années 1930 seulement. Trois pères étaient recensés comme manœuvres mais les deux Français étaient inscrits sur les listes électorales, signe de leur insertion dans l’espace urbain qu’ils avaient investi. La plupart résidaient dans le noyau du quartier du Transvaal, au plus près des locaux paroissiaux.
Seul le recours à la paroisse lors des grands rites de passage peut en fait donner lieu à une étude précise, puisqu’il devient dans ce cas possible de croiser les données des registres de catholicité avec les informations procurées par les listes nominatives des recensements et les autres sources de l’histoire urbaine. Il est aussi concevable de tenter de repérer des individus participant activement aux activités paroissiales. Les listes partielles de jeunes gens inscrits dans les cercles d’études, d’adhérents de l’Association du Mariage Chrétien, d’animateurs des troupes de guides et de scouts, de laïcs encadrant les activités sportives, de membres du bureau de l’Union Fraternelle des hommes, disponibles dans les papiers du premier vicaire ou contenues dans le dossier conservé à la cure, permettent en effet de définir les individus et les ménages les mieux intégrés dans la communauté paroissiale et lui offrant ses militants les plus convaincus. Les listes nominatives des recensements n’ayant pas autorisé l’identification de tous les participants aux œuvres paroissiales, soit parce qu’ils ne résidaient pas dans le quartier au moment du recensement, soit parce qu’ils n’y ont jamais résidé, on a eu recours parallèlement aux listes électorales. Un certain nombre de personnes ont tout de même échappé à toutes les recherches. Des appréciations notées par le curé sur les habitants du quartier entre 1944 et 1949 ont aidé aussi à identifier ces ménages ou ceux désignés au contraire comme non pratiquants ou hostiles à la religion. On regrette bien sûr l’absence d’homogénéité des informations : la nature des sources comme la date pour laquelle les renseignements sont collectés impliquent des disparités qui oblitèrent certains changements de situation personnelle, comme certaines évolutions du territoire paroissial. La remarque est surtout vraie pour les données rassemblées sur les paroissiens les plus militants ou sur ceux qu’on peut définir comme non pratiquants ou hostiles, même s’ils figurent sur les registres de catholicité, car les informations repérées sont trop rares pour qu’on songe à construire plusieurs bases de données à des dates différentes. Il a donc fallu les regrouper pour l’ensemble de la période étudiée.
Ont finalement été distinguées dans un premier temps, à partir des registres de catholicité, deux catégories de ménages : ceux qui ont fréquenté au moins une fois la paroisse et ceux dont on ne retrouve pas trace dans les registres. Ce deuxième cas ne signifie nullement que les ménages ne fréquentaient pas par ailleurs une autre paroisse et donc n’avaient pas eux aussi recours à la religion. On ne peut que saisir l’absence de leur fréquentation de Notre-Dame Saint-Alban, et c’est sur ce paramètre qu’il faudra raisonner par la suite. Puis j’ai essayé de mesurer le degré d’implication dans la paroisse à partir des diverses sources à ma disposition. J’ai ainsi pu identifier quelques individus ayant donné des signes d’anticléricalisme, ou étant décrits comme hostiles à la religion, d’autres désignés comme indifférents ou non pratiquants, d’autres signalés comme au contraire suivant les obligations de la pratique institutionnelle, et enfin les plus militants.
Cette typologie a été réalisée à partir des sources paroissiales : certaines informations peuvent être considérées comme objectives, même si elles demeurent partielles, quand elles livrent par exemple le nom des individus ayant participé à des œuvres paroissiales. Mais quand le repérage dépend uniquement des commentaires et des appréciations du clergé paroissial, il est forcément moins fiable. De plus, cette typologie ne concerne quasi exclusivement que les ménages ayant fréquenté à un moment donné de leur vie la paroisse. La deuxième catégorie composée par ceux dont on ne retrouve aucune trace dans les sources paroissiales, à l’exception de deux ménages, échappe à l’étude, ce qui relativise grandement l’analyse des individus désignés comme anticléricaux ou non pratiquants selon les critères de l’institution. Pour saisir des individus hostiles au catholicisme ou véritablement indifférents, il aurait fallu recourir à d’autres sources, qui sont largement à inventer : une enquête orale aurait peut-être permis de recueillir des témoignages utiles. Mais comme on montrera que la fréquentation paroissiale dépendait notamment du degré d’insertion dans la société urbaine, cette enquête aurait été limitée par la disparition de toute la main d’oeuvre instable qui peuplait le territoire paroissial dans l’entre-deux-guerres. La deuxième solution est de croiser les registres de catholicité avec ceux de l’état-civil pour tenter de mesurer la proportion des ménages, inscrits dans les deuxièmes pour une naissance, un mariage ou un décès, ayant recours à la paroisse pour le sacrement ou la cérémonie religieuse correspondants. La possibilité de les identifier dans les listes nominatives des recensements autorise une étude comparative. L’expérience a été menée pour les années 1935 et 1936 mais, encore une fois, elle ne mène finalement qu’à la constatation du non recours à la paroisse du lieu de résidence, et l’on reste démuni si l’on veut cerner les sentiments des ménages concernés vis-à-vis de la foi catholique et de ses institutions.
Toutes les informations ont été codées et entrées dans la base de données pour recevoir un traitement statistique et permettre le suivi de quelques individus, ceux ayant joué un rôle notable dans les œuvres paroissiales, ou ceux repérés à partir des fichiers paroissiaux de 1944-1949 et du croisement des données des registres de catholicité et de l’état-civil. La typologie des paroissiens dressée selon le degré d’implication des individus ayant fréquenté la paroisse distingue les cas suivants :
0 : Ménage non pratiquant, des annotations négatives du curé ont été trouvées sur le ménage (« déchristianisation », incroyance) ou ménage inconnu du curé.
10 : Ménage non pratiquant mais en relation avec la paroisse ou une de ses activités ou avec le curé.
20 : Au moins un des membres, indifférencié, du ménage signalé comme pratiquant.
22 : Un des membres féminins du ménage signalé spécifiquement, à l’exclusion des hommes, comme pratiquant.
21 : Pratiquant dans une autre paroisse.
30 : Paroissien actif, laïc fondateur, animateur, militant de la paroisse.
40 : Cadre ecclésiastique ou laïque consacrée.
