La célébration de la vie : l’intégration du sacré dans une pratique sociale

Il est en fait plus facile de retrouver dans les doubles des registres des anciens du patronage ou des écoles privées que d’identifier les membres des premiers cercles d’études ou même d’anciens scouts ou jocistes. La catégorie était plus nombreuse et plus stable, puisqu’ils étaient pour la plupart issus des jeunes ménages arrivés pendant l’entre-deux-guerres. Mais nous n’avons plus affaire à des militants et leur participation aux œuvres paroissiales ne correspondait plus forcément à un engagement religieux personnel ou familial, qui était susceptible de conduire à une adhésion au projet de Notre-Dame Saint-Alban. Habitants du Transvaal ouvrier ou, au contraire, derniers héritiers de la présence d’une population frayant avec le monde des bourgeoisies honni par leur curé, ils manifestaient une sensibilité et des comportements religieux aux logiques propres à un groupe familial et social, logiques étrangères à Laurent Remillieux, qui les condamnait sans forcément les comprendre.

Un mariage célébré le 10 septembre 1945 remit par exemple l’abbé Remillieux en présence d’une des anciennes élèves du Cours d’enseignement secondaire pour jeunes filles 596 . Si, tout au long de son texte, il se persuade que ses efforts pour ramener le nouveau ménage au sein de la communauté paroissiale se révèleront fructueux, son récit commence par évoquer longuement le maintien de la famille de la jeune fille en dehors de cette même communauté, en dépit de sa fréquentation du cours privé, dirigé par Thérèse Rivollier et Emilie Remillieux. La mère avait tenu à donner à son enfant une éducation religieuse, sans pour autant se sentir obligée de compter parmi les fidèles de Notre-Dame Saint-Alban. Il lui était même arrivé de récuser ouvertement les choix pastoraux de son curé, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir recours pour sa fille au service scolaire offert par la paroisse. Laurent Remillieux ne conservait d’eux qu’un vague souvenir, ponctué cependant de quelques incidents déplaisants, au cours desquels la mère, plus pratiquante que son mari, avait affirmé son refus de pratiquer sa religion dans le cadre de sa paroisse. Seule leur fille avait fréquenté l’église paroissiale au temps de ses études au Cours Pierre Termier.

‘« Je n’ai jamais parlé je crois avec Monsieur Boyer. Je ne l’ai jamais vu à l’église. Les souvenirs les plus anciens que j’ai sur la famille Boyer remontent au vicariat de Monsieur l’abbé Maurice Lacroix. C’est le Père Lacroix qui m’a dit un jour : “ J’ai parlé avec Madame Boyer ; notre allure et notre façon de faire ne lui plaisent pas ; elle prétend que cela l’éloigne. ”.
Madame Boyer est venue me demander d’emmener sa fille près de Montpellier, dans sa famille, afin qu’elle fasse sa Communion Solennelle. Il s’agissait d’autoriser Mr le Curé de la paroisse à l’accepter. J’ai donné la permission à la condition que Françoise reprenne sa place et que l’année suivante elle revive son Baptême. Or il n’en fut rien. J’avais été trompé.
Un peu plus tard, Françoise a été élève au Cours Pierre Termier. C’est au Cours qu’elle a fait ses études religieuses. Jeune fille intelligente, elle a saisi, si bien que, lorsqu’allant faire sa classe de seconde au Lycée de Montpellier, elle a demandé elle-même à suivre les cours d’Instruction Religieuse. Elle est revenue au Cours Pierre Termier achever ses études secondaires. A ce moment elle venait à l’église et au passage, dans les rues, me saluait. »’

Dans cette famille, au moins la mère et la fille étaient croyantes, elles respectaient les rites de passage catholiques, elles ne refusaient pas a priori une pratique religieuse régulière, mais elles n’étaient pas devenues des ferventes de Notre-Dame Saint-Alban. L’abbé Remillieux qualifia d’ « intéressante » la préparation au mariage et de « loyale » l’attitude du fiancé pourtant non pratiquant. Mais il reconnut avec les deux jeunes gens qu’ils n’étaient « pas prêts pour avoir une Messe de Mariage ».

Le cas de ce jeune ménage appartenant aux classes moyennes ­(il était comptable et elle, sténodactylo) n’était pas considéré comme désespéré. Le couple avait accepté d’assister à la messe de communauté à 6 h 15, le lundi 10 septembre et, le soir, lors de la visite du curé à la famille, la mère confia « avec émotion qu’elle avait compris ». Dans l’esprit de Laurent Remillieux, tous les espoirs étaient permis. Sa bienveillance semble en fait proportionnelle à la capacité de la famille à s’adapter à ses exigences liturgiques et à lui laisser espérer son entrée dans la communauté paroissiale telle qu’il la concevait. De la même façon, l’appréciation portée sur une famille, jugée au départ comme fort peu chrétienne parce qu’elle n’avait pas respecté le délai prescrit pour le sacrement du baptême, évoluait positivement à partir du moment où son curé la sentait disposée à suivre ses conseils.

‘« Mme Panel est venue avec son fils Gabriel m’annoncer la naissance de son 5e enfant dont 4 vivants. L’idée qui lui échappait c’est que dans une famille chrétienne l’enfant aurait dû être baptisé peu après sa naissance. La notion du Corps Mystique est encore inexistante pour eux. Je suis allé faire une visite un soir pour bénir l’enfant. La préparation du Baptême a eu lieu à la Chapelle Saint-Alban à la Messe de neuf heures. La famille et les invités ont participé à la Messe. Tout s’est passé très chrétiennement.
L’après-midi, avec le Père Chéry, nous avons fait une visite. Nous avons été très fraternellement reçus. Le père, tout à fait à l’aise, a été débordant de vie. Il est arrivé un petit incident. Mr Panel a voulu absolument déboucher une bouteille de mousseux. Il a ouvert la bouteille sur la table où se trouvaient les registres qui ont été inondés. Il a fallu les faire sécher au soleil. L’ensemble a été très bien. Le fils aîné m’a promis une visite. Il a en effet tenu parole. Le développement chrétien de cette famille bonne qui doit devenir excellente dépend, me semble-t-il du développement spirituel de Georges. Gabriel qui est le parrain de l’enfant désirait un petit frère pour l’appeler Georges et plus tard en faire un scout. » 597

