Retour en Allemagne

Il est en effet certain que ce fut son passé de sillonniste qui assura à Laurent Remillieux son entrée dans les milieux du rapprochement franco-allemand 827 . Une liste d’adhésion au IIe Congrès démocratique international, qui s’est tenu à Vienne en 1922, prouve l’inscription de l’abbé Remillieux aux côtés de Victor Carlhian et d’Henri Bruchon 828 et met en évidence la filière des anciens sillonnistes qui soutenaient le nouveau combat pour la paix de Marc Sangnier. Laurent Remillieux commença ainsi à reconstruire les liens perdus avec l’Allemagne. De 1921 à 1932, il participa régulièrement à ces Congrès de l’Internationale démocratique, y rencontra les figures essentielles du militantisme pacifiste allemand et retrouva par leur intermédiaire le chemin du voyage en Allemagne. Jean-Claude Delbreil et Régis Ladous, après Joseph Folliet 829 , ont réalisé l’inventaire de toutes les personnalités du catholicisme allemand à avoir croisé, dans ces circonstances, la route de Laurent Remillieux. Le premier congrès avait accueilli à Paris, du 4 au 11 décembre 1921, une délégation allemande de neuf personnes emmenées par l’abbé Magnus Jocham, fondateur et secrétaire général de la Ligue des Catholiques Allemands pour la Paix (la Friedensbund deutscher Katholiken), et par le Sarrois Josef Probst, membre du Sillon Rhénan, et une délégation autrichienne qui incluait l’abbé Max Josef Metzger, fondateur de l’Internationale catholique de Graz. Le dominicain Franziskus Stratmann faisait aussi partie des membres actifs de la FDK présent lors des premiers congrès organisés par Marc Sangnier. A partir de 1922, les Français découvraient de nombreux groupes de la jeunesse allemande pacifiste, qui faisaient l’objet de plusieurs reportages et articles dans la presse de la Jeune République. A cette date, la Jeunesse grande-allemande constituait « le groupe le plus influent, réuni autour de l’ancien officier et professeur à Velbert, le Dr. Nikolaus Ehlen » 830 . Le Congrès de Fribourg-en-Brisgau, tenu entre le 4 et le 12 août 1923 « allait être comme l’avait voulu Sangnier le congrès de la jeunesse et de la découverte concrète par lui et par ses amis du mouvement de la jeunesse catholique allemande et des “Quickborn” en particulier » 831 .

Un témoignage de Josef Probst, recueilli par Joseph Folliet, précise que ce fut lors de ce mois d’août 1923 qu’il rencontra Laurent Remillieux 832 . Il le mit aussitôt en relation avec d’autres catholiques allemands, dont le Dr. Nikolaus Ehlen et le Dr. Hermann Platz. Selon Josef Probst, il aurait existé une amitié active entre Laurent Remillieux et Nikolaus Ehlen, concrétisée par des « entreprises lancées en commun » et des « échanges d’idées et de personnes ». Hermann Platz, professeur d’histoire et de civilisation française à l’Université de Bonn depuis 1924, est aussi qualifié de « grand ami de l’abbé Remillieux ». Josef Probst lui-même eut recours aux services du curé de Notre-Dame Saint-Alban pour des correspondances internationales ou des échanges de jeunes allemands et français. Parmi les sources disponibles, c’est dans la correspondance d’Yvonne Girard qu’on retrouve les traces les plus directes de ces amitiés. Le 6 mai 1927, elle écrivait à Bernhard Berkenfeld, un jeune Allemand rencontré à Bierville, que « Mlle Platz (et sœur du Docteur Platz de l’Université de Bonn) » était « professeur d’allemand dans la paroisse de Saint-Alban » 833 . Dans une lettre datée du 8 septembre 1931, elle expliquait cette fois que le curé de sa paroisse s’était rendu en Allemagne chez Nikolaus Ehlen pour le baptême de sa dernière fille, dont il était le parrain. Elle lui rappelait aussi que des jeunes filles allemandes avaient participé, l’année précédente, à une colonie de vacances de Notre-Dame Saint-Alban à Combloux, sous la conduite de Madame Ehlen 834 . Victor Carlhian profita de ces entretenus avec les intellectuels catholiques allemands rencontrés dans les congrès de l’Internationale démocratique. Le livre de Raison de Saint-Ours mentionne la présence, pendant le mois d’août 1936, de Gunther Platz, l’un des fils d’Hermann Platz. Le 27 août, Louis Carlhian repartait avec lui en Allemagne et passait quelques semaines à Bonn pour perfectionner son allemand, dans la perspective de son prochain baccalauréat 835 .