Les calculs ont été effectués en regroupant certaines classes et l’étude a privilégié la comparaison de certains groupes aux comportements opposés, les non pratiquants (0 et 10) et les paroissiens actifs associés aux cadres de la paroisse (30 et 40) notamment. L’étude statistique du groupe des pratiquants (20, 21, 22) a été abandonnée car elle est peu significative en raison du plus faible nombre de ménages repérés (25 seulement). L’examen des données a seulement permis, d’une part, d’isoler quelques femmes, âgées souvent de plus de cinquante ans, pratiquantes régulières dans une famille marquée par ailleurs par l’indifférence, et, d’autre part, de remarquer la présence de plusieurs familles catholiques pratiquantes fréquentant une autre paroisse que celle de leur lieu de résidence, celles de Monplaisir ou de Montchat essentiellement. Les familles en question résidaient le plus souvent à la limite du territoire paroissial et ne connaissaient même pas, d’après les remarques notées par Laurent Remillieux, leur appartenance à Notre-Dame Saint-Alban, pas plus que le curé ne connaissait d’ailleurs leur existence. C’était à l’occasion de la demande d’un sacrement ou de funérailles qu’elles apprenaient cette appartenance. Le fait en dit long sur l’anonymat qui caractérisait la périphérie urbaine dans un espace où la mobilité résidentielle était grande. Il nous renseigne aussi sur l’ignorance par les usagers des limites territoriales paroissiales et montre combien espace vécu et espace institutionnel développaient leurs propres logiques, sans forcément coïncider. Pourtant, ces paroissiens habitaient parfois plus près des locaux de Notre-Dame Saint-Alban que des autres églises paroissiales qu’ils fréquentaient.
Les informations recueillies ont été aussi l’objet d’un traitement cartographique réalisé en collaboration avec Jérôme Chaperon 567 . Les données ont été entrées cette fois dans les tables de MapInfo et reportées sur les cartes, pour que nous tentions de cerner la contribution de chaque espace, défini en fonction de son degré d’urbanisation et des caractéristiques socioprofessionnelles de sa population, à la vie paroissiale. Le groupe d’individus dont nous avons évalué la fréquentation paroissiale était présent sur le territoire paroissial en 1921. En fait, nous avons répondu essentiellement à la question suivante : parmi les individus présents dans la base de données constituée à partir du recensement de 1921, quels sont ceux qui ont fréquenté un jour la paroisse entre 1924 et 1949 et dans quel but ? Sans oublier que les réponses obtenues restent lacunaires puisque nos sources sont partielles. Il aurait été fondamental de reconduire la question pour la période des années 1930, en utilisant les données du recensement de 1936. Le projet a été abandonné à cause de la lourdeur de la tâche et je me suis contentée de confronter de façon empirique les adresses des ménages concernés, notamment lors de l’analyse comparative des registres de catholicité et d’état-civil de 1935-1936.
Les résultats apportés par les traitements statistique et cartographique des données semblent confirmer dans un premier temps les conclusions souvent retenues en sociologie religieuse, c’est-à-dire la pratique différentielle des groupes sociaux. C’est en tout cas ce que montre la confrontation des deux groupes constitués par les paroissiens actifs et par ceux que le clergé paroissial a désignés comme non pratiquants. Le graphique 5a permet de visualiser rapidement le contraste révélé par l’étude des groupes professionnels 568 de ces deux catégories opposées de paroissiens. Il a été réalisé à partir du calcul des pourcentages car les écarts entre les effectifs étaient trop importants pour permettre de raisonner en valeur absolue.
Les résultats obtenus doivent être rapportés aux conclusions de l’étude sociale exposées dans le chapitre précédent. On constate alors facilement que le monde du travail manuel est surreprésenté parmi les paroissiens stigmatisés par le clergé paroissial pour avoir montré des marques d’anticléricalisme ou pour être réfractaires à toute pratique régulière, alors qu’il est largement sous-représenté au sein des participants aux activités paroissiales et des animateurs des œuvres. C’est exactement l’inverse quand on considère les membres des classes dirigeantes et surtout ceux des classes moyennes. La présence de patrons et de cadres de l’industrie ne résidant pas sur le territoire paroissial, mais exerçant une fonction dans l’encadrement des œuvres paroissiales au début de la période, est à remarquer. Elle gonfle les chiffres des paroissiens actifs de cette catégorie sociale. Toutefois, l’observation de la base de données révèle le glissement vers une prise en charge des activités par des laïcs issus des classes moyennes au cours des années 1930. Le mouvement répond à l’évolution de la société et des activités économiques de l’espace couvert par le territoire paroissial : le renouvellement des classes dirigeantes dans l’entre-deux-guerres et le renforcement parallèle des classes moyennes se fixant à proximité de l’église paroissiale l’expliquent amplement. Mais il correspond aussi au modèle paroissial construit par les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban et poursuivi par Laurent Remillieux tout au long de la période envisagée.
Grâce au graphique 5b, on constate par ailleurs qu’à l’intérieur de chaque grand groupe professionnel, les différentes sous-catégories ne contribuent pas de la même façon au résultat d’ensemble. Ainsi les commerçants et les employés des services publics et assimilés (classe 6) sont-ils surreprésentés parmi les paroissiens hostiles ou réfractaires, tandis que ce sont les groupes des techniciens et cadres moyens (classe 4) et des autres employés (classe 5) qui fournissent la grande majorité des paroissiens actifs. L’explication de la fracture a peut-être à voir avec le comportement politique des employés de l’O.T.L. et du chemin de fer, plus prompts à la syndicalisation et plus proches des gauches socialiste et radicale, fers de lance de la république laïque et anticléricale. Enfin, si le monde du travail manuel est moins présent dans les œuvres paroissiales, cela est surtout dû aux ouvriers (classe 9) et aux manœuvres (classe 10), la proportion des ouvriers ou artisans (classe 8) actifs dans la paroisse se rapprochant plus sensiblement des valeurs trouvées pour les recensements de 1921 et de 1936. Et quand il s’agit de comptabiliser les paroissiens ayant donné des signes d’anticléricalisme, on trouve deux fois plus d’ouvriers que d’ouvriers ou artisans.
Le traitement cartographique des données renforce la démonstration. On a choisi de localiser uniquement les ménages codés 0 et 30, ces deux groupes montrant les comportements les plus contrastés au sein des habitants fréquentant la paroisse. Les cartes 8a et 8b montrent ainsi que les paroissiens actifs, qui résidaient en 1921 sur le territoire paroissial, se situaient de façon majoritaire dans le quartier Montvert, abritant les rues des pentes dévolues aux mondes des classes dirigeantes et des classes moyennes, tandis que les non pratiquants déclarés indifférents ou hostiles à la religion se retrouvaient dans le quartier du Transvaal, rassemblant majoritairement le monde du travail manuel. L’abstention religieuse des ouvriers semble donc confirmée quand on considère leur implication dans les œuvres et les activités paroissiales. La vitalité chrétienne reposait bien essentiellement sur l’adhésion des classes dirigeantes et surtout, de plus en plus, sur celle des classes moyennes.