Mais face à des situations qui lui échappaient, comme le refus de se plier à l’heure matinale requise pour la célébration du sacrement du mariage, de se soumettre à la demande insistante de faire coïncider cette célébration avec la messe de communauté, face à des invités qui décidaient de ne pas communier, l’abbé Remillieux retrouvait son intransigeance. Il cataloguait ces familles parmi les incroyants, insistant sur ses tentatives pour leur faire entendre raison et sur ses hésitations à accepter finalement l’administration d’un sacrement, dont ce genre de paroissiens ne pouvait pas comprendre la signification. Leur attitude était expliquée par leur méconnaissance de la religion et assimilée à une absence de tout sens du sacré. Le domaine du surnaturel leur demeurait en conséquence étranger et le prêtre vivait souvent leur intrusion dans l’espace du sacré comme une profanation.

‘« Mme Bravo est venue me demander de baptiser son petit Gérard âgé de 3 semaines ; il s’agissait d’un Baptême à 11 h ; visiblement il s’agissait surtout d’un repas de famille accroché à une nécessité de faire baptiser parce que ça s’est toujours fait ainsi dans la famille. Il paraîtrait que Mr Bravo va à la Messe chaque dimanche. J’ai eu une assez longue explication sans pouvoir obtenir le Baptême à une autre heure. Elle se retranchait derrière sa belle-mère, personne paraît-il fort religieuse, qui “ agricultrice dans la campagne lyonnaise ne pouvait pas laisser ses bêtes ”. Il s’agissait de trois chèvres. Sur les explications de cette maman qui avait à préparer un dîner, étant donné qu’elle a une fillette plus âgée qui paraît-il est pénible, je l’ai dispensée de la Messe. Elle croyait que je l’avais dispensée de venir au Baptême. Bref, la situation se présentait assez mal.
Au Baptême une personne m’a paru intéressante, la mère de Mr Bravo qui était marraine. Elle a bien suivi, ainsi que son fils, le père de Gérard. Quant à la mère de l’enfant elle songeait à son dîner. L’aînée, 17 mois, très mal élevée, a gêné constamment. En fait ce Baptême était un cas difficile. » 598

La détermination de ces paroissiens à nouer devant Dieu les liens de leur mariage ou à faire baptiser leur enfant laissait cependant Laurent Remillieux perplexe. En novembre 1947, lorsqu’il commente le mariage d’André Barraud, menuisier résidant chez ses parents au 4 de la rue Colette, avec Marthe Piquand, mécanicienne à Vaise, il cherche à résoudre cette équation difficile, dont il a lui-même défini les termes en mettant en relation leur incroyance, qui ne s’identifiait nullement à un athéisme militant et qui n’était même pas teintée d’anticléricalisme, et leur demande d’un sacrement, en rupture, selon lui, avec le parcours areligieux suivi depuis leur enfance.

‘« Mr André Barraud appartient à une famille qui n’est pas religieuse. C’est tellement vrai que baptisé, il n’a jamais suivi d’Instruction Religieuse. Quand il s’est présenté pour le mariage, naturellement je ne le reconnaissais pas. Il ne m’a pas fait mauvaise impression.
Mademoiselle Marthe Piquand est de Saint-Pierre de Vaise. Ses parents sont divorcés. Sa mère était au mariage.
Monsieur André Barraud, qui n’est jamais venu à l’Instruction Religieuse, avait treize ans quand le Père Maurice Lacroix nous est arrivé. Il m’a dit avoir connu le Père Lacroix ; il a dû venir au patronage.
Bref, des deux côtés nous nous trouvions en face d’une incroyance classique. Pourquoi demandent-ils le sacrement ? C’est toujours mystérieux. C’est très difficile de le leur faire dire. Souvent ce sont des forces ancestrales qui jouent. Ils ne prennent pas sur eux de briser avec l’Eglise. Sur tout ce qui est religieux ils se laissent entraîner par l’ambiance. Ne pas demander le sacrement équivaudrait à une prise de position contre l’Eglise. Ils n’ont pas en eux les motifs d’une telle position. Pour prendre une décision de ce genre, il faudrait réfléchir et briser quelque chose. En d’autres termes, cette attitude de formalisme religieux répond à une paresse d’esprit et ne donne aucune indication sur une Foi et même sur une religiosité latente.
A la préparation, tous deux m’ont paru des âmes assez neuves. Ils ont été sympathiques. Ils ont promis de faire leur éducation religieuse. Comme ils vont habiter à Saint-Pierre de Vaise dans l’appartement occupé par la fiancée, j’ai écrit aux Missionnaires de Saint-Pierre. Excellentes réponses !
Au Mariage, j’ai eu le plaisir de retrouver les parents de Mr André Barraud. Le père, – je l’ignorais ou l’avais oublié – est un amputé de la guerre de 1914, décoré de la Légion d’Honneur. Comment ont-ils pu passer à côté du problème religieux ou comment est-ce que la réponse à ce problème ne leur [ ?] ? Bref, l’opinion publique chrétienne est coupable. Sous prétexte d’abus des écrans sont dressés par la Démonie sans doute, entre les âmes.
Je n’ai pas perçu l’ombre d’un anticléricalisme ou une attitude militante quelconque. » 599

On sent le trouble de l’abbé Remillieux se renforcer au fur et à mesure du développement de ses commentaires. Parti du constat, avéré pour lui, de l’incroyance familiale, il rejette à la fin de son texte l’explication d’ordre politique, qui aurait facilité la compréhension de l’absence de pratique. Le détachement religieux, et c’était bien ce phénomène que Laurent Remillieux considérait comme de l’incroyance, ne relevait pas d’une opposition militante à l’institution ecclésiale, ni d’une prise de position intellectuelle rejetant consciemment la foi et ses mystères. Lors de la préparation au mariage, il n’était pas parvenu pour autant à saisir de quelconques traces de « Foi » ou de « religiosité », signes d’un contact avec le sacré, même mal défini ou dévoyé. La confrontation avec le père du marié, mutilé de la Grande Guerre, le jour de la cérémonie, ajouta au trouble de Laurent Remillieux et la famille lui apparut alors comme une victime, non plus seulement des faiblesses de ses membres, mais aussi d’une « société chrétienne » incapable de se réformer, assassine à l’égard des faibles « d’esprit », qui ne sauraient trouver en eux la force d’une conviction personnelle. Le curé y voyait l’œuvre du diable.

