La conclusion selon laquelle les groupes constitués sur des objectifs religieux, pour des activités intellectuelles ou spirituelles, étaient générateurs de lien social et proposaient à leurs membres un cadre où s’épanouissaient des relations amicales, justifiées et protégées par une communauté d’idées et de valeurs, maintenues par des pratiques collectives, s’impose de façon assez évidente à partir de quelques constatations. Le cercle d’études des jeunes gens offre sur ce sujet un bon terrain d’observation. Certes, comme cela a été montré dans le chapitre précédent, les affirmations du clergé paroissial liaient la raison d’être du groupe et sa dynamique aux besoins de formation religieuse individuelle et à l’action missionnaire à mener au sein de la périphérie ouvrière.
‘« Notre groupe né d’un désir sincère de formation personnelle et résolument orienté vers l’apostolat de conquête deviendra une force irrésistible dans la mesure où chacun de nous puisera aux mêmes sources surnaturelles, l’amour de Dieu et l’amour de nos frères. » 578 ’L’association, traditionnelle dans le discours chrétien, des plans surnaturel et humain ouvrait cependant la perspective. Si l’amour de Dieu répondait à une recherche du sacré, celui des frères appelait d’autres interprétations. L’analyse autorisait un glissement sémantique, du religieux au social, qui permettait de lire la vie du cercle en termes d’une recherche de la satisfaction de besoins sociaux. Dans la continuité de l’expérience sillonniste, les liens humains de l’amitié devenaient tout aussi importants dans le fonctionnement du groupe que le partage d’une expérience spirituelle 579 . Le mardi 11 août 1925, la séance de clôture de la session annuelle devait « célébrer […] les bienfaits de cette amitié vraie, que depuis quatre ans, [le] Petit Cercle [avait] prodiguée à chacun » 580 d’entre ses membres.
Dans la correspondance adressée à ces membres par l’abbé Colin, vicaire responsable du cercle d’études, les liens humains qui structuraient les relations des jeunes gens tenaient en effet une grande place. C’était en leur nom que l’abbé Colin rappelait à l’ordre les « camarades absents », qui ne songeaient même pas à s’excuser. La « fraternité » souffrait de cette désinvolture. L’appartenance au groupe se définissait au contraire par la « commune sollicitude les uns avec les autres » 581 que revendiquait le prêtre au nom de ses protégés. Chaque convocation rappelait que la contrainte que le groupe faisait peser sur les individus passait par l’intermédiaire de l’autorité cléricale. La solidarité que cette contrainte mettait en œuvre en constituait l’aspect positif. Des réunions pouvaient être consacrées à la réception des camarades qui revenaient libérés du service militaire ou au contraire au départ des appelés. Le groupe offrait son réconfort dans l’organisation d’une petite fête, les toasts portés, la promesse de maintenir le souvenir des moments partagés et de l’attente du retour. Il accompagnait ainsi chacun de ses membres dans ce passage si délicat de l’adolescence à l’âge adulte, marqué par les grandes étapes du service militaire, de l’entrée dans la vie professionnelle, puis des fiançailles et du mariage.
Certains de ces jeunes gens se retrouvaient d’ailleurs dans l’une des sections de l’Association du Mariage Chrétien. Le vicaire, qui avait la charge des deux groupes, présentait ce dernier groupement comme une « œuvre d’amélioration morale » 582 , préparant le jeune homme à sa vocation de laïc et à l’un de ses devoirs d’état, le plus sacré. L’œuvre religieuse remplissait aussi sa tâche éducative et sociale, en luttant contre les désordres familiaux, si répandus dans la grande ville libérale et corruptrice.
‘« Tout s’apprend, rien ne s’improvise, la vocation du mariage chrétien exige cette préparation, sous peine d’entraîner les malheurs individuels et d’accumuler les ruines familiales. » 583 ’Le clergé paroissial insistait sur son propre rôle dans cette éducation au mariage et à la sexualité, qui servait les projets du catholicisme intégral. Au cours de l’année 1924, plusieurs entretiens avaient été consacrés au thème de « La formation à la Pureté ».