Pourtant, la modification des critères de la fréquentation paroissiale change radicalement cette tendance. En effet, quand on passe à l’analyse des paroissiens inscrits dans les registres de catholicité, on obtient des résultats tout à fait différents, ce qui remet en question les premières hypothèses de travail. La carte de localisation des ménages résidants de 1921, ayant eu recours à la paroisse pour un baptême (carte 9a), un mariage (carte 9b) ou une sépulture (carte 9c) entre 1924 et 1949, ne révèle plus de logiques spatiales aussi prononcées. L’espace ouvrier de la paroisse ne recourait apparemment pas moins souvent à l’église que celui des classes dirigeantes et moyennes, lorsqu’il s’agissait de consacrer les grandes étapes de la vie. Le niveau de pratique que définissait la demande d’un sacrement occasionnel ne dépendait plus des logiques socio-spatiales du territoire paroissial. Ces caractéristiques de la vie paroissiale peuvent être retrouvées dans d’autres paroisses de périphéries urbaines mêlant des populations différentes. Elles ont été mises en évidence par des enquêtes de pratique religieuse paroissiale menées par des équipes de sociologie religieuse dans les années 1950 569 . L’étude de la paroisse Saint-Hippolyte, dans le XIIIe arrondissement de Paris, parvenait notamment à ce résultat. Le fait n’apparaît donc en rien comme une originalité de Notre-Dame Saint-Alban. L’étude réalisée pour la paroisse lyonnaise présente l’intérêt d’éprouver pour une période antérieure les hypothèses de travail posées dans les années 1950.
La constatation opérée à partir du traitement cartographique des données est parfaitement relayée par l’analyse statistique de ces dernières. Les calculs effectués sur deux bases de données différentes aboutissent au même résultat. Les études sociales des habitants du territoire paroissial inscrits dans les registres de catholicité, et de ceux qui en étaient absents, ont d’abord été conduites à partir du fichier général reposant sur les listes nominatives des recensements, en rassemblant les données de 1921, puis celles de 1936. En 1921, ont été identifiés 137 ménages inscrits dans les registres de catholicité pour 287 non inscrits. En 1936, leurs nombres se montent respectivement à 387 et 687. Cette étude a été doublée par une analyse des habitants inscrits dans les registres d’état-civil du 7e arrondissement en 1935-1936. Tous les ménages qui ont déclaré une naissance, un mariage ou un décès ont été repérés et confrontés aux listes de baptêmes, mariages et funérailles des registres de catholicité. L’échantillon comprend ici 112 ménages relevés dans les registres d’état-civil, se répartissant en deux groupes à peu près équilibrés : 57 ont été retrouvés dans les registres de catholicité, 55 ménages n’y étaient pas inscrits pour les sacrements ou les funérailles correspondant aux actes de naissance, mariage ou décès. Ont été éliminés de l’échantillon les actes de mariage qui signalent que la mariée était étrangère au territoire paroissial : dans ce cas, on est presque sûr que, si un mariage religieux a été célébré, il l’a été dans la paroisse de la jeune femme et que le fait ne dépendait nullement de la situation du marié.
Sont présentés ci-après les trois graphiques obtenus, les deux premiers réalisés à partir des valeurs relatives, le dernier à partir des valeurs absolues. Ils manifestent tous que le recours à la paroisse pour un baptême, un mariage, des funérailles, ne dépend cette fois nullement de l’appartenance du ménage à un groupe professionnel donné. Si l’on met les données en rapport avec la répartition de l’ensemble des chefs de ménage par catégories professionnelles, qui avait été calculée pour 1921 et pour 1936, on constate que les classes dirigeantes apparaissent même sous-représentées au sein des ménages ayant fréquenté la paroisse en 1921, comme le sont les classes moyennes en 1936, alors que le monde du travail manuel semble légèrement surreprésenté aux deux dates données. Dans le graphique 6c, la répartition des ménages issus du monde des classes moyennes et de celui du travail manuel offre même une symétrie quasi parfaite.
Il est vrai qu’une analyse plus fine des différentes sous-catégories composant les grands groupes professionnels oblige à nuancer le propos.
Le graphique 6d laisse transparaître des comportements différentiels au sein des grandes catégories, qui peuvent reprendre dans certains cas ceux observés lors de l’étude des paroissiens activement engagés dans la vie paroissiale, ou au contraire réfractaires à toute pratique régulière et à l’institution. On y retrouve une propension des ouvriers (classe 9) à moins fréquenter la paroisse que les ouvriers ou artisans, ou encore le retrait des employés du service public et assimilés (classe 6) par rapport aux autres employés (classe 5). Ici pourtant, les manœuvres (classe 10) et les cadres moyens (classe 4) n’adoptent pas la même ligne que celle que nous avons observée dans l’étude précédente. Dès que nous envisageons le recours occasionnel à la paroisse, nous nous heurtons donc aux limites d’une réflexion bâtie autour de la corrélation entre fréquentation paroissiale et appartenance sociale et professionnelle. Si la corrélation apparaît évidente quand il s’agit de cerner les individus assurant l’animation des activités paroissiales ou ceux manifestant des velléités anticléricales, elle se trouve mise à mal dans le second cas envisagé. Il faut donc se tourner vers d’autres variables pour mettre à jour les logiques de la fréquentation paroissiale.