Avec son témoignage, Josef Probst a envoyé à Joseph Folliet un extrait du compte-rendu du IIIe Congrès Démocratique International pour la paix, celui de Fribourg-en-Brisgau en 1923, qui conserve le discours prononcé par Laurent Remillieux lors du banquet de clôture. Présenté comme « un prêtre français, le curé d’une de nos plus grandes villes du Midi », l’abbé Remillieux parlait « au nom de tous ses confrères » et était censé apporter aux congressistes « l’écho des aspirations de ces pasteurs du peuple de Dieu qui [avaient] tant souffert des déchirements sanglants d’hier, qui souffr[aient] encore tant des âpres discordes d’aujourd’hui ». Après une entrée en matière qui justifiait son intervention, il évoquait l’expérience de la guerre puis la nécessité d’une éducation à la paix.

‘« On me donne la parole après la jeunesse et après la paternité si bien représentée par M. Félix Sangnier. Je ne sais si cela a été voulu, mais le sacerdoce peut prendre place tout à la fois à côté de la jeunesse et à côté de l’âge mûr, de l’âge de l’expérience, – je n’ose dire de la vieillesse, car, en ces sortes de choses, c’est l’éternelle jeunesse.
Avant la guerre, je ne connaissais pas l’Allemagne, mais lorsque la guerre fut déclarée, il y eut, dans mon âme sacerdotale, une double souffrance : souffrance patriotique, grande crainte que la part de civilisation que nous avions acquise ne fût fortement diminuée, peut-être anéantie. Et puis, j’éprouvais une autre crainte, plus angoissante encore, c’est que, dans cette lutte commencée d’une façon si tragique, il ne restât une blessure profonde, quelque fût le camp qui l’emporterait sur l’autre.
Or, il y a un bien qui domine tous les autres : c’est évidemment celui qui est représenté dans chacune de nos âmes. Et voilà que nous, chrétiens, au moment où nous pensions toucher au but le plus élevé de la civilisation chrétienne, nous voyions des frères se jeter les uns sur les autres. Ah ! comme nous avons bien compris la parole du pape Benoît XV et comme nous y avons fait écho ! (Vifs applaudissements)
Maintenant, la guerre est finie, mais la même question se pose toujours : est-ce que ces frères nourris au même sein maternel de la Vérité, encore une fois se feront du mal, encore une fois se feront souffrir ? Avec la Sainte Eglise, nous ne le voulons pas, parce que, si c’est une offense à la terre, c’est aussi une offense à Dieu.
Mais pour que cela ne recommence pas, il faut que le monde soit éduqué, et pour que le monde soit éduqué, il faut des éducateurs. Le clergé catholique doit être au premier rang de ces éducateurs de paix, de ces éducateurs des âmes qui toutes ont la même origine et la même fin. Comptez donc tous, mes chers amis, sur ce travail de la Sainte Eglise et sur le travail de ses prêtres. (Vifs applaudissements) »’

Le discours peut étonner ceux qui sont devenus les familiers de Laurent Remillieux : pourquoi a-t-il menti en affirmant qu’il ne connaissait pas l’Allemagne avant 1914 ? Plutôt que de révéler sa différence, fallait-il, pour se faire entendre des Allemands mais aussi des Français, se conformer à l’itinéraire de la majorité des partisans du rapprochement franco-allemand réunis à Fribourg, qui devaient leurs positions pacifistes à une prise de conscience des horreurs de la guerre ? Les propos de Laurent Remillieux ne s’écartent jamais de la ligne officielle de l’institution et son appel à la paix est justifié par l’association de l’internationalisme dont il rêvait avec l’universalité de l’Eglise catholique.

L’abbé Remillieux entendait appliquer dans sa paroisse les résolutions qu’il avait proclamées dans son discours. Eduquer pour convaincre : inlassablement, les bulletins paroissiaux 836 exposaient la doctrine de l’universalité de l’Eglise et son devoir d’action pour la paix placée sous la plus haute autorité pontificale. Ils proposaient une relecture des relations internationales depuis la fin du XIXe siècle, qui montrait que la guerre n’était que le fruit d’une laïcisation du droit international détaché des principes chrétiens. La lutte pour la paix revenait ainsi à une lutte contre la « déchristianisation » et Laurent Remillieux déniait aux pacifistes de la gauche incroyante un quelconque mérite. Il répétait que seule la prière de l’Eglise catholique serait à même de réaliser l’unité des chrétiens, condition de la paix. Il commentait à ses paroissiens l’actualité internationale en se réjouissant de l’ère nouvelle qu’avait affirmée, en 1925, la conférence de Locarno et que consolidait, en 1928, le pacte Briand-Kellog plusieurs fois loué dans la feuille hebdomadaire. L’heure était à la réconciliation franco-allemande. Les pratiquants de Notre-Dame Saint-Alban avaient été associés au mouvement du Dimanche eucharistique international qui prévoyait, « pour le premier dimanche de chaque mois, une messe aux intentions communes pour la réconciliation des peuples et particulièrement de la France et de l’Allemagne » 837 . La Semaine religieuse et familiale rappelait sans faute aux paroissiens leur obligation, en insistant sur l’importance de la réconciliation entre Français et Allemands dans le combat pour la paix.