Au cours de sa réflexion, il avait pourtant touché aux raisons qui poussaient André Barraud à venir solliciter le sacrement du mariage. « Les forces ancestrales », qu’on ne parvenait pas à « briser », ou « l’ambiance » par laquelle on se laissait « entraîner » apportaient les réponses à la question lancinante qui précédait. Mais les mots mêmes choisis par Laurent Remillieux ajoutent au mystère. Il ne parvient pas à conduire le raisonnement à son terme. De toutes les façons, il déniait a priori à ces raisons toute légitimité. Selon ses critères, elles ne revêtaient qu’un caractère fallacieux, qui éloignait plus encore le prétendant au mariage religieux de la vérité de la foi. La conformité à une tradition familiale, qui inscrivait dans le rite du mariage le passage par l’église, conduisait à un « formalisme » qui privait le religieux de son contenu, le réduisait à un geste accompli de façon toute extérieure, sans aucune résonance intérieure, car sa signification avait été perdue. Le prêtre ne reconnaissait à la tradition familiale un rôle positif que si elle était porteuse de conceptions religieuses conformes à ses exigences. Il avait renvoyé de la même façon à son inanité l’importance accordée par Juliette Bravo, lors du baptême de son fils, au « repas de famille », et il jugeait ce baptême, par un renversement des priorités, « accroché à une nécessité de faire baptiser parce que ça s’est toujours fait ainsi dans la famille ». L’interprétation achoppait aux propres limites de Laurent Remillieux. Incapable de concevoir l’altérité de l’expérience religieuse ou la pluralité de ses significations possibles, il voyait seulement dans celui qui ne correspondait pas au modèle du paroissien fervent un incroyant qui, par passivité, n’osait pas aller jusqu’au bout de la logique de son incroyance. En dehors du fait que l’intimité de l’expérience du sacré lui échappait et qu’on ne pouvait pas aussi facilement conclure à son inexistence à partir de l’absence de pratique et de lien continu avec la communauté paroissiale, le désir de se conformer à la tradition familiale répondait au souci d’inscrire son histoire personnelle dans une histoire familiale et d’affirmer une continuité entre les générations, continuité qui permettait à l’individu de se survivre.

Le sort de ces individus, livrés à une anomie définie sur le plan religieux par Laurent Remillieux, était conjuré par le lien familial qu’ils contribuaient, par la demande d’un sacrement, à tisser ou à sauvegarder. Bref, il apparaît une nouvelle fois que l’anomie de la grande ville était plus souvent le fruit d’une construction intellectuelle des contempteurs de la nouvelle société industrielle que la description d’une réalité vécue par ses habitants. Si l’on accepte l’idée d’une diversité des normes et des valeurs structurant les groupes sociaux, l’anomie devenait une réalité relative et l’on s’aperçoit que les individus, d’ailleurs jamais livrés à eux-mêmes, mais toujours insérés dans des groupes aux échelles et aux critères d’appartenance variés, avaient su bâtir des stratégies créatrices de liens, les arrachant à la solitude qui aurait privé leur vie de son sens. Ce qui a été démontré pour les paroissiens activement engagés dans des groupes paroissiaux militants reste vrai pour les autres. A chacun ses appartenances.

Le mariage d’André Barraud parlait du lien familial mais ne mettait en scène qu’un groupe familial restreint autour du marié. D’autres exemples, toujours tirés de la même source, envisagent un groupe familial élargi aux deux familles ou intègrent dans la description de la célébration le voisinage et les amis venus d’ailleurs. La dimension sociale de l’acte du mariage religieux donnait alors un prolongement à sa dimension familiale. Des données semblables émaillent les récits des journées vécues autour d’un baptême. Comme dans les cas des réseaux structurés autour d’un engagement religieux, réseaux familiaux, réseaux d’amis, réseaux construits sur les liens de voisinage se rencontraient lors d’un baptême pour accueillir dans leurs communautés un nouveau membre, tisser autour de lui les premiers liens sociaux qui protégeaient contre la solitude de la vie. Et ils étaient là, dans le cas d’un mariage, pour entériner le passage de deux jeunes gens à un nouvel état social, qui changerait leur statut et leur fonction au sein des différents groupes auxquels ils appartenaient, pour les accompagner et les soutenir dans un choix qui entraînait l’une des grandes ruptures de la vie. Le groupe validait l’existence de l’individu et lui donnait sa réalité sociale. Une cérémonie religieuse célébrant l’un des grands événements de la vie, une naissance ou un mariage, apparaît ainsi comme un acte de sociabilité, un signe rendu public de l’appartenance à une communauté certes familiale, mais plus largement sociale. Par la visibilité qu’elle procurait à l’acte privé, la religion s’engageait dans le champ du social, en ménageant un espace où se jouait l’interaction entre l’individu et la communauté.

Les quatre récits suivants ont été sélectionnés toujours pour leur représentativité. L’analyse des comportements des paroissiens venant réclamer les sacrements du baptême ou du mariage a été conduite essentiellement à partir d’eux. Ils révèlent qu’à travers les deux conceptions de la nécessité du sacrement qui s’affrontaient, l’une portée par Laurent Remillieux et l’autre ressentie par ses paroissiens, c’était aussi à chaque fois deux mondes sociaux, irrigués par des valeurs et des traditions différentes, qui se heurtaient. Ces récits mettent en scène des paroissiens issus de milieux variés, représentant les différentes composantes du territoire paroissial et n’entretenant pas tout à fait les mêmes rapports avec la paroisse et son curé.