L’hypothèse de travail qui a guidé à partir de ce moment-là la recherche a déjà été évoquée à plusieurs reprises. Si l’on doit se détourner des caractéristiques sociales de la population, définies par les appartenances professionnelles des chefs de ménage, qui ont longtemps retenu l’attention des sociologues obnubilés par « l’abstention religieuse des ouvriers », il ne reste plus qu’à revenir aux particularités de l’espace habité par les paroissiens potentiels et aux relations que ces derniers entretenaient avec lui, pour comprendre les rapports qui commandaient la fréquentation paroissiale. La complexité du fonctionnement de la périphérie urbaine dans laquelle s’était installée la nouvelle paroisse ne dépendait pas seulement des divisions socio-spatiales. Elle était également fondée sur la diversité des degrés d’urbanisation et d’urbanité de l’espace considéré et sur la mobilité géographique de la société urbaine qui l’avait investie. Il faut donc revenir aux logiques urbaines pour envisager d’une autre façon les paramètres de la fréquentation paroissiale. La démarche conduira à se démarquer plus encore des préoccupations catholiques, tournées vers la recherche d’une mesure de la pratique, qui étaient aussi celles de la sociologie religieuse classique. Elle se tournera vers les problématiques de l’histoire urbaine et, en évacuant la dimension de la foi, car l’expérience personnelle de la foi des paroissiens anonymes échappe de toutes les façons à l’historien, elle sera finalement amenée à considérer la paroisse, ses locaux et ses activités, comme un élément d’urbanité au sein de la grande ville, comme une structure de sociabilité, dans laquelle on s’intégrait ou à laquelle on avait occasionnellement recours, en fonction de ses besoins sociaux. Car c’est bien en priorité cette dimension sociale qui intéresse ici l’historien du religieux dans la ville. Comment peut-on pénétrer autrement les logiques des familles demandeuses de sacrements, alors qu’elles étaient par ailleurs blâmées pour leur comportement antireligieux par le clergé et les plus militants des paroissiens, et qu’on ne sait rien de leurs croyances individuelles ni de leur rapport au surnaturel ? En dépit de relations parfois conflictuelles avec l’institution catholique et ses exigences, ces familles choisissaient de passer par l’église pour marquer les grandes étapes de la vie de leurs membres. C’est dans ce cadre qu’on doit prolonger la recherche des paramètres de la fréquentation paroissiale, par une réflexion sur la signification sociale du recours à l’institution religieuse.
L’hypothèse de départ est donc que l’inscription dans les registres de catholicité, qui révèle une fréquentation paroissiale au moins occasionnelle, dépendait moins des logiques socioprofessionnelles que du degré d’insertion des familles dans la société urbaine. Et réciproquement, le recours à l’institution catholique paroissiale du lieu de leur résidence participait en conséquence de la mesure de leur insertion. Il suffit alors de reprendre les critères qui permettent d’évaluer l’insertion, dans l’espace de la grande ville et sa société, des ménages recensés dans les listes nominatives, puisque c’est toujours à partir d’eux qu’on raisonne, et de confronter les caractéristiques des ménages inscrits dans les registres de catholicité et de ceux qui en sont absents. La comparaison des deux groupes a encore été menée sur les deux années de référence, 1921 et 1936. Elle a été reprise pour l’étude plus ponctuelle qui croise, pour 1935-1936, les données des registres d’état-civil et des registres paroissiaux. Dans la base de données, on a donc sélectionné les champs concernant l’inscription des chefs de ménages sur les listes électorales de la ville, qui marquait l’intégration dans la société politique, leur statut familial et le nombre d’enfants qui vivaient dans le foyer, puisqu’on a montré dans le quatrième chapitre que « le mariage en premier lieu, la naissance des enfants ensuite étaient des critères d’insertion dans la société urbaine et de stabilité résidentielle », leurs origines géographiques et bien sûr leur adresse. On a aussi essayé d’évaluer, très empiriquement, le temps de leur présence sur le territoire paroissial, pour savoir s’ils appartenaient au noyau stable de la population ou s’ils alimentaient au contraire la part de la population qui se renouvelait rapidement. Les résultats les plus significatifs 570 ont été rassemblés dans les tableaux suivants et ils contribuent tous à la vérification de l’hypothèse qui a guidé la recherche : les ménages inscrits dans les registres de catholicité apparaissent mieux insérés dans la société urbaine et offrent une plus grande stabilité résidentielle 571 .
1921 | 1936 | |||||||
Célibataires | Mariés | Veufs | Autres | Célibataires | Mariés | Veufs | Autres | |
FP = 1 | 4,25% | 81,56% | 12,06% | 2,13% | 6,6% | 79,95% | 10,41% | 3,05% |
FP = 0 | 12,29% | 69,28% | 16,38% | 2,03% | 19,23% | 69,01% | 6,89% | 4,88% |
Ensemble des sondés | 9,93% | 72,75% | 15,24% | 2,08% | 14,89% | 72,60% | 8 ,22% | 4,29% |
1921 | 1936 | |||
Aucun enfant | Un enfant au moins | Aucun enfant | Un enfant au moins | |
FP = 1 | 29,79 % des ménages | 70,21 % | 34,18 % | 65,82 % |
FP = 0 | 43,69 % | 56,31 % | 54,52 % | 45,48 % |
Ensemble des sondés | 39 % | 61 % | 47 % | 53 % |
1921 | 1936 | |||
Inscrits | Non inscrits | Inscrits | Non inscrits | |
FP = 1 | 60,42 % | 39,58 % | 84,23 % | 15,77 % |
FP = 0 | 47,65 % | 52,35 % | 61,33 % | 38,67 % |
FP 1 = Mariés | 57,95 % | 42,05 % | 85,06 % | 14,94 % |
FP = 0 Mariés | 48,87 % | 51,13 % | 65,53 % | 34,47 % |
Ensemble des sondés | 51, 27 % | 48,73 % | 70,44 % | 29,56 % |
De façon très synthétique, on peut résumer ainsi la situation : les chefs des ménages, dont au moins l’un des membres figurait dans les registres de catholicité (FP = 1), avaient une plus grande propension à être inscrits sur les listes électorales de l’arrondissement, à être mariés et à avoir au moins un enfant. Le tableau 10a montre même que l’insertion dans la société urbaine de ces chefs de ménage, représentant certes uniquement ici les hommes de nationalité française de plus de 21 ans, progressa entre 1921 et 1936 de manière plus forte. Les critères démographiques manquent cependant de pertinence, car il va de soi que si l’on part des inscrits dans les registres paroissiaux à l’occasion de baptêmes ou de mariages, les chefs de ménage mariés et ayant des enfants seront surreprésentés. La fréquentation paroissiale était liée à certains âges de la vie et ceux qui choisissaient de se marier et d’avoir des enfants alors qu’ils résidaient sur le territoire paroissial étaient forcément, d’après les critères déjà mis en œuvre pour mesurer l’insertion dans la ville, mieux insérés que les célibataires. Il est donc inutile de chercher outre mesure à tirer parti de cette donnée. En revanche, il est peut-être intéressant de comparer les comportements des chefs de ménage mariés pour essayer de comprendre pourquoi certains avaient recours à la paroisse et d’autres non. C’est pourquoi le tableau 11 comme ceux qui rassemblent les informations sur les origines géographiques des chefs de ménage comportent deux lignes supplémentaires. Les conclusions n’en sont pas pour autant modifiées : les chefs de ménage mariés qui ont vu un membre de leur ménage avoir recours à la paroisse s’inscrivaient plus sur les listes électorales que les autres, et l’écart entre les deux groupes s’est même conforté entre 1921 et 1936. L’analyse comparée des origines géographiques des chefs de ménage doit nous permettre maintenant d’affiner la réflexion : puisqu’elle est susceptible de nous livrer une part du rapport que ces individus entretenaient avec la ville, on vérifiera à travers elle si la fréquentation paroissiale dépendait aussi d’un enracinement plus ancien ou d’une proximité plus grande avec la ville de Lyon.
