La conversion de l’abbé Couturier

La rencontre entre Laurent Remillieux, Victor Carlhian et Paul Couturier matérialisait en effet un possible que contribuent à expliquer objectivement plusieurs éléments de leurs itinéraires et de leurs histoires personnelles. Paul Couturier et Laurent Remillieux étaient tous les deux nés à Lyon, à sept mois d’écart, l’un le 29 juillet 1881, l’autre le 26 février 1882. Laurent Remillieux commença sa scolarité au pensionnat des Frères des Ecoles chrétiennes dit « Aux Lazaristes ». Ce fut dans ce même collège que Paul Couturier obtint un baccalauréat de mathématique en 1900, deux ans plus tôt que son confrère, qui avait intégré entre temps le séminaire de philosophie d’Alix. Entré dans la Société des Prêtres de Saint-Irénée la même année, il fut ordonné le 9 juin 1906, obtint une licence ès sciences aux Facultés catholiques de Lyon et devint en 1907 professeur de sciences à l’Institution des Chartreux, poste dont il tira plus d’amertume que de satisfaction. Rappelons simplement que l’ordination de Laurent Remillieux fut célébrée le même jour, et qu’après avoir subi plusieurs échecs à l’examen de licence, il fut nommé professeur d’allemand à l’institution Saint-Joseph de Roanne. Comme celle de l’abbé Couturier, cette nomination répondait plus aux besoins de l’enseignement privé catholique qu’à une vocation personnelle, qui trouva à s’épanouir dans l’expérience pastorale menée dans le quartier de Croix-Luizet à Villeurbanne. Des chassés-croisés « Aux Lazaristes » aux itinéraires d’enseignant malgré eux de prêtres diocésains, des parallèles se dégagent déjà. L’essentiel reste cependant qu’appartenant à la même génération, ils furent compagnons d’ordination, une ordination vécue en pleine crise politique et théologique. L’engagement sillonniste de Laurent Remillieux, engagement qui devait plus à l’influence de son frère Jean et aux circonstances qu’à une conviction démocratique personnelle, ne doit pas masquer le poids de la formation cléricale reçue par le séminariste. Une génération de prêtres se reconnaissait dans l’exaltation d’une lecture spirituelle du monde et de ses événements au détriment d’une lecture politique plus lucide. On ne peut que souligner le poids de la formation sulpicienne qui apparaissait à travers les expressions d’une piété christocentrique et l’importance accordée à la prière, vécue comme une action pratique qui saurait démontrer son efficience. L’analyse appliquée par Etienne Fouilloux à Paul Couturier lors de la conférence inaugurale du colloque de novembre 2002 665 a déjà été vérifiée pour Laurent Remillieux.

Le laïc de l’histoire pouvait-il se retrouver dans ce schéma ? Comme Paul Couturier, Victor Carlhian, de six ans son aîné, avait vu le jour dans un milieu de la bourgeoisie industrielle, préservée dans son cas de l’expérience d’une faillite. L’austérité était cependant de mise et Victor Carlhian ne sacrifia jamais sa fortune à un confort bourgeois. Redisons aussi qu’après des études secondaires chez les Frères maristes de Saint-Genis-Laval, il obtint le baccalauréat puis une double licence en mathématiques et en sciences physiques aux Facultés catholiques de Lyon. Les sciences avaient suscité la vocation d’une carrière universitaire, qu’il abandonna, tant en raison de ses difficultés d’élocution que parce que le devoir l’appelait à succéder à son père dans l’entreprise familiale. Cette vocation contrariée et la déception d’une activité professionnelle imposée par obligation familiale libéraient une énergie qu’il investissait dans ses engagements religieux. Le désir de réconciliation politique et sociale, qui animait la génération du ralliement et du catholicisme social à laquelle il appartenait, se heurta au regain de l’anticléricalisme républicain, à la politique de laïcisation suivie jusqu’à son terme par les radicaux et aux égarements du nationalisme. L’engagement sillonniste de Victor Carlhian concrétisa la recherche d’une troisième voie lui permettant d’affirmer son catholicisme dans la République. En 1905, il fonda le Sillon lyonnais et en devint l’animateur. Ce fut dans ce cadre et au cours des années qui suivirent qu’il devint l’ami intime de Jean Remillieux, de onze ans son cadet. Le laïc et le clerc s’étaient rejoints dans la militance sillonniste et ils privilégiaient tous les deux les logiques éducative, religieuse et sociale du premier Sillon au détriment de l’orientation plus politique du grand Sillon. En dépit de la différence d’âge et même si Jean Remillieux demeurait très en deçà de l’audace intellectuelle, des préférences théologiques et de la réflexion sociale développées par Victor Carlhian, lié au milieu suspecté de modernisme par les autorités diocésaines, le statut du clerc lui assurait une prééminence spirituelle qui régissait ses rapports avec le laïc. Mais il a déjà été montré que, plus que tout, ce fut la mort au front de Jean Remillieux qui fixa la supériorité spirituelle du clerc sur le laïc, moralement contraint de se rendre à sa vision du monde et à sa conception de la foi.