‘« Nous avons dit que le jeune homme avait le droit et le devoir de connaître les lois divines de la Vie, que les parents étaient les éducateurs providentiels pour cette sainte initiation, et que le prêtre y avait son rôle ; nous avons vu comment il fallait instruire de la façon la plus complète et la plus élevée à la fois.Mais la section des jeunes gens de l’Association du Mariage Chrétien construisait aussi le cadre d’une sociabilité masculine et générationnelle. A l’occasion du premier mariage issu de cette section, l’abbé Colin appelait tous ses membres à participer à la célébration religieuse. Une délégation était constituée pour présenter aux futurs époux, lors de la préparation de la cérémonie, l’œuvre d’art religieux offerte par la section, et le placement à l’église des jeunes hommes devait renvoyer l’image de leur solidarité.
‘« Je te prie de ne pas rester isolé à l’église, mais de te joindre à tes camarades ; ainsi l’A.M.C. et le P.C. fourniront à nos amis une assistance d’élite. Je l’espère unanime. » 585 ’L’assistance du groupe porteur du message religieux était, d’une part, un gage de la réalisation de la vocation chrétienne du mariage. Mais la présence des camarades du jeune marié, Antonin Bailly, et leur proximité signifiaient, d’autre part, l’accompagnement que le groupe procurait au jeune homme tout au long de ce rite de passage qui le projetait dans sa vie d’adulte.
Le lien entre le marié et les autres jeunes gens était désormais rompu. S’il désirait poursuivre son engagement au sein de l’Association du Mariage Chrétien, Antoine Bailly rejoindrait la section qui accueillait les couples mariés et qui le mènerait à expérimenter une nouvelle sociabilité, celle qui liait les jeunes foyers. Mais le départ du groupe, imposé par d’autres devoirs, pouvait aussi être momentané. Il fallait alors veiller à maintenir le lien entre l’absent et le reste du groupe, car le lien était gage de pérennité. Et l’on tentait de conjurer cet éloignement par la prière commune. Le pèlerinage à Lourdes réalisé par un seul jeune homme, à la fin du printemps 1925, l’était au nom de tous. Ses prières comme celles de ses camarades garantissaient la survie du lien par-delà l’absence. Le 7 juin, l’abbé Colin annonçait le départ de Jean Mopon,
‘« le délégué du Cercle des Jeunes Gens pour la terre mariale par excellence, où il vivra[it] six jours radieux de foi ardente, pensant à nous et priant à toutes nos intentions. » 586 ’Et il précisait :
‘« Notre pensée et notre prière l’accompagneront au cours de ce pèlerinage fait au nom de tous. »’Pour le vicaire, le groupe était entièrement représenté par l’un de ses membres, la partie figurant le tout, la prière, parole symbolique, cristallisant l’interdépendance et rappelant l’expérience affective partagée par les membres du groupe. Les lettres envoyées aux adhérents de la section des jeunes gens de l’Association du Mariage Chrétien dévoilaient cette même sorte de lien, unissant le groupe à travers l’implication quotidienne de ses membres dans une prière commune.
‘« En attendant la réunion de dimanche, nous demeurons très unis dans le même généreux effort soutenu par notre quotidienne prière d’associé ». 587 ’La prière énonçait la foi de ceux qui la prononçaient et on attendait qu’elle induisît certains effets sur les auditeurs. Mais dans ce cas, elle revêtait une troisième fonction. La prière matinale des Associés, qui renouait d’abord la « relation journalière et divine avec le Maître » 588 , assurait aussi la continuité de l’existence du groupe en dehors de ses réunions hebdomadaires. Elle disait non seulement la croyance religieuse, mais elle affirmait aussi le sentiment de l’appartenance de l’individu au groupe. Acte de langage, elle ne servait pas seulement à dire, à représenter, elle accomplissait l’acte : par elle, le groupe existait 589 .
