La recomposition d’un milieu lyonnais du catholicisme social

La reconstitution de ce premier réseau de l’œcuménisme spirituel aura cependant fourni un début de réponse à la question de l’existence d’une réalité paroissiale ne dépendant plus de la communauté institutionnelle de Notre-Dame Saint-Alban. La paroisse de l’abbé Remillieux a accompagné les premiers développements de cette recherche religieuse sans jamais devenir un lieu central de la spiritualité œcuménique. Les principaux acteurs lyonnais de l’œcuménisme spirituel, comme les autres membres des divers cercles d’intellectuels catholiques dans lesquels les premiers circulaient par ailleurs, fréquentaient la paroisse parce qu’ils étaient liés à ses fondateurs. Ces catholiques venus du centre de la ville passaient occasionnellement par la paroisse et s’intéressaient à ses expériences liturgiques mais ils venaient surtout rencontrer Victor Carlhian dans sa résidence « albanaise » et leur investissement dans la vie paroissiale demeurait dans la logique des relations nouées autre part. Si les membres de ce réseau du catholicisme lyonnais firent de Notre-Dame Saint-Alban leur paroisse ce ne fut d’abord pas en raison du renouveau paroissial qu’elle devait finalement incarner. La réalité paroissiale se jouait aussi en dehors de son territoire et échappait parfois au contrôle de son curé comme à ses projets personnels. Notre-Dame Saint-Alban était certes la paroisse de l’abbé Remillieux mais elle était aussi celle qu’avait fondée Victor Carlhian. Que Laurent Remillieux soit invité au « Goûter des Amis de L’aube » 810 ou « à assister à une réunion des Amis d’Esprit » se tenant au foyer de l’Aide aux Mères 811 montrait sa présence ponctuelle dans les réseaux intellectuels lyonnais mais la personnalité fédératrice de ces réseaux était bien Victor Carlhian.

Dans le portrait qu’il dresse du laïc « précurseur », Maurice Villain rappelle tout ce que les œuvres et les activités paroissiales devaient à ces réseaux coalescents du catholicisme social dont Victor Carlhian constituait à chaque fois le pivot. Il lui attribue notamment l’implantation des œuvres de l’abbé Viollet.

‘« Dès 1922, Victor entra en relation avec l’abbé Viollet, le fondateur de l’Association du Mariage chrétien, avec lequel il se sentait en pleine communion et qui devint un intime de son foyer. Les « œuvres du Moulin-Vert », comme on les appelle, furent grandement appréciées à Lyon et particulièrement un groupe de l’ « Aide aux Mères », introduit grâce au dévouement de Mme Carlhian. Le pavillon social de Saint-Alban, longtemps dans affectation, fut envahi par des conférences où l’on traitait de sujets éducatifs et familiaux. La maison et le jardin des Carlhian rendaient aussi, de temps à autre, le même service, surtout en été lorsque les groupes venaient avec des enfants. » 812

Le fait que la réunion des Amis d’Esprit au mois de mai 1935 se tint dans les locaux de l’Aide aux Mères n’était qu’un indice supplémentaire du rôle central joué par Victor Carlhian. Maurice Villain cite ailleurs le témoignage de l’abbé Duperray qui donne le laïc comme fondateur et animateur de l’Union fraternelle des hommes et des jeunes gens, en insistant sur les causeries hebdomadaires suivies d’échanges « sur un sujet social, économique, politique, religieux ou d’actualité » et qui se vivaient dans la continuité de l’esprit du Sillon 813 . Les papiers de l’abbé Colin, étudiés dans le chapitre précédent, livrent surtout des informations sur les activités du Petit Cercle d’études, mais ils laissent penser que bien des conférences étaient entendues à la fois des jeunes gens et des hommes. Les noms des conférenciers dessinent les contours de trois groupes du catholicisme lyonnais, celui déjà largement évoqué de la Chronique Sociale (Marius Gonin, Maurice Lacroix, le chanoine Rouchouze, Emile Rodet, Philippe Savinel), celui des anciens du Sillon reconvertis au sein de la Jeune République (Elie Vignal) ou du syndicalisme chrétien (Maurice Guérin), augmenté des militants d’une nouvelle génération (Joseph Folliet), et enfin les prêtres liés à Victor Carlhian par la militance ancienne du Sillon (Joseph Lavarenne) ou par leur appartenance aux mêmes cercles intellectuels (Louis Richard, Joseph Chaine).