L’amitié qui lia Victor Carlhian à Paul Couturier, le laïc, intellectuel trop audacieux aux yeux de l’institution ecclésiale, au clerc marqué par la primauté du spirituel, n’était donc pas sans précédent. La première expérience d’amitié qu’il avait vécue avec un prêtre et la perte subie le préparaient à accepter avec humilité les principes d’amour et de charité, qui guidaient les choix et la vie religieuse de son nouvel ami, de la même façon qu’ils avaient conduit l’action de Jean Remillieux. Cette amitié commença à se nouer au cours de l’été 1920, lors du premier séjour de l’abbé Couturier dans la propriété familiale que les Carlhian et les Le Gros avaient acquise dans le Vercors, en Isère, au cours du printemps précédent. Les deux familles se rendraient désormais à Saint-Ours chaque été, toujours accompagnées d’un aumônier qui desservirait la chapelle du domaine. Aucun document n’a livré d’information sur la façon dont Paul Couturier a été contacté par les propriétaires de Saint-Ours. Les enfants Carlhian restent persuadés que leur père ne connaissait pas l’abbé Couturier avant cet été 1920. L’hypothèse que Victor Carlhian l’ait rencontré par l’intermédiaire d’un de ses neveux, candidat cette année-là au baccalauréat et qui aurait suivi une scolarité aux Chartreux, est restée invérifiable. En tout cas, Paul Couturier revint chaque été pendant la plus grande partie du mois d’août et le début du mois de septembre. Avec un autre prêtre, l’abbé Bride, il offrit la présence ecclésiastique la plus régulière à Saint-Ours.

De ces séjours et de l’amitié qui se noua entre l’abbé et le propriétaire des lieux, la famille Carlhian a conservé un témoignage exceptionnel, un journal de vacances, intitulé le Livre de Raison de Saint-Ours 666 .Malheureusement, ce fut seulement en 1927 que les Carlhian et les Le Gros décidèrent de garder une trace écrite régulière de leurs séjours à Saint-Ours. Simone Carlhian, l’aînée des enfants, alors âgée de 14 ans, se chargea de rassembler les souvenirs familiaux et de les consigner avec l’aide de sa mère. Les premières années font donc pour l’essentiel l’objet d’un regard rétrospectif et plutôt synthétique. Les principaux auteurs du journal restèrent les enfants des deux familles, des adolescents, puis de jeunes adultes, qui se faisaient l’écho des occupations de chacun, des discussions, de la vie quotidienne estivale, des visites rendues par les amis. En 1930, le journal de Saint-Ours se transforma en Livre de Raison, ouvrant plus largement ses pages aux adultes de la famille et à leurs invités. Victor Carlhian lui-même multipliait ses interventions et l’abbé Couturier ne manquait jamais de fermer la saison par un texte disant la joie ressentie pendant son séjour. De plus en plus à partir de 1930, le journal conserve aussi la trace des conversations qui avaient lieu entre les deux hommes. Quelques pages relatent même à deux voix leurs dialogues spirituels. Aussi la source fournit-elle un point de vue privilégié pour qui souhaite observer les relations nouées entre le laïc et le clerc. Enfin, on peut voir qui étaient les personnes qui fréquentaient la propriété de Saint-Ours et venaient partager, l’espace d’une seule journée parfois, les vacances et l’intimité familiale des Carlhian. Le journal dessine alors les contours d’un réseau d’intellectuels catholiques lyonnais, et son intérêt est de placer en son centre la personnalité de Victor Carlhian. En effet, ce dernier est toujours apparu de façon récurrente dans les études des divers groupes de réflexion philosophique auxquels il avait appartenu, toutes soulignent son importance, mais l’analyse ne se focalise qu’à de rares exceptions, et toujours de façon incomplète, sur lui.