1921 | 1936 | |||
Nés à Lyon | Nés ailleurs | Nés à Lyon | Nés ailleurs | |
FP = 1 | 19,69 % | 80,31 % | 27,09 % | 72,91 % |
FP = 0 | 18,52 % | 81,48 % | 24,72 % | 75,28 % |
FP 1 = Mariés | 18,63 % | 81,37 % | 26,39 % | 73,61 % |
FP = 0 Mariés | 18,6 % | 81,4 % | 19,96 % | 80,04 % |
Ensemble des sondés | 19,07 % | 80,93 % | 25,79 % | 74,21 % |
1921 | 1936 | |||||||
Rhône | Isère | Limousin | Nord et BP | Rhône | Isère | Limousin | Nord et BP | |
FP = 1 | 31,3 % | 19,08 % | 12,21 % | 2,29 % | 39,88 % | 9,97 % | 8,8 % | 1,47 % |
FP = 0 | 32,95 % | 9,2 % | 6,13 % | 6,51 % | 39,39 % | 8,41 % | 2,87 % | 6,31 % |
FP 1 = Mariés | 31,78 % | 16,82 % | 14,02 % | 2,8 % | 39,18 % | 8,21 % | 9,33 % | 2,24 % |
FP = 0 Mariés | 31,69 % | 10,38 % | 7,1 % | 5,56 % | 37,93 % | 8,22 % | 2,39 % | 6,9 % |
Ensemble | 32,4 % | 12,6 % | 8,3 % | 5,6 % | 39,5 % | 9 % | 5,5 % | 5,9 % |
1921 | 1936 | |||||
France | Italie | Espagne | France | Italie | Espagne | |
FP = 1 | 93,62 % | 5,67 % | 0,71 % | 87,59 % | 8,61 % | 0,76 % |
FP = 0 | 90,1 % | 4,1 % | 2,39 % | 77,76 % | 6,46 % | 2,01 % |
FP = 1 Mariés | 93,04 % | 6,96 % | 0 % | 86,86 % | 9,29 % | 0,96 % |
FP = 0 Mariés | 91,13 % | 3,94 % | 2,46 % | 79,42 % | 6,65 % | 2,49 % |
Ensemble | 91,24 % | 4,62 % | 1,84 % | 81,45 % | 7,22 % | 1,55 % |
On remarque encore une fois la tendance des inscrits des registres paroissiaux à être surreprésentés dans deux catégories qui pouvaient signifier une meilleure insertion dans la société urbaine et dans la ville de Lyon : leur part est en effet plus importante que celle des non inscrits parmi les chefs de ménage nés à Lyon et parmi ceux qui étaient nés en France, et cette part est supérieure au pourcentage obtenu pour la population totale sondée. Comme pour les autres variables déjà étudiées, la tendance se renforçait entre 1921 et 1936, évolution qui, non seulement suivait la dynamique de l’ensemble de la population, mais qui l’accentuait aussi. Si l’on ne considère que les chefs de ménage mariés, l’écart est même plus important entre les natifs de Lyon et les autres, que celui observé pour l’ensemble des ménages. La remarque ne peut cependant pas être reconduite si l’on envisage cette fois les pays de naissance. L’augmentation des immigrés étrangers sur le territoire paroissial entre 1921 et 1936 modifiait la donnée, mais cela signifiait aussi que l’intégration dans la société urbaine globale n’était pas le facteur essentiel de la fréquentation paroissiale. Dans cette optique, l’examen des départements de naissance et celle des comportements différentiels des chefs de ménage nés dans un pays étranger permet d’apporter des éléments nouveaux. Dans la logique suivie depuis le début du raisonnement, on aurait pu supposer que les natifs du Rhône seraient surreprésentés parmi les inscrits dans les registres de catholicité. Il n’en est rien et les résultats montrent même l’inverse pour 1921. En revanche, les natifs de l’Isère et même ceux des départements du Limousin (Creuse et Haute-Vienne) y sont, eux, largement surreprésentés. Si les premiers enregistrent un recul en 1936, la surreprésentation se vérifie tout de même au moins sur l’ensemble des sondés. Pour les natifs du Limousin, la tendance est exacerbée si l’on prend uniquement en compte les chefs de ménage mariés. La situation des natifs du Bassin Parisien et du Nord industrialisé est à l’opposé. L’examen du cas des Italiens et des Espagnols conduit à la même constatation, même si l’on traite ici des effectifs extrêmement faibles : les membres des ménages espagnols ont très peu recours à la paroisse, alors que ceux des ménages italiens sont inscrits dans les registres paroissiaux dans une proportion qui dépasse leur représentation sur le territoire paroissial. Le mariage ne fait qu’accentuer le résultat.
En histoire religieuse, on aurait tendance à rechercher des explications dans les comportements religieux des régions de départ des migrants. L’absence de recours à la religion n’est ainsi pas étonnante chez des natifs d’un Bassin Parisien dont le détachement religieux a depuis longtemps été prouvé et dont les taux de pratique étaient notamment bien inférieurs à ceux observés dans le département de l’Isère. De la même façon, l’attachement des Italiens aux croyances et aux rites du catholicisme relève du truisme, alors que les émigrés espagnols étaient susceptibles d’entretenir des rapports plus conflictuels ou plus contradictoires avec l’institution catholique. Ces Espagnols étaient pourtant loin d’appartenir à la génération de républicains, potentiellement anticléricaux, qui fuirent la guerre d’Espagne et la dictature franquiste après 1936-1939, et ils étaient surtout issus de la vague d’émigration économique qui toucha leur pays dans les années 1920. Le comportement des natifs du Limousin renforçait le doute qui remettait en question une interprétation exclusivement religieuse. Alors que la Creuse deviendrait dès 1945 un laboratoire de mission 572 , les Limousins installés à Lyon n’avaient finalement en proportion pas moins recours à la paroisse que les Isérois à l’occasion des baptêmes, mariages ou funérailles. Les explications à ces attitudes divergentes doivent en fait faire appel aux logiques urbaines plus qu’aux héritages religieux, et des éléments de réponse sont à chercher dans les commentaires développés au chapitre 4, sur la composition des courants migratoires, leur ancienneté et leurs évolutions, et sur la différence des situations des communautés immigrées.