Il est en fait nécessaire de reconsidérer la distribution selon les nouvelles logiques relationnelles qui restructurèrent, après la Première Guerre mondiale, ce milieu du catholicisme social lyonnais. La recomposition des réseaux voyait disparaître les anciennes rivalités, qui avaient dominé un moment les relations entre le Sillon et la Chronique Sociale, et naître de nouvelles collaborations. Si aucun des futurs protagonistes de la paroisse n’apparaît dans la liste des personnes à qui Marius Gonin avait présenté ses vœux pour la nouvelle année en 1909 814 , au début des années 1920 les liens les plus visibles entre Notre-Dame Saint-Alban et la Chronique Sociale passaient encore par l’équipe cléricale de la paroisse. Le rapprochement de Victor Carlhian avec la Chronique connut un décalage dans le temps. En 1923, Victor Carlhian n’était pas compris dans la liste des souscripteurs à la société éditrice de la Chronique Sociale de France. Mais la même année il était recensé comme membre de la Commission d’études 815 et, en 1927, son nom se trouvait dans la liste des abonnés de Lyon, à côté de ceux de l’abbé Laurent Remillieux et de son frère Joseph 816 . La vie paroissiale s’imbriquait plus étroitement encore dans le réseau de la Chronique avec la nomination en 1933 de l’abbé Maurice Lacroix comme vicaire, après le départ d’Edouard Duperray. Laurent Remillieux s’en réjouissait auprès de Marius Gonin dans une lettre qui affichait sa volonté de renforcer leurs liens.

‘« Comme les années précédentes, vous venez de faire inviter à l’Assemblée Générale du Secrétariat Social.
Je crois que ce soir jeudi 22 je serai libre. Je me ferai un plaisir d’assister à cette réunion.
Lorsqu’on me présentera le reçu postal concernant le Secrétariat Social, je me ferai un plaisir et un devoir de l’acquitter.
Je prends occasion de cette invitation signée par vous de vous dire combien grande, vraiment grande fut ma joie de la nomination de M. l’abbé Lacroix à Notre-Dame Saint-Alban.
Je n’ai jamais eu besoin d’être rapproché de la vieille chronique sociale lyonnaise, bien qu’elle soit si justement “de France”. Que de souvenirs ne réveille-t-elle pas dans mon âme ! Mais avoir comme vicaire un prêtre, très aimé déjà, qui a été formé par cette vieille Chronique Sociale, qui sans doute y a trouvé sa vocation, je vous assure que c’est une bien grande joie. Je tenais à vous le dire. Ne vous ayant pas rencontré encore, j’aime mieux vous l’écrire. » 817

Victor Carlhian devenait à son tour dans les années 1930 un membre actif de la Chronique, qu’il soutenait financièrement et à laquelle il contribuait intellectuellement, plus encore après la disparition de sa revue Le Van en 1939. En 1935-1936, il participait au Conseil de direction avec les abbés Chaine, Lacroix, Richard et Igonin 818 . Et pendant la Deuxième Guerre mondiale, au sein de la Commission de propagnade des années 1940-1941, son nom était mêlé à ceux du père de Lubac, des abbés Chaine, Richard, Villepelet et Duperray, des laïcs Jean Lacroix, Joseph Hours, Gabriel Madinier, René Biot, Joseph Vilatoux 819 . L’idée de la création du Groupe lyonnais d’études médicales de René Biot revenait d’ailleurs à Marius Gonin et ce dernier avait aussi fondé avec Maurice Guérin La Voix sociale.

Les prêtres qui intervenaient à Notre-Dame Saint-Alban circulaient dans les mêmes réseaux intellectuels et participaient tout autant à la vie de la Chronique sociale. L’évolution de l’accompagnement ecclésiastique de L’Association témoigne aussi de l’insertion des laïques consacrées dans ces mêmes réseaux. Le moment où le groupe avait échappé au contrôle de Laurent Remillieux a déjà été évoqué. Il a été montré qu’après 1923, le curé de la paroisse céda sa place à d’autres membres du clergé lyonnais pour son encadrement religieux 820 . Reprenons la liste des interventions ecclésiastiques auprès de L’Association précédemment entamée avec celles de Jules Monchanin. Les abbés Duperray et Lacroix donnèrent eux aussi, au temps de leur vicariat, des cours de dogme et de spiritualité. En 1924, le père Plus, s.j., assura la prédication de la retraite annuelle à l’abbaye de la Rochette ; il poursuivit pendant plusieurs années une correspondance avec le groupe. En 1926 certainement, ce fut au tour du père Valensin de prêcher la retraite et le lien ainsi établi fut préservé par d’autres rencontres. En 1926, l’abbé Brunhes prodigua sa première session d’études de trois semaines, à Thorens-Sales : la retraite de huit jours, entièrement silencieuse était suivie d’une « quinzaine théologique » 821 . Une fois devenu évêque, Mgr Brunhes continuerait à suivre le groupe et, chaque fois qu’il passerait par Lyon, viendrait célébrer dans la chapelle de L’Association. En 1925, 1931 et 1934, le père Arnou prêcha la retraite annuelle. Dans les années 1930, Henri de Lubac et Louis Richard animèrent des récollections et des conférences et Joseph Chaine poursuivit pendant des années une étude de l’Ecriture Sainte. En 1943, une lettre de Laurent Remillieux informait Sylvie Mingeolet que le père Varillon, prédicateur pour la retraite annuelle de L’Equipe, nouvelle dénomination de L’Association, s’était mis en rapport avec lui. Avec les membres des cercles intellectuels catholiques lyonnais et les jésuites de Fourvière, la nouvelle pensée catholique qui investissait le champ de la modernité nourrissait aussi l’expérience du laïcat consacré.Le tournant pris par L’Association correspond aussi au moment où le groupe de Saint-Alban s’inséra dans l’expérience parallèle menée à Lyon par Marius Gonin au sein du mouvement laïc « Jésus-ouvrier ». Les brochures du mouvement étaient envoyées tout aussi bien aux abbés Remillieux, Lacroix et Duperray, qu’à Victor Carlhian et à Mlles Le Gros et Delbrêl 822 .