Le 27 août 1930, l’abbé Couturier remplit la première page du journal pour la nouvelle saison 667 . Il regrettait que ses hôtes aient oublié jusque-là leurs obligations d’écriture et fixait les nouvelles règles de la tenue du Livre de Raison. Son souci de conserver une trace des vacances à Saint-Ours montre déjà l’importance qu’il accordait à ce temps, hors du temps, à ce monde, hors du monde, dans lequel il pénétrait l’intimité familiale des Carlhian. Les remarques des enfants prouvent combien tous lui étaient attachés. L’abbé Couturier partageait le quotidien et les tracas domestiques, il s’occupait des enfants et se joignait à leurs loisirs. Le 10 septembre 1933, il écrivait :

‘« En quittant, après un long séjour, l’atmosphère familiale si pleine d’amitié, je ne puis assez remercier tous et chacun. Ils savent qu’ils me sont tous très chers et le Seigneur le sait aussi. » 668

Il finit par considérer les Carlhian comme sa « deuxième famille » et les remerciait souvent de lui avoir ouvert leur maison et leur vie. Les Madinier qui rendirent une visite à Victor Carlhian le 9 septembre 1933 s’y trompèrent d’ailleurs. L’épouse de Gabriel Madinier, alors professeur de philosophie au lycée du Parc à Lyon 669 , était persuadée qu’il existait un lien de parenté entre Paul Couturier et ses hôtes. Cette amitié et ces vacances, la sociabilité qu’elles induisaient, offraient au prêtre un repère, un point d’ancrage, un contexte affectif favorable aux échanges philosophiques et théologiques et au rapprochement.Car on ne peut nier la distance intellectuelle et politique qui séparait en 1920 Victor Carlhian et Paul Couturier.

Cette distance, le journal de Saint-Ours la résume abruptement mais avec humour :

‘« Un des premiers aumôniers de Saint-Ours fut Monsieur l’abbé Couturier, professeur aux Chartreux. Il est très sympathique par sa distinction et sa finesse ! Tous l’estiment bientôt pour sa discrétion et sa science.
Avec Monsieur de Mijolla, il parcourt la propriété en étudiant le nom des arbres et des fleurs.
Avec Monsieur Carlhian, les promenades sont moins paisibles. L’un fut sillonniste. L’autre a de vives sympathies pour l’Action Française. De là quelques chaudes discussions sur les rapports de la politique et de la morale ou sur l’action sociale…
Et quand les discussions ont lieu si près des précipices, sait-on ce qui peut arriver ? » 670

Un exemple peut illustrer la divergence des orientations politiques et sociales des deux hommes. Le samedi 22 août 1931, une discussion à table posa le problème de l’eugénisme 671 . Paul Couturier définit son point de vue sur la sélection naturelle et Victor Carlhian, absent ce jour-là, y répondit par une lettre. Les propos des deux hommes sont rapportés dans le Livre de Raison par Simone Carlhian. L’abbé Couturier restait persuadé de l’efficacité légitime d’une sélection naturelle qui éliminait les « tarés, physiquement et moralement ».

‘« Pourquoi tant soigner les enfants ? demande Mr l’abbé. Laissez donc jouer la sélection naturelle, la nature ne laissera subsister que ceux qui sont aptes à vivre. Pourquoi tant de puériculture ? A quoi bon construire des préventorium, des sanatorium… etc. qui font vivre des tarés, physiquement et moralement… Une âme saine réclame un corps sain et les grands saints ont tous été des “costauds” : Dom Bosco, Saint François-Xavier… […]
Le plus grand service qu’on puisse rendre aux enfants est de les envoyer au ciel, ajouta-t-il. Mr l’abbé regrette de ne pas être mort après son baptême, car il croit négligeable les mérites d’une vie entière. »’

La réponse de Victor Carlhian, qui arriva dans la semaine qui suivit, était à l’opposé de cette conception philosophique et théologique de la vie humaine et de son rapport au divin, même si le laïc prenait de nombreuses précautions rhétoriques pour ne pas offenser son ami. Après avoir lié les problèmes de santé aux réalités économiques vécues par les plus pauvres, il défendait le caractère sacré d’une vie en devenir donnée par Dieu, mais dans laquelle l’homme pouvait intervenir. Sa fille aînée recopia l’intégralité de la lettre dans le Livre de Raison.