Le premier retrace le mariage de deux jeunes gens résidant dans le quartier Montvert. La jeune fille était née en 1923. Ses parents habitaient alors la rue Montvert. Le père était employé dans l’entreprise de son beau-père, fabricant de bretelles. En 1936, la famille, composée de huit enfants, était recensée boulevard Ambroise Paré et le père était devenu comptable à la Chambre de commerce. Le marié, né en 1925 dans le 3e arrondissement de Lyon, avait hérité des propriétés familiales, des terres encore dévolues à l’horticulture dont il assurait l’exploitation.

‘« Le mariage de Mlle Thérèse Burgiard et de Jean de Torcy avait été demandé à 9 h 30 ; étant donné la possibilité récente de communier aux Messes de Mariage à partir de 10 heures, j’avais accédé. Je ne peux pas dire que ce fut de bon cœur.
La Messe de Mariage a été chrétienne. La famille Burgiard en était la garantie ainsi que la bonne volonté des nouveaux époux. Il y avait relativement beaucoup de monde. Néanmoins je n’ai pas été pleinement satisfait. Ils sont arrivés en retard. Le nombre des Communions n’a pas suffi à garantir une attitude tout à fait sacrée chez tous. N’est-ce pas aux Messes de Mariage surtout qu’il faut se souvenir que la Messe, sauf exception, n’est pas une démonstration du Christianisme, mais le résultat d’une initiation réelle et profonde ?
Dans l’après-midi je suis monté chez Mr et Mme de Torcy où avait lieu le déjeuner. Il y avait du côté Burgiard une atmosphère chrétienne qui n’arrivait cependant pas à absorber pleinement un reste de mondanité chez la famille de Torcy. Il n’y avait cependant rien qui m’ait vraiment choqué. Avant de faire signer l’acte, j’ai eu l’occasion de parler. Le Père Roussel avait été très justement invité. Il est demeuré après moi. Il est resté très longtemps le soir. Là nous risquons de perdre notre indépendance. La famille de Torcy n’est pas une famille où le prêtre est connu et estimé ; nous étions un peu des étrangers. » 600

La fréquentation de la paroisse par les Burgiard (quatre de leurs enfants avaient reçu le sacrement de la confirmation à Notre-Dame Saint-Alban), suggérée par Laurent Remillieux, n’était finalement pas une « garantie » suffisante. Des invités s’étaient soustraits aux obligations sacrées qu’il aurait voulu leur imposer et il se méfiait de la famille du marié, qu’il jugeait trop encline à céder aux travers de son groupe social. La crainte, ressentie à cause de l’autre prêtre qui s’était attardé sur les lieux des réjouissances familiales, dessinait le spectre d’une bourgeoisie détournant l’Eglise universelle de ses devoirs pastoraux, l’instrumentalisant pour assouvir ses besoins sociaux.

Mais c’est quand il se lance dans la narration des journées mêlant à l’accomplissement du rite religieux les aspects festifs, qui accompagnaient la fondation d’un nouveau foyer ou la présentation à la communauté d’un nouvel enfant, que les charges de Laurent Remillieux sont les plus virulentes. Ses commentaires montrent qu’il ne supportait pas l’intrusion, dans son église et dans un rite religieux dont il aurait dû rester maître, d’une sociabilité aux règles qui lui demeuraient extérieures et qui s’opposaient en fait aux valeurs intériorisées depuis son enfance. Il vilipendait les mariages mondains d’une bourgeoisie qui ne voulait pas abandonner les prérogatives sociales de son groupe pour le dépouillement intimiste, l’ascèse égalitaire que réclamaient les cérémonies modèles de Notre-Dame Saint-Alban. Il abhorrait les fêtes réunissant, dans les maisons du quartier ouvrier, autour d’un copieux repas bien arrosé (il remarque à chaque fois amèrement les « dessert copieux, champagne, vins fins » 601 et les hommes pris de boisson), les invités de la noce ayant revêtu leurs plus beaux atours (lors d’un mariage qui réunit des immigrés italiens, il critique les toilettes « d’une jeunesse féminine habillée de couleurs voyantes » qu’il associe à la « mentalité méridionale »).

Dans le récit suivant, qui relate le mariage d’un ancien séminariste, éclate ce que Laurent Remillieux vécut comme une contradiction entre la personnalité du marié, aux convictions religieuses assurées, et le fourvoiement de son mariage dans des débordements mondains et festifs.

‘« Mr Antonin Ollier m’a annoncé son mariage il y a déjà plusieurs mois. Son curriculum vitae simplifiait la préparation. C’est la première fois que je prépare un mariage de ce genre. Tout Notre-Dame Saint-Alban l’a vu porter la soutane pendant plusieurs années lorsqu’il était élève au Séminaire universitaire. Quand il a quitté le Séminaire j’en ai eu un soulagement. Visiblement bien qu’intelligent et honorable, la vocation sacerdotale n’était pas la sienne. Ensuite il a entièrement disparu de l’église ; son père me parlait de lui. Il m’a fallu plusieurs années pour que je le retrouve. A la rigueur on peut comprendre.
Il était employé des Postes. C’est là qu’il a connu sa fiancée qu’il m’a présentée très tard. Jeune fille simple qui ne déplait pas, qui doit être chrétienne. Bref son mariage était en soi un bien.
C’est Mr l’abbé Lemoine, prêtre de St Sulpice, Supérieur du Séminaire de Philosophie, qui fut son directeur, qui, Dieu merci, a gardé paraît-il des relations avec lui, qui a béni le Mariage.
Ils ont demandé le Mariage avec Messe pour 10 h 30. Ce devait être très exact car Mr l’abbé Lemoine prêchant une retraite à Ozanam, n’avait qu’un moment très réduit. Or ils sont arrivés à 11 h 20. Ils étaient en tout une quarantaine. En soi, Mariage convenable, assez froid. J’étais à l’autel. On n’a pas chanté ; mais surtout personne dans l’assemblée n’a communié, sauf Mr Ollier père et une personne. Dans ces conditions-là, j’ai eu le courage de le dire, nous n’aurons aucune garantie contre les Mariages mondains.
Vers 13 heures, je suis allé chez Mr et Mme Ollier pour faire signer l’acte. Mme Ollier qui, souffrante, n’était pas présente au Mariage, avait pu se lever. Cette entrevue familiale et amicale fut ce qui m’a paru le meilleur. Ils ne déjeunaient pas. Le banquet n’eut probablement lieu qu’ensuite. Quelle n’a pas été ma stupéfaction quand, à la tombée de la nuit, il y a eu fête, danses, musique bruyante ; on les a entendus dans tous les environs. Cette fête a duré une partie de la nuit. Dans le quartier ce fut certainement un exemple déplorable dont il est vrai on n’a pas encore parlé. » 602

