De L’Association à L’Equipe : du territoire au réseau

Que la réunion se tint dans la maison qui abritait L’Association depuis la construction de la Faculté de médecine était emblématique du devenir du groupe de laïcat. L’histoire des laïques consacrées autrefois attachée à la fondation paroissiale puis à la mise en place de la Maison Sociale était en effet entrée dans une nouvelle phase. La passation de pouvoir entre Ermelle Ducret et Sylvie Mingeolet et la transformation de L’Association en L’Equipe, après la Deuxième Guerre mondiale, symbolisaient le terme de l’évolution. Au sortir de la guerre, deux générations se côtoyaient au sein de L’Equipe. Le groupe des plus anciennes, les « Sœurs aînées », était composé de celles qui avaient accompagné dès 1919 les débuts de l’histoire paroissiale ou qui s’étaient greffées au noyau initial au tournant des années 1920-1930. Ermelle Ducret, Jeanne Le Gros, Germaine Benoît, Marguerite Monier, Juliette Pincanon et Sylvie Mingeolet sont systématiquement citées dans les sources qui évoquent ce premier groupe 883 . Mais on y retrouve aussi les noms d’Yvonne Girard, puis d’Emilie Remillieux, veillant après la mort sur leurs sœurs. Les « jeunes » de L’Equipe avaient été recrutées dans un troisième temps parmi les Compagnes de Saint-François ou dans le milieu des travailleuses sociales qui étaient passées par l’Ecole Rockefeller et qui pouvaient parallèlement avoir adhéré au mouvement Compagnon. Leurs résidences et leurs lieux de travail se trouvaient parfois très éloignés du territoire paroissial. Deux d’entre elles travaillaient comme assistantes sociales dans la Loire, une autre avait été engagée dans une Maison familiale à Tarare, deux autres habitaient en Avignon. Et cette liste n’est pas exhaustive. La fondation du groupe avait reposé sur les héritages du réseau sillonniste, son premier développement s’était appuyé sur les ressources du territoire paroissial, la dernière phase du recrutement était lié au réseau des CSF.

Les figures d’Ermelle Ducret, de Jeanne Le Gros ou de Germaine Benoît ont déjà été évoquées. Yvonne Girard peut aussi représenter, comme la directrice de la Maison Sociale, l’époque où L’Association s’enracinait dans le territoire paroissial et participait du rayonnement paroissial. Mais plus que cela, elle exprime justement la confusion inhérente au fonctionnement paroissial entre une religion que l’on dit vouloir vivre au milieu de la population ouvrière du quartier et celle que l’on vit effectivement au sein des réseaux hérités du Sillon et formés à partir de la recomposition de ce milieu du catholicisme social lyonnais. Pendant l’été 1926, avant le Congrès de Bierville, Yvonne Girard avait effectué une retraite dans un couvent de dominicaines à Sens et avait obtenu l’acceptation de son entrée, mais elle renonça en décembre à la vie contemplative. En 1926 toujours, elle refusait la proposition de mariage de Joseph Huissoud, celui-là même qui verrait ses fiançailles avec une Compagne célébrées en 1930 à Notre-Dame Saint-Alban. Yvonne Girard était en fait très liée à toute la famille du jeune homme : Lucienne, la sœur de Joseph était une amie intime, comme en témoigne la correspondance échangée. C’était la Jeune République qui les avait réunis. L’abbé Remillieux, son directeur spirituel et ses amies de la Maison des Jeunes lui avaient ouvert désormais une autre voie. La maladie interrompit, à partir de 1927-1928, ses activités, tant professionnelles que militantes. En 1928, à son départ de Lyon pour un séjour en sanatorium, les résidentes de la Maison des Jeunes lui proposèrent de vivre en union avec elles. Chaque semaine, elle devait offrir une prière plus spécialement pour l’une d’elles, qui, de son côté, offrait la sienne pour Yvonne. Ermelle Ducret lui rendit quatre visites au cours de 1928. En octobre, elles eurent une longue conversation, Yvonne confiant qu’elle n’avait pas su s’adapter à sa nouvelle vie et ne savait pas vivre ses journées pleinement. Ermelle lui proposa alors d’accepter de vivre en Associée durant toute son existence de malade. Malgré ce changement qu’elle qualifiait d’heureux, Yvonne ressentait de plus en plus le besoin de vivre « quelques bonnes heures de communauté » qu’elle n’avait jamais connues. Elle n’avait jamais pu assister aux réunions fraternelles, empêchée d’abord par sa famille, puis par sa maladie, n’avait pas eu plus de deux ou trois récollections au Centre et n’avait suivi aucune grande retraite. Mais elle rendait compte à l’Aînée, c’est-à-dire à Ermelle Ducret du détail de ses activité et de ses dépenses. A partir de 1928, dans ses lettres, elle appelait Ermelle Ducret « ma bien chère Aînée ». Le mardi 9 février 1932, Yvonne Girard recevait l’extrême-onction. Elle vivait depuis quelques temps, au milieu de sa famille, dans un petit appartement, rue Trarieux. Pendant le mois qui précéda sa disparition, Sylvie Mingeolet et Juliette Pincanon prirent l’habitude de lui rendre visite chaque soir, à tour de rôle. Yvonne avait plusieurs fois demandé à se confesser et à communier. Sa mère opposait une résistance et raréfiait les visites de prêtres : seul Edouard Duperray était autorisé à la voir. Mais ce 9 février 1932, à l’initiative de Simone, sa sœur, et de Juliette Pincanon, ce fut de l’abbé Remillieux qu’elle reçut les derniers sacrements. Cette cérémonie fut doublée de sa promesse à « L’Association », la première faite par une Associée.