‘« La question de l’eugénisme est une des plus délicates. L’homme a le devoir de se bien porter mais il n’a pas toujours les moyens de remplir ce devoir. Si un certain nombre de maladies sont imputables aux vices, on a dit avec raison que l’homme ne mourait pas mais qu’il se tuait, il est cependant incontestable que la maladie est souvent aveugle et frappe des innocents. Qu’est-ce que la santé ? Qu’est-ce que la maladie ? Qu’est-ce que l’homme sain ? Il est bien difficile de formuler un idéal à atteindre, on distingue d’assez loin et en gros, mais les cas douteux sont innombrables.
Certes, l’homme est fou qui mène une vie anti-hygiénique, qui habite les cages à lapins des villes, mais il lui faut vivre et les nécessités économiques sont là. Au fond tous les problèmes sont liés et il n’y a pas de question morale qui ne soit aussi économique. Il n’y a rien où l’âme intervient où n’intervienne aussi le corps. Bref, efforçons-nous de nous bien porter et si nous sommes malades de recouvrer la santé.
Quant aux autres, passons en consolant les affligés, en soulageant les malades car ce sont des œuvres de charité et de miséricorde bénies par le Seigneur.
La vie est chose divine, c’est pourquoi il ne faut pas profaner les semences de vie, se garder peu, respecter la vie. L’homme n’est pas tout à fait en venant au monde, il se fait, il est un embryon au point de vue spirituel et moral. Il faut donc veiller à ce que cet enfant devienne un homme, participe à la vie intellectuelle et morale, devienne une conscience, une liberté, une autonomie. Il faut réaliser tout ce que Dieu sème, et il sème à profusion. Le mal tue, annihile, le mal c’est la volonté mauvaise qui voudrait détruire l’œuvre créatrice. Le bien, c’est tout ce qui aide au contraire à monter vers le Créateur.
Il me semble que ces quelques pensées vous permettront facilement de vous orienter dans les discussions. »’

Victor Carlhian semble valoriser la charité et la miséricorde pour entrer dans le monde de son contradicteur : n’utilise-t-il pas ainsi son vocabulaire pour mieux le convaincre ? Eloigné du domaine de vacances, il continuait à orienter les débats qui agitaient la « République de Saint-Ours » 672 , leur apportant une caution intellectuelle.

Un journal de retraite, daté du 15 septembre 1931, attribué à l’abbé Couturier, a été retrouvé parmi les papiers Carlhian. Chronologiquement, il fait suite à un récit qui lui est joint et qui retrace une conversation qui se serait déroulée dans un domaine, en montagne, et qui aurait opposé un prêtre et un laïc. L’anonymat des acteurs et du lieu cache à peine Paul Couturier et Victor Carlhian, séjournant à Saint-Ours. Le journal se présente comme le récit d’une conversion à un catholicisme social, confiant en la démocratie, ouvert et généreux, persuadé que l’homme en devenir peut connaître le progrès, plaçant l’action au cœur de la conduite du croyant. Le prêtre aurait abandonné sa préférence pour un régime autoritaire, pour un principe d’ordre, et sa prédilection pour un augustinisme qu’il défend cependant d’être un jansénisme. La retraite cléricale, prêchée par un jésuite, la découverte d’auteurs comme l’abbé de Tourville ou le maître de Blondel, Ollé-Laprune, lui auraient dévoilé combien les idées du laïc, dont il se méfiait jusqu’alors, étaient légitimes, et l’auraient conduit à cette conversion. Tout se passe comme si le laïc ne pouvait l’amener lui-même à cette conversion, comme si cette conversion ne trouvait sa légitimité qu’en recevant une caution cléricale. Dans la personne du jésuite, on doit reconnaître ici le père Albert Valensin, titulaire depuis octobre 1910 de la chaire d’apologétique aux Facultés catholiques, et dont le frère, Augustin Valensin, disciple de Blondel, enseignait la philosophie dans ces mêmes Facultés depuis 1920 673 . « Théologien de la “ Chronique ” et des Semaines sociales, [le père Valensin devint] la bête noire de conservateurs qui le pouss[èr]ent à la démission en juillet 1930. » Il se consacra ensuite « au ministère des retraites sacerdotales inauguré dix ans plus tôt. Prenant les Exercices de Saint-Ignace “ sous le grand angle de la mystique ”, il les rend[it] indispensables à tout un clergé cultivé, sans pour autant couper ce dernier “des questions les plus actuelles de la spiritualité et de l’apostolat ” » 674 . Etienne Fouilloux a souligné son rôle sur l’évolution spirituelle et la formation théologique de Paul Couturier, le classant au rang de ses « maîtres », sans pour autant réussir à définir une hiérarchie entre les influences exercées par Albert Valensin, le clerc, ou par Victor Carlhian, le laïc, montrant au contraire l’imbrication de ces influences à partir de la circulation des deux hommes dans le même milieu intellectuel catholique lyonnais, et soulignant leurs similitudes : en dressant le portrait d’Albert Valensin, il évoque les « même refus de la scolastique et même souci d’intériorité que chez Carlhian ; même mélange détonant de largeur d’esprit et de profondeur religieuse, qui sortir[ait] l’abbé Couturier de la routine ecclésiastique » 675 .