Et pourtant, Mr et Mme Ollier avaient choisi de prolonger l’instruction religieuse de leurs enfants au moins jusqu’à la confirmation (cinq frères et sœurs, dont Antonin, sont inscrits dans les registres de confirmation de la paroisse) et la première vocation de leur fils s’était affirmée dans le cadre de Notre-Dame Saint-Alban.

Les familles incriminées pouvaient bien appartenir au groupe des pratiquants ou des « sympathisants » de Notre-Dame Saint-Alban, les jeunes gens détenir une certaine instruction religieuse ou avoir montré une sensibilité qui avait plu à leur curé lors de la préparation au mariage, leurs parents ou d’autres proches avoir avoué l’émotion ressentie lors de la célébration : rien de tout cela ne suffisait à satisfaire Laurent Remillieux. Il condamnait toute souillure du sacré par un profane sans aucune légitimité, sans aucune utilité, qui éloignait de Dieu les jeunes mariés ou le petit baptisé. Arlette Sollignat était la fille d’un électricien travaillant à son compte et habitait dans la rue du Transvaal. Laurent Remillieux note les bonnes dispositions de la famille à l’égard de la religion, la pratique de la grand-mère, mais il se plaint du manque de ferveur des invités de la noce et insiste sur sa volonté de rester en retrait du bonheur familial fêté ce jour-là.

‘« Le mariage de Mlle Arlette Sollignat a été très caractéristique. Depuis longtemps ce mariage était préparé on peut dire par le père et la mère de Mademoiselle Sollignat ; bien que n’appartenant ni l’un ni l’autre à la Famille Spirituelle, ils sont tellement sympathisants que, j’en suis convaincu, un travail de grâce en profondeur s’est fait dans l’âme de leur fille. La mère de Mme Sollignat vit dans la maison et vient à l’église. Ils m’ont invité un soir et nous avons parlé grosses questions religieuses et morales. […]
Le Mariage à onze heures fut « grand » mariage. Très nombreuse assistance dont la moyenne n’était certainement pas chrétienne. Avec l’aide du St Esprit il m’a fallu utiliser toute mon expérience pour transformer cette assemblée en une assemblée qui ne soit pas trop dépaysée à l’église. Deux ou trois fois j’ai dû dire en regardant telle ou telle : mais oui, Madame, parfaitement. […] Mr et Mme Sollignat, parents de la jeune fille, Mr et Mme Méjean, parents du jeune homme, paraissaient touchés. Ils m’ont fait bonne impression.
Au milieu de l’après-midi, je suis allé inscrire le nouveau foyer sur le Livre des Âmes 603 . Naturellement ils étaient encore au repas. J’ai dû subir le dessert et utiliser plus d’une heure alors que j’avais tellement à faire. » 604

Les familles invitaient leur curé à s’intégrer à la fête, l’attendant, lui réservant la meilleure part, mais il demeurait étranger à cette offre de sociabilité, soulignant sa différence, allant jusqu’à refuser le plaisir de partager la joie d’un moment.

‘« Mademoiselle Juliette Collieux est une de nos bonnes anciennes chrétiennes formées par le Cours Pierre Termier en même temps que Marguerite Tercier, alors que la raison d’être du Cours était encore vivante : réaliser parmi les chrétiens l’école unique. Juliette Collieux, intelligente, a été dans nos colonies de vacances de la Mer du Nord, chez Madame Helen. Ses parents, sur le plan humain, sont intelligents, en particulier son père, parti pour l’Eternité de Dieu il y a quelques années. Mme Collieux serait moins éloignée, moins ignorante du Christianisme que son mari. Mais ce que les filles Collieux savent du Christianisme c’est à la paroisse qu’elles le doivent. Leur frère marié ne doit pas être demeuré chrétien. Dans ce milieu, Juliette qui n’avait plus vingt ans, s’est je crois un peu refroidie. […]
Ils ont demandé le Mariage à neuf heures avec Messe à la Chapelle Saint-Alban. Ils sont arrivés ¾ d’heure en retard. Il y avait une fanfare à la sortie qui a joué, sans doute une fanfare dont le jeune homme faisait partie. Il fut décidé que j’irais pour l’inscription du Mariage dans le « Livre des Âmes » le soir. Je pensais que le repas, la réjouissance sociale normale pour un mariage serait terminé. Je suis arrivé à dix heures du soir ; il y avait encore banquet. Ils étaient dans l’appartement de Mme Collieux aussi nombreux que possible. J’ai été accueilli avec acclamation. J’ai entendu un discours par quelqu’un qui avait l’humeur joyeuse au moins après boire. Il a fait un éloge de la Messe du matin et, pour en rendre grâce, au milieu de son discours, a versé porte-monnaie et portefeuille sur la table. Au fond, peu importe tout cet ensemble. Je pensais au nouveau foyer. Certainement Juliette en souffrait. Passer de cette atmosphère de noce dans la chambre nuptiale, quelle chute, et dire que je me trouvais dans un milieu honnête, même religieux ! Sur ce point comme sur tant d’autres il y a un énorme travail à faire. » 605

Le prêtre venait et restait là, pour témoigner de la pureté de la foi, pour rappeler sans concession, par sa présence et ses actes, les exigences de son Dieu.

Les anciens du Transvaal ouvraient leur maison au prêtre, au voisin qui partageait parfois depuis plusieurs décennies leur espace de vie, considérant comme une évidence la familiarité du moment. Laurent Remillieux venait sonder les cœurs et les âmes de ses paroissiens et constater le décalage qui les rendait étrangers à sa communauté paroissiale.