Concentrons-nous donc sur l’anomalie que constitueraient les natifs de la Creuse et de la Haute-Vienne. Dans la partie qui analyse le fonctionnement social de l’espace urbain défini par le territoire paroissial, il a été en effet montré que, conformément à l’évolution enregistrée pour l’ensemble de la ville de Lyon, l’apport migratoire des départements limousins s’effaçait après la guerre, notamment au profit de celui des régions du Bassin Parisien et du Nord. On peut donc considérer que les ménages issus d’une migration plus ancienne, installés depuis plus longtemps dans la ville et sur le territoire paroissial, étaient plus enracinés que les nouveaux arrivants. Les Italiens fréquentant la paroisse appartenaient aussi au noyau le plus ancien de l’immigration. Leur meilleure intégration dans la société d’accueil a déjà été confrontée à la situation plus marginale des Espagnols. Dans ces deux cas, la fréquentation paroissiale dépendrait de l’ancienneté de l’installation sur le territoire paroissial et, plus que la familiarité avec la ville, ce serait l’appropriation d’un espace spécifique au sein de cette ville qui commanderait les relations avec l’institution paroissiale, dans l’optique d’une fréquentation occasionnelle. Conformément à ce qui a été auparavant démontré sur les logiques spatiales de la périphérie urbaine, on peut imaginer que la configuration spatiale des ménages au sein du territoire paroissial divergeait en fonction de leur inscription dans les registres de catholicité. Les inscrits résideraient dans les parties les plus anciennement urbanisées, ceux qui ne l’étaient pas dans les rues des nouveaux lotissements et dans les logements les plus précaires. C’est ici que le traitement cartographique des données aurait dû intervenir. On se contentera d’une observation empirique. L’étude de la base de données constituée à partir des registres d’état-civil de 1935-1936, qui confirme par ailleurs les observations faites à partir des autres critères, servira d’autant mieux à vérifier l’hypothèse, dans la mesure où elle évacue un certain nombre de variables pouvant parasiter le résultat : le mariage ou la présence d’un enfant ne peuvent plus servir d’explication suffisante à des comportements différents.
Les observations confirment l’hypothèse. Les ménages qui n’avaient pas recours à la paroisse habitaient plus fréquemment les voies caractérisées par un renouvellement important et rapide de la population, celles qui offraient des logements aux nouveaux arrivants et à la main d’œuvre instable. Ainsi, les rues Catherine Favre et Claude Viollet, les logements du Clos Collomb et du reste du chemin de la Plaine, ou encore de la rue Edouard Nieuport totalisaient 24 ménages absents des registres paroissiaux, alors qu’au cœur du quartier du Transvaal, dans les rues plus anciennes et pourtant plus peuplées Seignemartin, du Quartier Neuf, des Maçons ou du Transvaal, on en dénombrait seulement 9. La localisation du domicile des inscrits sur les registres de catholicité inverse la perspective. Le premier groupe de voies ne rassemblait que 5 de ces ménages alors que le second groupe en comptait 21. Et si pour les rues des pentes qui constituaient le quartier Montvert, on ne discerne pas une tendance aussi tranchée, on peut en imputer la cause, outre le fait qu’elles étaient moins peuplées et que les faibles effectifs étaient donc plus difficiles à interpréter, au renouvellement des classes dirigeantes et des classes moyennes qui avait marqué l’entre-deux-guerres.
Pour étayer la démonstration, on peut aussi tenter d’évaluer la stabilité des ménages ayant fréquenté la paroisse. Sur les 531 ménages qui étaient dans ce cas et qui figuraient dans les listes nominatives des recensements, un peu moins de 200 résidaient sur le territoire paroissial à la fois dans les années 1920 et dans les années 1930. Plus d’une autre centaine ont été repérés à plusieurs reprises au cours des années 1930, voire des années 1940 si l’on recherche aussi leur trace dans les registres paroissiaux. Et seulement 33 ménages n’ont pu être localisés que pour une année, ou deux années très proches si l’on croise les listes nominatives avec les informations livrées par les registres de catholicité. On note un autre fait intéressant : on retrouve inscrits dans ces registres de très nombreux paroissiens qui apparaissaient seulement dans le recensement de 1936 et qui révélaient ainsi leur installation sur le territoire paroissial. C’étaient eux qui semblaient grossir les effectifs paroissiaux. Jeunes ménages, que les lois du marché immobilier et les nouvelles activités amenaient à se fixer dans la périphérie urbaine, ils formaient cette part de la nouvelle population la plus apte à fournir dans les années qui suivraient les inscrits des registres de catholicité. De fait, quelle que soit la direction de recherche que l’on prend, toutes les constatations vont dans le même sens, ce n’était pas la population instable qui se retrouvait inscrite dans les registres paroissiaux. Finalement, on peut bien affirmer que, si l’absence de fréquentation paroissiale ne signifie pas l’absence de tout recours à la religion en dehors de Notre-Dame Saint-Alban, elle est révélatrice du rapport que l’on construisait avec l’espace habité. Plus on investissait cet espace de son histoire personnelle et familiale, plus grande était la probabilité de fréquenter occasionnellement la paroisse. Autrement dit, la fréquentation paroissiale occasionnelle, cette religion « sociologique » qui échappait aux exigences de l’institution religieuse, mesurait, non plus l’insertion générale dans la société urbaine à l’instar de l’inscription dans les listes électorales, mais l’insertion dans un espace social plus circonscrit au sein de la ville, celui de l’espace vécu.
L’examen de l’évolution du nombre de baptêmes, de mariages et de sépultures célébrés à Notre-Dame Saint-Alban pendant l’entre-deux-guerres permet d’aborder la démonstration par un autre côté. On aurait pu penser que la demande des sacrements du baptême et du mariage et celle des funérailles s’élèveraient avec l’accroissement de la population. Or, le graphique 7 présenté ci-dessous offre une image plus nuancée de la situation et dément quelque peu le pronostic.