‘« Dimanche 7 octobre [1928]. A 7 heures, messe solennelle du Dimanche Catholique International, premier dimanche du mois. 838
Dimanche 6 mars [1932]. A 7 heures, messe solennelle pour la Paix du monde, en union avec toutes les messes qui se célèbrent pour la Paix dans le monde entier et spécialement dans notre ville de Lyon, à l’église du Bât d’Argent le IIe vendredi du mois. Nous prierons très spécialement pour nos frères catholiques d’Allemagne qui sont unis de cœur avec nous. Eux et nous portons de grosses responsabilités. Fasse Dieu que les uns et les autres nous ne soyons pas trop inférieurs à la tâche ! » 839
Dimanche 3 avril [1932]. A 7 heures messe solennelle pour la « Paix du Monde » en union avec celle du Bât d’Argent vendredi prochain. (premier Dimanche du mois). Ce jour les catholiques de langue française prient pour leurs frères de langue allemande et inversement. Grande union des âmes in Christo. » 840

Notes
827.

Les pacifistes promoteurs de la réconciliation franco-allemande dans les années 1920 ont été étudiés dans deux thèses de doctorat. La première que j’ai consultée à l’Institut Marc Sangier est celle d’Ilde Gorguet, Les mouvements pacifistes et la réconciliation franco-allemande dans les années 1920 (1919-1931), Bern, Lang, Collection Convergences, 1999, 331 p. (version publiée d’une thèse de doctorat de Lettres soutenue à Paris 3 en 1997). La deuxième concerne une période plus large : Sophie Lorrain, Des pacifistes français et allemands, pionniers de l’entente franco-allemande : 1871-1925, Paris, L’Harmattan, 1999, 297 p. (publication issue d’une thèse de doctorat d’histoire soutenue à Paris 8 en 1994).

828.

Bulletin d’adhésion au IIe Congrès démocratique international, Fonds Marc Sangnier, 36, Institut Marc Sangnier. L’avocat de Lons-le-Saunier, Henri Bruchon, que nous avons rencontré dans la première partie de la thèse, réapparaît dans les sources mettant en place le réseau relationnel de Victor Carlhian pour l’entre-deux-guerres. Son nom se trouve par exemple mentionné dans le Livre de Saint-Ours.

829.

Régis Ladous, « Des chrétiens pour la paix : les Compagnons de Saint-François et l’Allemagne », Chrétiens et sociétés. XVIe – XXe siècles, op. cit., p. 139-143. L’énumération de ces personnalités se trouve aussi dans le chapitre consacré à « L’apôtre de la paix » de la biographie de Joseph Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 205.

830.

Winfried Becker, « Le Pacifisme sous la République de Weimar et ses liens avec Marc Sangnier et Bierville », Marc Sangnier. La guerre, la paix (1914-1939), op. cit., p. 175.

831.

J.-Cl. Delbreil, Les catholiques français et les tentatives de rapprochement franco-allemand (1920-1933), op. cit., p. 26.

832.

Lettre de Josef Probst à Joseph Folliet, envoyée de Fenne et datée du 29 mars 1951, Papiers Folliet, Carton Père Remillieux 3, Prado.

833.

Lettre d’Yvonne Girard à Bernhard Berkenfeld datée du 6 mai 1927, A.M.L., Fonds C.S.F., 82-II-430. Les lettres d’Yvonne Girard ont été prêtées par Bernhard Berkenfeld à Joseph Folliet et à Sylvie Mingeolet (lettre de Sylvie Mingeolet à Bernhard Berkenfeld datée du 21 décembre 1945). En effet, Joseph Folliet avait fait rassembler sur Yvonne Girard toute une documentation et il avait commencé à rédiger sa biographie, travail qui est resté inachevé. C’est pour cette raison que la correspondance de la jeune femme a été conservée dans les papiers de la Chronique Sociale.

834.

Lettre d’Yvonne Girard à Bernhard Berkenfeld datée du 8 septembre 1931, A.M.L., Fonds C.S.F., 82-II-430. Joseph Folliet affirme que Mme Ehlen est revenue plusieurs fois à Combloux, in J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 203.

835.

Un témoignage écrit, que Louis Carlhian m’a adressé le 10 janvier 1999, a confirmé que Laurent Remillieux avait bien été à l’origine de ce séjour.

836.

Des extraits de ces bulletins paroissiaux ont été retranscrits dans le manuscrit préparé pour les éditions Bloud et Gay ou ont été recopiés pour les besoins de la biographie écrite par Joseph Folliet. La plupart datent des années 1926-1933.

837.

J.-Cl. Delbreil, Les catholiques français et les tentatives de rapprochement franco-allemand (1920-1933), op. cit., p. 32.

838.

SRF du 30 septembre au 7 octobre 1928.

839.

SRF du 6 au 13 mars 1932.

840.

SFR du 3 au 10 avril 1932.