En intégrant le réseau relationnel tissé par les œuvres paroissiales, les jeunes gens accédaient à l’une des dimensions de leur vie sociale. Le système de valeurs qui leur était proposé livrait une interprétation subjective du monde, mais l’espace qu’ils habitaient et la société dans laquelle ils s’inséraient acquéraient ainsi une lisibilité. Ils trouvaient dans le groupe des repères nécessaires à la construction d’un itinéraire de vie au sein de la grande ville. A l’âge crucial de l’adolescence, le groupe paroissial, qui mettait le jeune homme en contact avec ses pairs, formait un milieu de socialisation, contribuant à la recomposition de la personnalité de ses jeunes membres, leur permettant de se dégager des modèles parentaux qui avaient fourni le cadre de leur première socialisation. Les animateurs de la paroisse ne s’y trompaient pas : depuis plusieurs décennies, les clercs de l’Eglise catholique avaient pris conscience que l’encadrement de cet âge de la vie, qui leur échappait particulièrement quand il s’agissait des milieux ouvriers, était un enjeu essentiel. Mais ils attiraient pour l’essentiel des jeunes qui trouvaient auprès d’eux les valeurs dans lesquelles ils pouvaient en partie se reconnaître, car la rupture radicale avec le milieu familial qui les avait d’abord modelés, si elle devenait possible pour certaines individualités, restait en général exceptionnelle. Dans le groupe paroissial, le jeune homme cherchait son semblable, la légitimité de ses croyances, un réseau d’affiliation dans lequel il s’identifiait et, face aux autres, à ceux qui n’appartenaient pas à son groupe, il pouvait alors s’affirmer dans sa singularité et son individualité. Le groupe le maternait et validait une représentation du monde qu’il avait contribué à construire. Entre la cellule familiale et la société englobante, il fournissait un relais qui aidait ses membres à trouver une place dans le corps social. En établissant des réseaux de sociabilité et en jouant un rôle dans la socialisation de certains habitants du territoire paroissial, les groupes paroissiaux contribuaient à l’intégration de la périphérie urbaine dans l’espace social de la grande ville.
Ces groupes possédaient la particularité de reposer sur des objectifs et une organisation déterminés en dehors d’eux et qui étaient imposés aux laïcs par des cadres ecclésiastiques, même si une part d’initiative leur était concédée. La motivation religieuse qui justifiait leur existence répondait aux normes définies par l’institution. La pratique religieuse de leurs membres se coulait dans les formes prescrites par le canon de l’Eglise catholique et tentait de s’accorder au projet liturgique progressivement déployé par Laurent Remillieux : c’est du moins ce que laisse transparaître le discours du curé. Des distorsions entre les velléités cléricales et les usages que les membres de ces groupes pouvaient faire de la paroisse à plus ou moins long terme apparaissaient cependant dans les faits. Même dans le cas des paroissiens les plus pratiquants, l’usage du sacré et l’interprétation qu’ils en faisaient étaient susceptibles de diverger des intentions que leur curé avait pour eux. De toutes les façons, le recours à la religion ne demeurait pas l’apanage de ce noyau considéré comme le plus fervent, de cette élite paroissiale qu’avait désiré constituer le curé de Notre-Dame Saint-Alban. D’autres habitants du territoire paroissial, n’ayant jamais approché les œuvres qui nécessitaient un engagement personnel, ayant tout juste envoyé leurs enfants au patronage ou dans les écoles, ou les ayant fréquentés eux-mêmes, se retrouvaient inscrits dans les registres de catholicité. Les distorsions évoquées entre les demandes des laïcs et les intentions des clercs, comme le recours aux services de la paroisse par les plus ou moins pratiquants voire les indifférents, méritent l’attention de l’historien, même et surtout si ces usages ne correspondaient pas au projet paroissial de Laurent Remillieux et des militants les plus convaincus. Chaque recours au religieux était porteur d’une signification et si les sources de l’histoire paroissiale, largement d’origine cléricale, ne livrent pas la signification religieuse que revêtait pour celui qui le demandait un sacrement, car, il faut le répéter, l’intimité de l’expérience du sacré reste inaccessible, elles permettent au moins d’en saisir la signification sociale.
La source la plus intéressante pour saisir les comportements des usagers ordinaires de la paroisse est plus tardive que celles qui nous donnent à voir le fonctionnement des premiers groupes paroissiaux. Nous délaisserons donc les papiers de l’abbé Colin pour retourner aux doubles des registres paroissiaux, tenus pour l’essentiel par l’abbé Remillieux entre 1944 et 1949. De nombreuses annotations concernent de nouveaux arrivants et nous découvrons des familles qui étaient jusqu’alors inconnues et qui témoignent de la croissance et du renouvellement démographiques de la périphérie lyonnaise. L’analyse du comportement religieux de ces paroissiens n’accroche qu’un événement ponctuel de leur vie, sans qu’il soit possible de donner à cet événement l’épaisseur d’une expérience saisie dans sa continuité. De plus, nous retrouvons, dans le discours tenu par le curé de Notre-Dame Saint-Alban à l’occasion de la célébration d’un mariage ou d’un baptême, le désir et l’espoir de parvenir à conquérir ces nouveaux paroissiens à son idéal paroissial, communautaire et liturgique. L’exposé du projet paroissial est la thématique qui recouvre l’essentiel du récit, après une rapide description de la situation sociale de la famille et des circonstances de son installation sur le territoire paroissial. Les attentes religieuses de la famille n’apparaissent que subrepticement, au moment de la demande de la cérémonie religieuse. Et encore, la relation de la rencontre entre le curé et ses nouveaux paroissiens est largement consacrée à la présentation que Laurent Remillieux leur a dressée du fonctionnement de Notre-Dame Saint-Alban et celle de la cérémonie est empreinte d’une patience et d’une magnanimité qu’on ne retrouve pas quand il s’agit d’évoquer une famille depuis longtemps connue. L’inadaptation des nouveaux paroissiens est parfois excusée par leur méconnaissance des exigences de la paroisse.