Nous étudierons d’abord la période qui s’étend de l’érection canonique de la paroisse à 1939, car la Deuxième Guerre mondiale change apparemment trop brutalement les données pour que l’évolution soit traitée dans son ensemble. Les trois derniers mois de 1924 n’ont pas été pris en compte. Si le nombre de baptêmes s’est élevé régulièrement de 1925 à 1931, la courbe des mariages retranscrit l’irrégularité de ces derniers, avant que les années 1930 n’enregistrent leur stabilisation. Ces années voient parallèlement une baisse du nombre des baptêmes. Tout se passe comme si le mouvement des mariages religieux et des baptêmes avait plus à voir avec le comportement démographique d’un groupe donné d’individus qu’avec le dynamisme général du territoire paroissial. C’est qu’il faut garder en tête deux idées essentielles, qui expliquent que le groupe de ménages fréquentant la paroisse ne connaissait pas une expansion comparable à celle de la population totale. L’augmentation de la population s’accompagnait certes de l’établissement d’un certain nombre de familles sur le territoire paroissial, mais elle se nourrissait aussi d’un fort contingent de main- d’œuvre instable destinée aux industries de la périphérie lyonnaise. De plus, le noyau stable, propre à alimenter la fréquentation paroissiale, se renouvelait au tournant des années 1920-1930, modifiant à nouveau la donne. Les nouveaux arrivants qui se fixaient sur le territoire paroissial permettaient à terme de renouveler le groupe des inscrits, mais ils servaient d’abord à compenser les pertes. De toutes les façons, le recours à l’institution paroissiale ne se réalisait qu’à certains âges de la vie et il n’était pas voué à une continuelle répétition. Pour accroître le nombre des inscrits, il aurait fallu que les arrivants recourent en proportion plus grande à la paroisse pour marquer les grandes étapes de leur vie familiale, ou qu’un mouvement de conversions entame la population des réfractaires, soit par conviction, soit parce que leur comportement obéissait à certaines logiques sociales et urbaines. Or ce n’était de toute apparence pas le cas.
La courbe des sépultures dévoile une évolution plus singulière. Alors qu’au cours des années 1920, elle suit à peu près la même pente que celle des baptêmes, un net décrochage se produit en 1931. Après cette date, les sépultures se situent à un niveau beaucoup plus élevé que les baptêmes et les mariages. En fait, la paroisse accueillait désormais sur son territoire l’Institut médico-légal 573 et proposait un service religieux aux familles des décédés, dont les corps y avaient été transportés. Les noms de tous ces individus figuraient à ce titre dans les registres de catholicité. Le graphique 8 permet de distinguer les funérailles célébrées pour les personnes ayant résidé sur le territoire paroissial de celles liées à l’Institut médico-légal. On remarque ainsi la relative stabilité du nombre des premières. La courbe de l’ensemble des sépultures épouse en fait étroitement celle des deuxièmes. La situation explique aussi l’envol de la courbe générale pendant la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier le pic que marque l’année 1944.
Certes, la population du territoire paroissial était aussi victime d’une surmortalité due aux épisodes meurtriers qui touchèrent directement le quartier, quand ce dernier fut la proie des exactions allemandes. Les annotations du clergé paroissial dans les doubles des registres rapportent certains de ces drames, qui se déroulèrent tout au long de la dernière année de l’occupation. Ainsi, le 13 juin 1944, Roger Trotot, propriétaire d’une villa au 6 de la rue Volney, était fusillé avenue Rockefeller, victime de représailles allemandes à la suite d’un attentat à la grenade, perpétré par des résistants contre un camion militaire 574 . Le 19 août 1944, tous les hommes et les jeunes hommes du quartier étaient arrêtés par les Allemands et rassemblés dans les locaux du groupe scolaire Edouard-Herriot, rue Bataille. Quelques heures après, ils étaient libérés, à l’exception de quatre d’entre eux, gardés comme otages avant d’être exécutés. Les funérailles religieuses de Ferdinand Gay, laitier et marchand d’épicerie au détail 575 , mitraillé devant son magasin, au 164 de la rue Bataille, eurent lieu le 23 août 1944, en présence de « tout le quartier » 576 . Mais les registres paroissiaux, en incluant les funérailles des morts de l’Institut médico-légal, témoignent plus encore de la surmortalité que subissaient la ville entière et ses alentours. Aux exécutions d’otages s’ajoutaient les règlements de compte entre collaborateurs et résistants. Le bombardement du 26 mai 1944 amena quant à lui à la paroisse les corps de 30 civils, tués dans les quartiers de Jean Macé ou à Vaise. Les registres de Notre-Dame Saint-Alban comptabilisaient aussi les morts de l’hôpital militaire Desgenettes, établi au nord-ouest du territoire paroissial et qui complétait ainsi les installations hospitalières qui jalonnaient l’avenue Rockefeller.
L’aumônerie de l’hôpital militaire revint bientôt officiellement à l’abbé Félicien Fauconnier 577 , que la guerre et le réseau des Compagnons de Saint-François avaient conduit d’Abbeville, dans le diocèse d’Amiens, à Notre-Dame Saint-Alban, où il assura la fonction de vicaire à partir de 1941. L’hôpital Desgenettes comportait un service de maternité, qui contribua aussi à gonfler les inscrits des registres de catholicité. C’est ce que révèle le graphique 9, qui tente de distinguer une nouvelle fois les baptisés résidant sur le territoire paroissial des étrangers à la paroisse.
En 1945, le registre officiel des baptêmes contenait au total 125 actes, dont 78 peuvent être attribués au service religieux rempli par l’aumônier de l’hôpital militaire. La maternité de l’hôpital Edouard Herriot pourvoyait aussi au contingent des baptisés de la paroisse, sans que l’on parvienne à distinguer toujours parmi eux les résidents du territoire paroissial des étrangers à Notre-Dame Saint-Alban. En 1939, 19 baptêmes célébrés à la chapelle de l’hôpital, ou à celle de la clinique mutualiste qui était implantée aussi sur le territoire paroissial, étaient reportés sur les registres de catholicité, avec la mention « pour copie conforme » signée de Laurent Remillieux. Si les parents de ces enfants nés sur le territoire de Notre-Dame Saint-Alban y résidaient aussi parfois, leur absence de l’église paroissiale semble montrer qu’ils n’adhéraient pas au projet religieux revendiqué par l’abbé Remillieux et qu’ils ne se reconnaissaient pas dans l’appartenance à la communauté paroissiale définie par le lieu de leur résidence.