Mais il demeure certain que l’exil estival de Saint-Ours, en suspendant le cours régulier de la vie, offrait un temps particulier propice à la conversion intellectuelle, un temps de libres discussions pendant lequel l’abbé Couturier pouvait découvrir ou assimiler les idées nouvelles, qui agitaient alors les intellectuels catholiques gravitant autour de Victor Carlhian. Ces hommes appartenaient à cette école lyonnaise se retrouvant dans le Groupe de travail en commun fondé en octobre 1920 par Jacques Chevalier, « bergsonien de droite » 676 , professeur de philosophie à l’Université de Grenoble depuis 1919, ou ayant adhéré à la Société lyonnaise de philosophie née en 1923, ou encore au Groupe lyonnais d’études médicales, philosophiques et biologiques, rattaché à la Chronique Sociale entre 1924 et 1930 puis devenu autonome à partir de cette date. La personnalité de Victor Carlhian était un pivot de ces trois réseaux intellectuels coalescents, nés au début des années 1920, dans le même temps qui installait dans la propriété de Saint-Ours le rituel des vacances familiales. Sa revue lyonnaise de bibliographie, Le Van, apparue en 1921, se faisait l’écho critique de leurs débats. La discussion sur l’eugénisme qui avait animé la journée du 22 août 1931 collait justement à l’actualité de la revue 677 . Trois ouvrages, dont deux recueils, avaient traité de ce thème au cours des années 1930 et 1931 et il faut souligner « la précocité des propos de la revue » 678 sur ce sujet de bioéthique, puisque ce fut seulement en 1935 qu’Alexis Carrel lança le débat auprès du grand public avec la publication de L’Homme, cet inconnu. A Saint-Ours, Paul Couturier pouvait être mis en présence de Gabriel Madinier, de René Biot, de Joseph Vialatoux, de Joseph Hours, de Jacques Chevalier. On lisait Le Van,on parlait bien sûr de Blondel et de Bergson mais aussi de Teilhard de Chardin, et de tous les auteurs que l’abbé Couturier avait pu découvrir par les écrits diffusés de façon confidentielle au cours de l’année écoulée.

Le Journal de Saint-Ours apporte ainsi les preuves que l’amitié de Victor Carlhian et le cadre rassurant d’une intimité familiale favorisèrent l’évolution de Paul Couturier, en le maintenant pendant ses vacances en contact avec un milieu intellectuel catholique très éloigné de ses premières orientations, et qui lui assurait bientôt de nouveaux concours pour son œuvre œcuménique.Avant de rejoindre la propriété de Saint-Ours, les Carlhian habitaient régulièrement au cours de l’été la maison construite sur le territoire paroissial de Notre-Dame Saint-Alban, maison qu’ils utilisaient aussi les fins de semaine. Cette maison comme leur résidence principale, un appartement quai de Bondy, ont été, pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, un lieu de rencontre pour ce milieu catholique, que Paul Couturier continuait à côtoyer en dehors des séjours passés à Saint-Ours. Le foyer des Carlhian constitua donc pour lui un lieu essentiel de sociabilité qui permit les rencontres ou l’approfondissement des contacts pris ailleurs : il se lia ainsi avec Jules Monchanin, croisa à la suite de ce dernier Edouard Duperray et y retrouva les principales figures du milieu orthodoxe lyonnais 679 . Ce fut aussi dans la mouvance de Victor Carlhian qu’il renoua avec d’anciens compagnons de séminaire ou d’ordination comme Laurent Remillieux et le sulpicien Louis Richard, ordonné prêtre en 1906 lui aussi, le 14 octobre plus exactement, et qui enseigna le dogme au grand séminaire de Lyon de 1919 à 1932, puis aux Facultés catholiques, tout en assurant une direction du Séminaire universitaire 680 . Même si ce dernier avait décliné l’offre qui lui avait été faite par René Biot à la recherche d’un conseiller théologique pour son Groupe lyonnais d’études médicales, philosophiques et biologiques 681 , il demeurait « une personnalité théologique de référence » 682 pour les intellectuels catholiques gravitant autour de Victor Carlhian. Sulpicien atypique, Louis Richard influença nombre de ses étudiants, parmi lesquels on retrouvait Jules Monchanin lors de son passage au grand séminaire, par l’originalité de sa pensée sur le dogme de la Rédemption et son engagement social et politique.