‘« Un jeune père de famille établi dans le quartier depuis peu, tripier 54, rue Seignemartin, vient se présenter à propos du Baptême de son premier enfant. Il a vu Mr l’abbé Roussel. Il a dit que le Baptême ne pourrait pas avoir lieu avant 9 h 45 mais que tous viendraient à la Messe.Laurent Remillieux signale souvent ces familles « non chrétiennes » qui le sollicitaient pour le baptême de leurs enfants ou pour un mariage. Il rapporte ses hésitations à consentir à la demande, hésitations vaincues par l’obtention d’une promesse de la mère ou des jeunes époux de ne pas rompre les relations avec la paroisse sitôt la cérémonie terminée et d’accepter le suivi d’une instruction religieuse, hésitations portées par son espoir de « ramener la famille au Seigneur », en l’insérant dans l’un des réseaux paroissiaux de l’Action Catholique.
L’utopie missionnaire qui informait l’action du clergé paroissial masque encore ici les attentes des nouveaux usagers de la paroisse. En revanche, quand le récit de l’abbé Remillieux concerne d’anciens paroissiens, il lui est impossible d’échapper à des constats plus lucides, sources pour lui de désillusion. Le discours du désir s’efface devant l’amertume de la réalité. L’écriture se laisse emporter par la colère éprouvée face à une pratique religieuse qu’elle dit dénuée de tout sens du sacré. Les annotations procurent alors bien plus d’informations exploitables. Les jugements négatifs portés par Laurent Remillieux sur les comportements qu’il observait au moment du passage dans son église des familles demandeuses de sacrements, mais qui résistaient à l’idéal religieux mis en scène à Notre-Dame Saint-Alban, dévoilent en creux les motivations de ces usagers souvent ponctuels de la paroisse. La source présente aussi l’avantage de permettre le suivi de quelques familles déjà rencontrées dans les années précédentes ou dont Laurent Remillieux pouvait reconstituer le parcours religieux au sein de sa paroisse : l’examen de leur attitude vis-à-vis de la religion et de la paroisse s’inscrit ainsi dans un plus long terme et, à travers l’observation de quelques itinéraires, on peut envisager de mesurer l’influence du projet paroissial sur leur vie religieuse et tenter de comprendre des comportements qui se dérobaient aux exigences de l’abbé Remillieux.