La réalité de Notre-Dame Saint-Alban se construisait par là en dehors de sa vie strictement paroissiale. Notre-Dame Saint-Alban devint pour les intellectuels qui gravitaient autour de Victor Carlhian, plus qu’une paroisse d’élection, un terrain d’expérimentation où le catholicisme continuait à explorer ses relations avec la modernité. En cela, Notre-Dame Saint-Alban demeurait conforme à l’esprit du projet initial du laïc. Elle révélait aussi la force d’attraction qu’exerçait ce dernier et confirmait son rôle central dans la construction et la perpétuation des réseaux du catholicisme lyonnais auxquels il appartenait. Certains indices montrent enfin qu’en dépit de ses différends avec Laurent Remillieux, Victor Carlhian continuait, encore après la Deuxième Guerre mondiale, à user de la paroisse comme d’une chapelle privée. Quand il s’agissait de célébrer certains événements familiaux, les prêtres officiants venus de l’extérieur figuraient souvent parmi ses propres relations. Les baptêmes de Colette et de Thérèse, les filles de Jean Carlhian, furent célébrés à Notre-Dame Saint-Alban en 1945 par le père Varillon et en 1948 par l’abbé Bride, tandis que le mariage de Madeleine Carlhian avec Georges Duc fut consacré en 1945 par Mgr Lavarenne 823 . Les réseaux qui s’articulaient dès les années 1920 autour de Victor Carlhian n’épuisaient pourtant pas la dualité des usages paroissiaux. En effet, si Notre-Dame Saint-Alban fonctionna comme une paroisse d’élection, ce fut un peu plus tardivement et essentiellement pour un autre réseau, constitué en dehors de la personnalité du laïc, et son curé en fut cette fois le principal instigateur. Pour découvrir ce nouveau réseau et saisir ses imbrications dans le milieu du catholicisme social lyonnais, il faut donc continuer à dérouler les fils de l’histoire personnelle de Laurent Remillieux et renouer avec le voyage en Allemagne. Les liens tissés à partir de son engagement dans le rapprochement franco-allemand renouvelèrent le groupe des paroissiens extra-muros. Les Compagnons et les Compagnes de Saint-François faisaient leur entrée sur la scène de Notre-Dame Saint-Alban. Avec eux, la réalité paroissiale continuait à se négocier en partie à l’extérieur du cadre institutionnel.

Notes
810.

Invitation mentionnée dans une lettre de Laurent Remillieux envoyée à Sylvie Mingeolet et datée du 8 décembre 1934, Papiers Folliet, Carton Sylvie Mingeolet, Prado.

811.

Lettre de Laurent Remillieux envoyée à Sylvie Mingeolet et datée du 3 mai 1935, Papiers Folliet, Carton Sylvie Mingeolet, Prado.

812.

M. Villain, Victor Carlhian, portrait d’un précurseur…, op. cit., p. 152.

813.

Ibid., p. 146-147.

814.

A.M.L., Fonds de la Chronique Sociale, 82-II, Malle n° 3, Boîte 19.

815.

A.M.L., Fonds de la Chronique Sociale, 82-II, Malle n° 2, Boîte 13.

816.

A.M.L., Fonds de la Chronique Sociale, 82-II, Malle n° 1, Boîte 5.

817.

Lettre de Laurent Remillieux à Marius Gonin, datée du 22 juin 1933, A.M.L., Fonds de la Chronique Sociale, 82-II, Malle n° 1, Boîte 4.

818.

A.M.L., Fonds de la Chronique Sociale, 82-II, Malle n° 6, Boîte 166.

819.

Ibid.

820.

Parmi les documents prêtés par Georgette Primet et Suzanne Grégy, se trouve une liste de prêtres en contact avec L’Association (type de relations, rôle et fonction sont précisés).

821.

Informations livrées par une lettre de Laurent Remillieux à Mgr Gerlier, datée du 17 novembre 1937, A.A.L., Papiers Gerlier, 11 / II / 127, Dossier Notre-Dame Saint-Alban.

822.

A.M.L., Fonds de la Chronique Sociale, 82-II, Malle n° 3, Boîte 19.

823.

Le jésuite François Varillon fut, pendant ces années de théologie à Fourvière (1934-1938), aumônier des khâgneux du lycée du Parc. Voir la notice biographique qui lui est consacrée par Xavier de Montclos dans levolume du Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine consacré à Lyon – Le Lyonnais – Le Beaujolais, op. cit., p. 409-410. L’abbé Bride a déjà été rencontré dans le cadre de la résidence d’été de Saint-Ours. Avec Joseph Lavarenne, désormais président des œuvres pontificales missionnaires et de Saint-Pierre Apôtre pour le secteur de Lyon, on retrouve un ancien du Sillon lyonnais.