‘« Le soir à 18 heures j’ai fait la visite de Baptême chez Mr et Mme Jeandie, 56, rue Longefer, au 1er étage. Etaient présents Mr et Mme Allègre. Mme Allègre surtout fut très aimable avec moi. On m’attendait pour servir vin et cadeaux. Etait présente aussi une dame que j’ai reconnue immédiatement pour être du quartier, sans pouvoir la désigner autrement. Dans le cours de la conversation, j’ai compris que c’était Mme Pérat, ancienne épicière, et que le Monsieur décoré en face de moi était Mr Pérat. C’est la seconde fille de Mr et Mme Pérat qui est fiancée avec Maurice Allègre. J’ai causé avec tout le monde, spécialement avec Mr Jeandie, un Corrézien qui n’a certainement eu aucune éducation religieuse. j’ai eu beaucoup de peine à la fin, avant de sortir, à donner une bénédiction à la petite Colette et à la consacrer à la Très Sainte Vierge. Je l’ai fait en saluant l’enfant dans son berceau. Sa famille ne m’a pas suivi. » 606

L’amabilité déployée ici par la famille Allègre ne désarmait pas les préventions de l’abbé Remillieux. Comme dans le récit consacré au mariage de Juliette Collieux, il termine sur une note négative, qui refusait à ses hôtes la qualité de « vrais chrétiens ». L’exemple de cette dernière famille est encore plus intéressant, car on peut suivre sa fréquentation de la paroisse sur plusieurs années dans les doubles des registres paroissiaux. On retrouve aussi sa trace à la fois dans les listes nominatives des recensements et dans les listes électorales. Paul Allègre, ciseleur, était domicilié, au moins depuis 1936, rue Longefer, avec sa femme, épicière, et ses trois enfants. Laurent Remillieux maria Simone, leur fille aînée, en 1942, avec René Jeandie, et leur fils Maurice avec une de ses voisines, Suzanne Pérat, en 1945. Les trois enfants du couple Jeandie naquirent entre 1942 et 1946, au domicile de Paul Allègre, et furent baptisés à Notre-Dame Saint-Alban.

Maurice Allègre, né à Lyon en 1924 et baptisé dans la paroisse du Saint-Sacrement, avait fréquenté Notre-Dame Saint-Alban, au moins jusqu’à sa confirmation célébrée le 21 mai 1935. Laurent Remillieux le désigne d’ailleurs comme « un ancien », mais lorsqu’il en vient à l’évoquer dans les notes prises après le baptême de sa nièce, il le présente plus comme le membre d’un groupe familial que comme un paroissien attaché à sa communauté et respectueux de la liturgie.

‘« J’avais célébré la Messe de 7 h 30 à l’église pour les victimes du bombardement. Je suis monté ensuite à la Chapelle. Je suis arrivé au moment où était donné le Baptême. Je ne suis pas rentré par discrétion. Dehors j’ai vu toute la famille. J’ai parfaitement reconnu notre ancien, un garçon de vingt ans, Maurice Allègre, frère de Mme Jeandie. Visiblement il se présentait comme fiancé d’une jeune fille qui était dans le groupe. »’

La famille Allègre illustre pleinement le cas où le recours à la religion et à ses grands rites de passage restait indépendant d’une adhésion au projet paroissial de Notre-Dame Saint-Alban. Selon le curé, l’enfant de Simone Allègre était déjà trop âgée au moment du baptême (elle avait six mois) et il refusa d’entrée le baptême à une heure tardive, que demandait « naturellement » la mère, « sous prétexte que le parrain venait de la Corrèze », mais qui aurait dispensé la famille de la messe. La seule alternative proposée consistait à célébrer le baptême à n’importe quelle heure de l’après-midi, à la condition que l’enfant fût introduit à Vêpres dans la communauté paroissiale. La famille préféra finalement accéder à la première demande de Laurent Remillieux et le début de la cérémonie fut fixé à 8 h 45. Dans son compte rendu, l’abbé Remillieux ne manqua pas de noter les vingt minutes de retard que lui rapporta le vicaire chargé de célébrer le baptême. A ses yeux, la famille n’avait pas respecté son engagement et le contrat n’était pas rempli. La visite de baptême et toutes les autres occasions qui le mettraient en présence de la famille Allègre confirmeraient cette impression.

Lors du baptême de Colette, Laurent Remillieux avait donc appris les fiançailles de Maurice Allègre avec Suzanne Pérat. Leur mariage fut célébré à Notre-Dame Saint-Alban, le 3 février 1945. Selon leur curé, la préparation au mariage fut courte et décevante : les jugeant éloignés de la vie chrétienne, Laurent Remillieux aurait voulu multiplier les entrevues au presbytère pour pallier les manques de leur éducation religieuse. Le jeune couple lui promit cependant de poursuivre cette éducation après le mariage.

‘« Dans le cours de ces derniers mois je les ai rencontrés dans la rue, une fois même, les circonstances étant favorables, je leur ai demandé de venir me voir. Je leur ai même écrit. Ils n’en ont rien fait. Ils sont venus il y a trois semaines m’annoncer leur Mariage. C’était bien tard. J’ai constaté qu’ils étaient très confiants. Ils m’ont semblé l’un et l’autre d’un heureux caractère. Je les crois loyaux. Ils ont certainement ce qu’il faut pour devenir de vrais chrétiens. Mais ils en sont très loin. A la dernière entrevue, surtout pour Suzanne Pérat, il ne pouvait pas être question encore d’une vie chrétienne réelle. […] Ils m’ont promis de continuer leur éducation religieuse, au presbytère ou chez eux. Je leur ai dit que dans quelques mois nous pourrions marquer le point par une revue de leur vie passée et une Messe que je célèbrerais moi-même devant eux et pour eux.
Il ne me semble pas que Mlle Pérat ait la Foi. Pour le fiancé, c’est moins clair. Il a eu une tante très religieuse.
Il faudra après le Mariage qu’ils réalisent leurs promesses. Au reste quoiqu’il arrive, je sens tellement que je dois les revoir. Cette obligation devra primer beaucoup d’autres. » 607

Les qualités reconnues au jeune couple, leur confiance dans la vie et dans leur union, leur loyauté, les incertitudes quant au sentiment religieux du fiancé, peut-être porté par la ferveur de sa tante et guidé par les jalons posés au cours de l’instruction religieuse reçue à Notre-Dame Saint-Alban dans son enfance, le recueillement observé pendant la cérémonie, tous ces éléments interprétés comme des signes favorables laissaient à Laurent Remillieux l’espoir d’un « beau travail à faire pour la Mission ». Son principal doute concernait la fiancée, considérée comme véritablement incroyante.