On peut déjà déduire de nombreuses annotations que la fréquentation des œuvres paroissiales ne garantissait pas à elle seule l’adhésion au projet liturgique et à l’idée de communauté paroissiale que voulait imposer le curé à ses paroissiens. Certes, les paroissiens les plus engagés dans les débuts de la paroisse se dérobaient pour la plupart à l’étude. Ainsi, les membres du cercle d’études de jeunes gens, qui ont été identifiés à partir des papiers de l’abbé Colin, ont ensuite disparu des sources paroissiales et ne se retrouvent jamais inscrits sur les registres de catholicité, soit parce que, dépendants d’une autre circonscription religieuse, ils n’avaient jamais appartenu officiellement à la paroisse, soit parce que le cours de leur vie les avait amenés à quitter le domicile de leurs parents. Ces derniers avaient souvent eux-mêmes déménagé, contribuant par là au renouvellement des classes moyennes qui avait affecté au cours des années 1920 les rues des pentes, proches de l’église. On ne peut donc approcher ces jeunes gens que lors d’une seule étape de leur vie et il est impossible de suivre leur parcours religieux. Seuls d’anciens scouts et guides, des jocistes aussi, saisis pour la première fois plus tardivement, à la fin des années 1920 ou au cours des années 1930, nous rapprochent des membres les plus anciens et les plus fervents de la communauté paroissiale, répondant aux attentes de leur curé 591 . Le récit de leur passage dans l’église confirme leur appartenance au noyau de militants actifs : résidant sur le territoire paroissial, ils formaient « l’élite » qui nourrissait les espérances de l’abbé Remillieux et ce dernier insistait sur la qualité de leur vie religieuse et de leur engagement militant, comme sur l’exemplarité des cérémonies dont ils étaient les acteurs. Si jamais certains aspects de la célébration échappaient au protocole établi par le curé de Notre-Dame Saint-Alban, celui-ci savait leur trouver des excuses qui justifiaient toute son indulgence. Beaucoup plus compréhensif vis-à-vis des retards, des impossibilités à faire coïncider la célébration d’un mariage avec la messe communautaire du dimanche, Laurent Remillieux acceptait aussi plus facilement les circonstances exceptionnelles, la rigueur d’un hiver par exemple, qui l’amenaient à baptiser un nouveau-né à domicile.
Le mariage de Joseph Charlas avec Paulette Soleymieux fut célébré le 21 septembre 1947, en même temps que celui de sa sœur, Jeanne Charlas, avec Georges Miglietti. Dans son témoignage, Joseph Charlas se contente d’évoquer l’aube blanche proposée aux fiancés par l’abbé Remillieux et que sa femme et lui avaient accepté de revêtir, comme au jour d’une fête du baptême. Cette aube symbolise encore à ses yeux les innovations liturgiques vécues par les paroissiens de Notre-Dame Saint-Alban et demeure une manifestation de son engagement personnel dans la communauté paroissiale désirée par Laurent Remillieux. Le récit du curé, consigné dans les doubles des registres paroissiaux, confirme son sentiment. Joseph Charlas et Georges Miglietti, deux amis routiers, y apparaissent comme les gages d’un déroulement de la cérémonie selon les vœux de Laurent Remillieux. Leur attitude, conforme aux exigences religieuses intériorisées par « l’élite paroissiale », compensait les quelques velléités mondaines exprimées par leurs familles et certains de leurs invités. La cérémonie, présentée comme un modèle des réalisations liturgiques paroissiales, était de plus l’occasion de démontrer la participation de Notre-Dame Saint-Alban au mouvement national de rénovation liturgique, puisqu’elle se déroulait en présence de la plupart des participants au Congrès de Pastorale Liturgique, réunis en ce mois de septembre à Lyon.
‘« Le mariage de Joseph Charlas avec Paulette Soleymieux et celui de Georges Miglietti avec Jeanne Charlas ont rappelé d’une manière émouvante la fondation du foyer de Marcel Marchand.Le rappel du mariage de Marcel Marchand avec Alice Quénat, célébré le 29 juillet 1945, disait par analogie l’appartenance de Joseph Charlas et de Georges Miglietti au noyau fervent de « la famille spirituelle » de Notre-Dame Saint-Alban. Alice Quénat résidait dans une autre paroisse du 7e arrondissement et la célébration du mariage avait eu lieu dans la paroisse du fiancé. Hormis les renseignements notés dans le registre de catholicité, on ne sait de Marcel Marchand que ce qu’il a confié à Joseph Folliet, dans une lettre écrite quelques mois après le décès de Laurent Remillieux 593 . Né le 6 mai 1923 dans le 3e arrondissement, il avait été baptisé moins d’un mois plus tard dans la paroisse de Sainte-Anne de Baraban. Au moment de son mariage, il résidait avec son père au 48 de la rue Laënnec. Son premier souvenir de l’abbé Remillieux remontait à ses dix-sept ans, à l’année 1940 donc. Son père et lui avaient été accostés par le curé avant la messe dominicale, alors qu’ils venaient de s’installer dans le fond de l’église paroissiale. Le père de Marcel Marchand appartenait à la très faible minorité des hommes pratiquants. La suite du témoignage évoquait brièvement la participation du jeune homme aux activités de la J.O.C. et des Compagnons de Saint-François, puis son engagement syndical au sein de la C.F.T.C. La préparation de son mariage s’était en tout conformée aux sollicitations de son curé. Durant les fiançailles, plusieurs heures d’entretien avaient été consacrées aux questions spirituelles et aux obligations du mariage, l’abbé Remillieux rappelant les règles incontournables de l’abstinence sexuelle. La semaine précédant le mariage, les deux fiancés s’étaient rendus chez les Religieuses d’Ernemont pour deux jours de retraite. Le mariage fut célébré durant la Messe de Communauté à 7 h 30 et après la cérémonie, Marcel et Alice Marchand avaient emmené leurs familles et leurs amis dans une salle de la Maison d’œuvres pour prendre un café. Le récit de Laurent Remillieux ne comporte aucune allusion au déroulement du reste de la journée, on ignore notamment si un repas de noces réunit les invités. Il termine en évoquant la bénédiction de l’appartement et du nouveau foyer au soir du 29 juillet. De longues prières amenèrent les deux jeunes mariés jusqu’à la nuit avant qu’ « un grand silence [ne permît] à leur âme de remercier ». Avant de se retirer, le prêtre leur conseilla « de continuer leur union sans tarder », alors que le jeune couple lui avait confié son désir d’imiter le héros de Pécheurs d’hommes 594 .