Au total, toutes ces informations relativisent singulièrement l’augmentation des effectifs des registres de catholicité de Notre-Dame Saint-Alban à partir des années 1930 et au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Jusqu’à la fin des années 1920, les courbes de la totalité des baptêmes et des funérailles épousent étroitement les pentes de celles retraçant l’évolution particulière des résidents du territoire paroissial. A partir des années 1930 elles se trouvent dissociées et la dissociation rend compte de la dualité des services religieux proposés par Notre-Dame Saint-Alban. L’essor se rapportait clairement à la présence de l’Institut médico-légal et aux nouveaux services hospitaliers. On peut dès lors affirmer que la multiplication des baptêmes et des funérailles ne devait rien à la pastorale missionnaire qui devait entamer la masse des incroyants et des indifférents. De plus, la nouvelle population drainée par les installations hospitalières influença la vie paroissiale, de nouveaux services religieux – des messes spécifiques pour les élèves des écoles d’infirmières et d’assistantes sociales par exemple – se mettant en place pour satisfaire les besoins des professionnels de la santé qui, désormais, vivaient ou travaillaient sur le territoire paroissial. La réalité paroissiale s’éloignait toujours plus des ambitions missionnaires proclamées dans les discours. La courbe des mariages étonne en comparaison par sa stabilité d’ensemble. On peut peut-être se fier à elle pour déterminer les familles qui définissaient les contours de la communauté paroissiale, entendue au sens large du terme et non dans le sens étroit des plus fervents des paroissiens. L’observation des adresses des futurs époux recopiées dans les registres dévoile toutefois la présence, certes plus modérée, d’individus ne résidant pas sur le territoire paroissial, présence que le graphique 10 tente de mesurer.
Le changement d’échelle, justifié par les plus faibles effectifs en jeu dans les mariages, gomme évidemment l’apparence de stabilité que donne le graphique 7 cumulant les courbes des baptêmes, mariages et sépultures. Si l’on considère l’ensemble de la période, on retrouve, comme pour les baptêmes, une croissance générale, encore plus clairement alimentée par les mariés du territoire paroissial, et qui suit, sans y être proportionnée, l’essor démographique de l’espace urbain considéré. La courbe qui retrace l’évolution de l’ensemble des mariages épouse le plus souvent étroitement celle qui comptabilise les mariages pour lesquels au moins un conjoint résidait sur Notre-Dame Saint-Alban. On observe cependant à nouveau un décrochement correspondant au temps de la Seconde Guerre mondiale et un autre, moins net, à celui de l’après-guerre. Et c’est encore pour les années 1920 que les deux courbes sont les plus proches. En 1940-1942, des civils de l’est de la France, fuyant l’occupation allemande, s’installaient en zone libre. Les registres paroissiaux gardent la trace de leur arrivée à Lyon. Leur nouveau domicile ne se situait pas forcément sur le territoire paroissial, comme en témoignent les adresses indiquées. Certains mariés étaient aussi liés à l’hôpital militaire, mais leur nombre était insignifiant. Une part assez constante des inscrits, voire de plus en plus nourrie à partir des années 1930, résidait sur la paroisse de Bron, révélant ces échanges interparoissiaux, de proximité ici, qui venaient peut-être conclure des liens formés au temps des débuts de Notre-Dame Saint-Alban, quand l’institution paroissiale fournissait à cette périphérie urbaine les seuls équipements et les seules structures répondant aux besoins sociaux des habitants.
« La troupe rassemblait un milieu plus populaire que les autres compagnies ; beaucoup de filles viennent de familles non chrétiennes. Les filles qui ont passé à la Compagnie en restent marquées même celles qui ne pratiquent plus », Témoignage de Marie Annequin retrouvé parmi les Papiers Folliet du Prado.
Une partie des résultats a été présentée en août 2001 à l’Université Laval de Québec, lors de notre communication pendant la Onzième Conférence Internationale de Géographie Historique, op. cit.
On a bien sûr repris la nomenclature définie par Jean-Luc Pinol et utilisée au cours du chapitre 4.
Voir par exemple François-André Isambert, Christianisme et classe ouvrière : jalons pour une étude de sociologie historique, op. cit., p. 25-42. L’enquête sur la paroisse de Saint-Hippolyte a été menée pendant l’année universitaire de 1950-1951.
Dans les tableaux proposés, la présentation de ces résultats est en effet partielle : ont été sélectionnés, en fonction des conclusions avancées dans l’étude urbaine et sociale du territoire paroissial, les cas les plus à même d’alimenter la démonstration.
C’était finalement sur le même thème qu’Emile Pin formulait une des conclusions de son étude sur la pratique religieuse d’une paroisse lyonnaise du 6e arrondissement : « Un lien étroit existe entre l’intégration à la société urbaine et la pratique religieuse. Dans les milieux non intégrés, la pratique religieuse est très faible ; plus le milieu est intégré, plus la pratique religieuse est élevée. Déjà les résultats de ce chapitre nous ont permis de constater que les personnes nées à Lyon ou dans les grandes villes pratiquent davantage que les autres, et qu’à l’inscription sur la liste électorale correspond également une pratique nettement plus forte »,: E. Pin, Pratique religieuse et classes sociales dans une paroisse urbaine, Saint-Pothin à Lyon, op. cit., p. 129. Mais la variable socioprofessionnelle continuait, dans le cadre de la pratique obligatoire, d’alimenter les comportements différentiels. En étudiant l’inscription dans les registres de catholicité, on se situe dans un autre questionnement : qui étaient les habitants d’une périphérie urbaine qui continuaient à demander les sacrements du baptême, du mariage et des funérailles religieuses alors que, dans leur immense majorité, ils n’obéissaient plus aux obligations de la pratique ? Et pourquoi le faisaient-ils ? De toute évidence cette fois, la hiérarchie des critères se modifie, puisque la variable socioprofessionnelle s’efface devant d’autres logiques, des logiques qui amènent à considérer la paroisse non plus seulement comme une institution religieuse mais comme une structure de sociabilité dans la ville. C’est ce décrochage qui conduit le raisonnement à se différencier de la sociologie religieuse traditionnelle.
Louis Pérouas, « La Creuse, laboratoire de mission rurale (1944-1960) », R.H.É.F., t. LXXV, 1989, p. 359-370.
Les premières funérailles liées à l’Institut médico-légal furent célébrées le 18 décembre 1930.
Sépulture n° 82, Double du registre paroissial de 1945. Le corps de Roger Trotot n’a pas été immédiatement identifié et a d’abord été enterré au cimetière de la Guillotière comme inconnu. Il a été reconnu à partir d’une photographie prise à l’Institut médico-légal et la messe des funérailles fut célébrée lors de l’inhumation définitive dans le caveau familial de Genas, le 4 octobre 1945.
Registre de la taxe mobilière 371, Perception de Monplaisir, 1940.
Sépulture n° 166, Double du registre paroissial de 1944.
L’acte de baptême n°3 de l’année 1944 est signé par l’abbé Fauconnier, « Prêtre chargé du ministère au Nouvel Hôpital de Desgenettes », Registres de catholicité.