Notes
665.

Etienne Fouilloux, « La vocation tardive de l’abbé Couturier », in L’œcuménisme spirituel, de Paul Couturier aux défis actuels, Actes du colloque universitaire et interconfessionnel, Lyon et Francheville, Rhône, France, les 8, 9 et 10 novembre 2002, organisé par le Centre Saint-Irénée, Centre Unité chrétienne, Université Catholique de Lyon, Lyon, Profac, 2003, 211 p., p. 15-43.

666.

Je n’ai pas pu travailler sur l’original de ce document mais Louis Carlhian m’a autorisée à photocopier les cahiers qui composent ce Livre de Raison dans leur intégralité.

667.

Livre de Raison de Saint-Ours, Cahier 2, Papiers Carlhian.

668.

Livre de Raison de Saint-Ours, Cahier 3, 10 septembre 1933.

669.

Voir la notice biographique rédigée par Albert Lachièze-Rey dans levolume du Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine consacré à Lyon – Le Lyonnais – Le Beaujolais, op. cit., p. 285-286.

670.

Livre de Raison de Saint-Ours, Cahier 1, Récit rétrospectif de l’été 1920, p. 12.

671.

Livre de Raison de Saint-Ours, Cahier 2, 22 août 1931.

672.

Expression employée à plusieurs reprises par l’abbé Couturier dans le Livre de Raison.

673.

Etienne Fouilloux a montré le rôle joué par Auguste Valensin dans la mise en place d’une filiation jésuite de Blondel au sein de l’ « Ecole de Fourvière », in Une Eglise en quête de liberté…, op. cit., p. 174-181.

674.

E. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXe et XXe siècle. Itinéraires d’expression française, op. cit., p. 284-285.

675.

Ibid., p. 285.

676.

Les intellectuels catholiques de l’entre-deux-guerre acquis aux philosophies blondélienne et bergsonienne sont présentés par Etienne Fouilloux dans le chapitre 5 de son ouvrage Une Eglise en quête de liberté…, op. cit., p. 149-191, chapitre qui met en valeur la contribution philosophique et théologique de l’école lyonnaise au dialogue entre pensée catholique et modernité. Voir notamment les pages 162-165 sur « le Groupe Chevalier »

677.

La deuxième partie du mémoire de maîtrise de F. Buclet, Le Van, Revue lyonnaise de bibliographie, 1921-1939, op. cit, est consacrée à l’analyse du contenu de cette « revue critique des idées et des livres ». Les thèmes scientifiques y sont abordés et F. Buclet montre comment les auteurs des compte-rendus tentaient de réconcilier la science et la foi à travers leurs évocations des sciences de l’homme.

678.

Ibid., p. 111. Le Van n° 113, mai 1930, Eugénisme et stérilisation, Collectif, Spes, 1930 ; Le Van, n° 122, février 1931, L’Eglise et l’eugénisme, Collectif, Mariage et famille, 1930 ; Le Van, n° 127-128, juillet-août 1931, Eugénisme et morale, Edouard Jordan, Bloud et Gay, 1931.

679.

E. Fouilloux, Les catholiques et l’unité chrétienne du XIXe et XXe siècle. Itinéraires d’expression française, op. cit.., p. 320. E. Fouilloux montre comment Paul Couturier est introduit dans le milieu orthodoxe lyonnais et présente ses relations avec Nicolas Arséniew, lui aussi reçu à la table des Carlhian.

680.

Ibid., p. 284. Sur Louis Richard, consulter la notice biographique rédigée par Maurice Jourjon in Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, Lyon – le Lyonnais – le Beaujolais, op. cit., p. 366-367.

681.

E. Fouilloux, « Jules Monchanin dans les milieux intellectuels lyonnais de l’entre-deux-guerres », in Jules Monchanin (1895-1957). Regards croisés d’Occident et d’Orient, op. cit., p. 53-71, p. 57-58.

682.

Expression employée par M. Jourjon in « Louis Richard », Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, Lyon – le Lyonnais – le Beaujolais, op. cit., p. 366.