Le témoignage de Marcel Marchand, qui revisitait les années 1940, était centré sur les dernières années de l’abbé Remillieux et sur le moment où Notre-Dame Saint-Alban avait été érigée en modèle lyonnais du renouveau paroissial. Suivant le questionnaire établi par Joseph Folliet en vue de la préparation de la biographie de Laurent Remillieux, il insistait sur les aspects spirituels de l’apostolat paroissial du curé de Notre-Dame Saint-Alban. Marcel Marchand glissait sur les engagements militants qui l’avaient inséré dans certains réseaux du catholicisme et ne donnait à entendre que la résonance spirituelle de ces engagements dans sa vie de paroissien. Le témoignage beaucoup plus tardif de Joseph Charlas, s’il reste sous l’emprise d’une histoire mémoire construite à partir de l’ouvrage de Joseph Folliet, dont se réclame souvent le témoin, a l’intérêt d’échapper au débat du renouveau paroissial tel qu’il s’était posé au moment de son mariage. La nostalgie qui imprègne les souvenirs devient même un élément favorable, car elle porte le témoin à développer de lui-même une thématique absente des témoignages recueillis par Joseph Folliet au cours de la décennie qui suivit le décès de Laurent Remillieux. Quand il aborde le thème du renouveau paroissial et liturgique, Joseph Charlas se contente souvent de reprendre les topiques déjà connus. Il y vient quand on l’interroge sur la personnalité de l’abbé Remillieux, pour montrer le caractère d’exception du curé de Notre-Dame Saint-Alban, ou il donne en exemples quelques faits, quand on lui pose des questions directes sur les changements liturgiques vécus par la communauté paroissiale. Mais il est spontanément plus prolixe quand il s’agit d’évoquer ses activités de scout et les liens qu’elles créaient au sein du groupe ou la sociabilité qu’elles induisaient dans le quartier, au moment de l’organisation de la fête annuelle des scouts et des guides par exemple. Si, comme tous les apologistes de l’abbé Remillieux, il valorise chez le prêtre son sens du sacré, ses propres motivations religieuses n’apparaissent jamais indépendantes de la vie sociale du réseau scout dans lequel il était inséré.
L’engagement religieux de Joseph Charlas et de Georges Miglietti restait un engagement personnel, étroitement lié à leur implication dans le scoutisme. Il semble légitime de déduire des allusions contenues dans les commentaires de l’abbé Remillieux que leurs familles, si elles contribuaient à la vie paroissiale, ne montraient pas de ferveur particulière ni de franche adhésion au projet paroissial. Comme dans le cas de la famille Charlas, le registre des confirmations conserve une trace de la fréquentation de la paroisse par les Miglietti. Une sœur aînée de Georges, baptisée comme lui à Saint-Maurice de Monplaisir, y figure pour l’année 1934. Les deux familles usaient des services offerts par la paroisse, laissaient leurs enfants s’insérer dans ses réseaux de sociabilité, sans pour autant appartenir au noyau des fervents. Le père de Georges, Jean Miglietti, né en Italie en 1899 et exerçant la profession de peintre-plâtrier, était inscrit sur les listes électorales de 1936, signe de son intégration, rapide dans son cas, dans la société politique lyonnaise. La participation des enfants aux œuvres paroissiales nécessitant un engagement religieux s’expliquait en partie par la pratique religieuse familiale, mais elle dépendait, comme cette pratique elle-même, de la relation que les deux familles avaient construite avec le territoire urbain qu’elles habitaient et qu’elles s’appropriaient. Tenir son rôle au sein de la communauté paroissiale revenait à affirmer sa présence au sein du quartier. L’accomplissement religieux des fils en disait aussi long sur leur désir d’affirmer leur appartenance à un groupe et, au-delà, leur existence dans la ville, que sur la réalité de l’intériorisation d’un sacré vécu à l’aune de la spiritualité de Laurent Remillieux.