Les parents de Suzanne Pérat faisaient partie du groupe des résidents les plus anciens du quartier. On les retrouve dans les listes nominatives des recensements de 1921 à 1936 et les listes électorales de 1920 ont aussi conservé la trace du père. Célestin Pérat était né en 1894 à Lyon, dans le 3e arrondissement. Pendant toute la période, il a exercé sa qualification d’ouvrier ébéniste dans les grandes entreprises de l’est lyonnais. Les listes électorales de 1920 le disent domicilié rue des Maçons, mais il déménagea ensuite rue Longefer, rue qu’il ne quitta plus de 1921 à 1945, année du mariage de sa fille. Son épouse, Marguerite Raynaud, née en 1891, venait de Nedde, dans la Haute-Vienne. D’abord recensée comme confectionneuse, elle abandonna toute activité salariée après la naissance de sa première fille, puis ouvrit entre 1931 et 1936 un commerce d’épicerie, qui permettrait à Laurent Remillieux de l’identifier lors de leur rencontre au baptême de Colette Jeandie. La naissance de leur fille cadette, Suzanne, en 1926, eut donc lieu alors qu’ils habitaient déjà dans le Transvaal. Ils choisirent pourtant de la faire baptiser, le 14 août 1926, dans la paroisse de Saint-Maurice. Leur attitude, au cours des rencontres qui les mirent en présence de Laurent Remillieux à l’occasion de la célébration d’événements familiaux, ne présentait aucune hostilité ni rejet de la religion. Ils recherchèrent la conversation de leur curé ou du moins ne s’y dérobèrent pas et se montrèrent, tout comme les parents de Maurice Allègre, « particulièrement déférents » pendant le mariage de leur fille.

Un an plus tard, le baptême du troisième enfant de Simone Allègre et de René Jeandie réunit à nouveau la famille dans la chapelle paroissiale. Le récit de la cérémonie et de la visite au domicile des parents confirme le malentendu qui entravait les relations des paroissiens avec leur curé. La famille Allègre s’obstinait à user de la religion comme elle l’entendait, en concédant peut-être au prêtre les promesses qu’il attendait, mais sans forcément les tenir. Laurent Remillieux n’avait jamais revu Maurice et Suzanne. Simone, qui connaissait pourtant les exigences de son curé, ne parut même pas au baptême de son fils. Ceux qui assistèrent à la cérémonie restèrent passifs, ne récitant pas les prières, ne communiant pas à la messe.

‘« Baptême à la chapelle Saint-Alban. La maman, sans raison était absente ; sans doute préparait-elle le repas. Le Père Perrier a fait le Baptême sans elle. Atmosphère froide au début. Il y avait une dizaine de jeunes hommes et une sixaine de jeunes femmes. Ils ont paru intéressés. Une dame seulement a récité les prières avec le prêtre : Notre Père, Credo. Ils ont assisté passivement à la Messe. Ils sont partis contents. Finalement l’atmosphère est devenue sympathique.
Une quinzaine de jours après, visite à la maison par Mr le Curé et le Père Perrier. La maman s’est excusée. La maman était avec sa sœur. Consécration à la Sainte Vierge. La maman a prié. Mr le Curé en partant a été saluer Mr et Mme Allègre, les grands-parents. Mr le Curé a retrouvé là Mr et Mme Maurice Allègre, frère et belle-sœur de Mme Simone Jeandie. » 608

Le style télégraphique utilisé par l’auteur de ces lignes accentue la contradiction qui existait pour lui entre l’absence de ferveur religieuse, montrée par la famille et ses invités, et la sympathie qu’il ne pouvait pourtant s’empêcher d’éprouver à leur égard. Leur attitude face à la foi lui paraissait incompréhensible : ils ne priaient pas, ne communiaient pas, mais paraissaient intéressés ; la mère ne s’était pas déplacée, mais elle réclamait le baptême pour chacun de ses enfants et, cette fois, elle priait avec le prêtre au moment de la consécration de l’enfant à la Vierge. Si Laurent Remillieux entendait le besoin de sacré exprimé par la famille Allègre, il ne parvenait pas à en comprendre le sens. Il l’interprétait comme un appel à la mission et refusait toujours d’accorder à ces paroissiens le statut de vrais chrétiens.

L’ultime confrontation du prêtre avec Maurice Allègre et Suzanne Pérat dont les registres paroissiaux aient conservé le souvenir relança les espoirs de conversion nourris par Laurent Remillieux. Le 19 décembre 1946, le baptême de leur deuxième enfant fut célébré dans l’église paroissiale. Cette fois, à cause de circonstances particulières, les compromis étaient de mise. Le curé précise dans ses notes qu’il n’avait pas eu de nouvelles du couple depuis longtemps, signifiant ainsi que le rapprochement toujours attendu n’avait pas eu lieu. Il paraît cependant favorablement impressionné par l’attitude de recueillement adoptée par la famille, qui sembla plus prête à satisfaire ses exigences qu’à l’accoutumée.