Le scoutisme qui avait informé la vie relationnelle de Joseph Charlas et de Georges Miglietti collait à la logique territoriale de la paroisse et le témoignage de Joseph Charlas révélait son attachement à la communauté paroissiale dans laquelle il évoluait étroitement. Le couple formé par Marie-Antoinette Véniant et Roger Bérerd dévoilait un autre mode de fonctionnement, lié à leur engagement jociste. Le développement sur la formation d’un groupe jociste dans la paroisse de Notre-Dame Saint-Alban au chapitre précédent a déjà évoqué leur cas. La célébration de leur mariage permet de continuer la démonstration et de montrer comment la logique territoriale de la paroisse s’effaçait cette fois devant une logique de réseau. Les relations développées au sein du réseau jociste semblaient en effet prévaloir sur celles qui structuraient la communauté paroissiale. L’abbé Remillieux louait en Marie-Antoinette Véniant la « chrétienne exemplaire » et tenait à inscrire son parcours dans l’espace du quartier. La bénédiction de ses fiançailles dans la paroisse Saint-Vincent-de-Paul, à laquelle appartenait Roger Bérerd, par le curé de Saint-Antoine de Gerland, en qualité d’aumônier fédéral J.O.C.F., modifiait cependant la perception de ses attaches religieuses. Le mariage fut certes célébré par Laurent Remillieux, le 8 septembre 1945 à Notre-Dame Saint-Alban. Mais la présence marquée des amis jocistes, leur implication dans la cérémonie, la tonalité spirituelle qu’ils lui donnèrent dessinaient un espace religieux qui dépassait le cadre territorial de la paroisse.
‘« Marie-Antoinette Véniant, chrétienne exemplaire, a été fiancée avec un jeune homme de la paroisse Saint-Vincent-de-Paul.Parce que l’engagement jociste était en soi une garantie et que les participants à la cérémonie, déjà investis du sens du sacré, avaient donné à la messe de mariage le caractère « très religieux » qu’exigeait toujours l’abbé Remillieux, ce dernier se montrait fort compréhensif face aux « obstacles » qui avaient reporté la célébration au samedi et l’avaient privée de la messe communautaire dominicale.
Marie-Antoinette et Roger Bérerd s’installèrent au 7 de la rue Desparmet. Leur participation à la vie paroissiale de Notre-Dame Saint-Alban ne se démentit jamais. Ce sont les témoignages des premiers anciens paroissiens retrouvés qui m’ont conduite jusqu’à eux. On me conseillait vivement de recueillir leurs souvenirs sur le quartier, en insistant sur la place qu’ils y avaient tenue. On voulait me convaincre de la pertinence d’une telle rencontre en évoquant leur engagement jociste, puis leur contribution à la fondation de l’Association Populaire Familiale du Transvaal et des Essarts le 7 juin 1955. Le jugement positif que portait sur eux Laurent Remillieux lors de leur mariage les incluait indubitablement dans son « élite » paroissiale. Mais leur expérience militante dans le réseau jociste ou leur action sociale en tant que catholiques dans le cadre du territoire paroissial élargissaient la question religieuse de l’usage paroissial du sacré et continuaient à nous parler d’actes de sociabilité. La réflexion à mener sur l’espace religieux de Notre-Dame Saint-Alban était indissociable de celle qui amenait à explorer les différents espaces sociaux dans lesquels évoluaient ses paroissiens. Les trois mariages, observés du côté des mariés, renvoyaient à nouveau l’idée d’une communauté paroissiale à envisager comme une structure de sociabilité, accompagnant et facilitant l’insertion de ses membres dans la société urbaine. Le fait est encore prégnant quand il s’agit d’étudier les attitudes religieuses des pratiquants occasionnels ne recourant à la paroisse que pour les grands rites de passage.
Lettre de l’abbé Colin aux membres du Cercle d’études des Jeunes Gens, convocation pour la réunion du 24 mars 1925, dossier des Papiers Colin, Papiers Folliet, Prado.
L’analyse du fonctionnement des groupes constitués dans le cadre des œuvres paroissiales a été guidée par un petit manuel de synthèse proposant de nombreuses pistes et une solide bibliographie : Alain Blanchet et Alain Trognon, La psychologie des groupes, Paris, Nathan, collection « 128 », 1994, 128 p. En se plaçant à l’articulation du psychologique et du social, cet ouvrage d’initiation m’a permis, dans ce chapitre, de poser sur les groupes paroissiaux une grille de lecture plus large que celle du religieux. On peut ainsi réfléchir sur les logiques sociales des choix et des comportements des paroissiens, logiques accompagnant leurs motivations religieuses.
Convocation de l’abbé Colin pour la réunion du 11 août 1925.
Convocation pour la réunion du 3 février 1925.
Lettre de l’abbé Colin du 5 juin 1925 adressée aux membres de la section des jeunes gens de l’A.M.C..
Lettre de l’abbé Colin datée du 11 octobre 1924.
Lettre de l’abbé Colin datée du 4 décembre 1924.
Lettre de l’abbé Colin datée du 23 juillet 1925.
Lettre de l’abbé Colin aux membres du Cercle d’études des Jeunes Gens, datée du 5 juin 1925.
Lettre de l’abbé Colin du 30 janvier 1925 adressée aux membres de la section des jeunes gens de l’A.M.C..
Lettre de l’abbé Colin du 20 janvier 1925.
Dans cette prière, ce sont donc les trois fonctions (locutoire, illocutoire, perlocutoire) du système langagier qu’on retrouve. Voir John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. et commentaire par Gilles Lanes ; postf. De François Récanati, Paris, Le Seuil, 1991, 202 p. (Recueil des textes de douze conférences prononcées par l'auteur, à l'Université de Harvard, en 1955)
Annotations de Laurent Remillieux à propos du baptême de Marc Rochette, acte n° 114 du 16 décembre 1945, double des registres paroissiaux conservés à la cure de Notre-Dame Saint-Alban.
C’est cette deuxième génération de paroissiens pratiquants qui a fourni le plus grand nombre de témoins au commencement de l’enquête menée sur Notre-Dame Saint-Alban. Retrouver les survivants disposés à me rencontrer n’a pas été difficile, à partir du moment où j’ai pu disposer d’un premier nom. Les noms des mêmes personnes revenaient dans tous les entretiens et les témoins évoquaient les relations d’amitié entretenues au sein de leur vie paroissiale commune. Un réseau de sociabilité structuré autour des liens de voisinage et de leur engagement dans la communauté paroissiale s’est rapidement dessiné, m’encourageant à envisager cette communauté paroissiale comme une structure de sociabilité au sein de la périphérie de la grande ville et à explorer les hypothèses qui découlaient de cette vision.
Annotations de Laurent Remillieux à propos des mariages de Joseph Charlas et de Paulette Soleymieux et de Georges Miglietti et de Jeanne Charlas, actes n° 26 et 27 du 21 septembre 1947, double des registres paroissiaux.
Lettre de Marcel Marchand à Joseph Folliet, datée du 13 novembre 1949, Papiers Folliet, Prado.
Pour tout ce qui concerne l’attitude de l’Eglise catholique face aux problèmes du mariage et de la sexualité, on peut consulter la version publiée de la thèse de Martine Sevegrand, Les enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation au XXe siècle, Paris, Editions Albin Michel, 1995, 481 p.Il est aussi intéressant de lire L’amour en toutes lettres : questions à l’abbé Viollet sur la sexualité : 1924-1943, Textes choisis et présentés par Martine Sevegrand, Paris, Editions Albin Michel, 1996, 334 p. L’ouvrage auquel Marcel Marchand fait référence est certainement celui de Maxence Van Der Meersch, Pêcheurs d’hommes, Paris, Editions Albin Michel, 1940.
Commentaires rédigés par Laurent Remillieux après le mariage de Marie-Antoinette Véniant et de Roger Bérerd, acte n° 19 du 8 septembre 1945, double des registres paroissiaux.