‘« Mr et Mme Maurice Allègre sont venus avec leur petite Danielle me demander le Baptême de leur enfant. Je n’avais pas vu les parents depuis longtemps. J’ai immédiatement placé la question sur son vrai terrain. Ils m’ont dit qu’à cause de la marraine, la sœur de Mme Maurice Allègre, tante de l’enfant, le baptême ne pouvait pas avoir lieu le matin. C’était exact. Mais alors la Messe ? Le père m’a promis d’être présent à la Messe de 9 heures. Non seulement il a été fidèle, mais la maman y était aussi. En bons termes je l’ai fortement souligné.
A cause du froid, la préparation la veille a eu lieu à la Maison d’Œuvres, à la fin de la réunion d’Action Catholique. Mme Allègre est venue seule avec l’enfant ; Mr Allègre travaille le samedi. Le dimanche, ils sont tous venus à 16 heures au Baptême en famille. Ce fut bien. Les parents, grands-parents avaient l’air touché ; ils furent très cordiaux. » 609

Le dimanche suivant, le 22 septembre, l’abbé Remillieux ne put se rendre dans la famille pour procéder à l’inscription de l’enfant dans le « Livre des Âmes ». Les parents le regrettèrent et le réclamèrent, ce qu’il nota positivement dans le double des registres paroissiaux. La visite se fit finalement le dimanche 29 septembre et elle confirma le renversement de la situation.

Un événement douloureux était intervenu dans la vie de Maurice et Suzanne Allègre et il expliquait le changement de leur attitude vis-à-vis de la religion.

‘« Nous avons causé ; ils ont été très gentils. Elle, devant son mari, m’a fait des confidences sur sa jeunesse. Son père était tout à fait anticlérical. L’enfant qu’ils ont eu quelques mois après leur mariage, un garçon qui ressemblait beaucoup à son père, qui est mort quelques jours après sa naissance, les a beaucoup bouleversés. J’ai eu l’impression qu’ils ont considéré cette mort comme une sorte de punition : c’était l’enfant du péché. Je leur ai remis leur livret de mariage ; c’est à propos de l’inscription du premier enfant que les confidences ont été faites. J’ai écrit devant eux un mot d’amitié sur le livret. Le lendemain je leur ai envoyé deux images souvenirs. Ils m’ont permis de revenir. Je suis persuadé que si on s’occupait d’eux, ils monteraient vers le grand amour. Ils paraissent encore très attirés l’un vers l’autre ; l’amour doit encore être intime ; lui avec un camarade a monté une affaire de serrurerie à Bron. Nous avons parlé de Marcel Marchand qui les connaissait bien. » 610

Il fallait trouver des raisons à l’incompréhensible que représentait la perte de leur premier enfant. Face à son curé, la jeune femme mettait en cause les choix religieux de son père, l’absence de pratique et l’anticléricalisme qu’on n’avait jamais soupçonné jusque-là, et le jeune couple confessait son irrespect de la morale sexuelle de l’Eglise catholique 611 . La punition avait sanctionné la faute. Désormais repentis, Maurice et Suzanne Allègre cherchaient auprès du prêtre compréhension et réconfort. En se rapprochant de lui, ils conjuraient le sort de leur deuxième enfant et le plaçaient sous la protection de la communauté paroissiale, tout entière évoquée à travers la mention de Marcel Marchand. En dehors de leur cercle familial, ils trouvaient les interlocuteurs, suffisamment extérieurs à leur douleur personnelle pour ne pas vivre de la même souffrance, mais suffisamment compatissants pour accueillir leur désarroi, qui les aideraient à apaiser le chagrin et la crainte, à évacuer la culpabilité qu’ils continuaient à ressentir.

Notes
596.

Annotations de Laurent Remillieux à propos du mariage de Françoise Boyer et de Charles Perrier, acte n° 20 du 10 septembre 1945, double des registres paroissiaux.

597.

Commentaires écrits par Laurent Remillieux à l’occasion du baptême de Georges Panel, acte n° 84 du 9 septembre 1945, double des registres paroissiaux.

598.

Commentaires rédigés pour le baptême de Gérard Bravo, acte n° 61 du 1er juillet 1945.

599.

Commentaires rédigés pour le mariage d’André Barraud et de Marthe Piquand, acte n° 32 du 22 novembre 1947.

600.

Extraits des commentaires notés par Laurent Remillieux dans les doubles des registres paroissiaux à l’occasion du mariage de Jean de Torcy et de Thérèse Burgiard, acte n° 10 du 27 mai 1947.

601.

Baptême d’Odette Debrie, acte n° 64 du 15 juillet 1945.

602.

Extraits des commentaires notés par Laurent Remillieux dans les doubles des registres paroissiaux à l’occasion du mariage d’Antonin Ollier et d’Odette Vulin, acte n° 14 du 12 juin 1947.

603.

Liber animarum : registre de catholicité.

604.

Extraits des commentaires notés par Laurent Remillieux dans les doubles des registres paroissiaux à l’occasion du mariage de Maurice Méjean et d’Arlette Sollignat, acte n° 7 du 15 avril 1947.

605.

Extraits des commentaires notés par Laurent Remillieux dans les doubles des registres paroissiaux à l’occasion du mariage de Pierre Blanchard et de Juliette Collieux, acte n° 15 du 6 juillet 1946.

606.

Extraits des commentaires écrits pour le baptême de Colette Jeandie, acte n° 55 du 11 juin 1944.

607.

Extraits des commentaires écrits par Laurent Remillieux pour le mariage de Maurice Allègre et Suzanne Pérat, acte n° 4 du 3 février 1945.

608.

Commentaires notés pour le baptême de Jean-Claude Jeandie, acte n° 48 du 28 avril 1946.

609.

Commentaires notés pour le baptême de Danielle Allègre, acte n° 142 du 19 décembre 1946.

610.

Ibid.

611.

Une certaine tolérance commençait pourtant à se manifester dans l’opinion vis-à-vis de la sexualité préconjugale, « pourvu que les “fiancés” s’aiment et veuillent faire leur vie ensemble ». Voir Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée. Tome 5. De la Première Guerre mondiale à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 1985, 1999 (édition revue et complétée), 638 p., p. 77. Le nombre de conceptions préconjugales, dont témoignent les registres de catholicité dès qu’on compare les dates des mariages et des naissances notifiées sur les actes de baptême, montre de plus la réalité de l’existence de cette sexualité parmi les paroissiens de Notre-Dame Saint-Alban.