Yvonne Girard joua pour Juliette Pincanon le rôle de passeuse. Elle était parvenue à attirer vers la Jeune République et ses combats des jeunes filles rencontrées au Foyer Féminin de la rue Puits Gaillot ou à la Maison des Jeunes, comme Ginette Le Mao qu’elle entraîna à des réunions où intervenait Marc Sangnier, comme Juliette Pincanon qu’elle amena à l’excursion de Belledonne organisée par la Jeune République à la Pentecôte 1927 et qui devint militante, comme Marie-Pierre Lescure à qui elle lisait des articles sur le pacifisme dans leur chambre au sanatorium. Le dossier documentaire réuni sur Yvonne Girard 884 en montre deux exemples précis à travers les conversions de Marie-Pierre Lescure, une compagne de sanatorium venue de Belleville, qu’elle rencontra en 1928 et qui fut baptisée à Notre-Dame Saint-Alban le 26 juillet 1931, et de Juliette Pincanon dont l’évangélisation avait commencé bien avant, dès leur rencontre au Foyer Féminin en 1925, mais qui aboutit réellement pendant la maladie d’Yvonne Girard. Juliette Pincanon devint une militante de la Jeune République, puis, après la mort de son amie, un membre de « L’Association » comme le laisse supposer son témoignage et le confirment des lettres écrites à Sylvie Mingeolet au temps de L’Equipe. Le 13 octobre 1954, en rédigeant sa lettre de démission adressée à la direction de L’Equipe, Juliette Pincanon revenait sur les étapes de son engagement : elle avait d’abord formulé un vœu privé de chasteté le 21 septembre 1932, avant d’entrer à L’Association le 6 avril 1934 et de faire une Promesse définitive à L’Equipe le 2 novembre 1944. Yvonne raccrochait ses protégées à Notre-Dame Saint-Alban et les inséraient dans la communauté paroissiale. Le 13 juillet 1932, l’abbé Remillieux célébra dans sa paroisse le mariage de Marcelle Pincanon, la sœur de Juliette – elles résidaient toutes deux rue Tronchet dans le 6e arrondissement de Lyon – et Sylvie Mingeolet fut l’un des témoins. Deux enfants du couple seraient aussi baptisés à Notre-Dame Saint-Alban, le premier le 14 juillet 1934 et le deuxième le 14 avril 1940. Mais à la fin des années 1920 comme en ce début des années 1930, on fréquentait déjà la communauté paroissiale parce qu’on appartenait aux réseaux coalescents de la Jeune République, des CSF ou du Cercle Saint-François. Yvonne Girard avait d’abord entraîné Juliette Pincanon aux manifestations de la Jeune République et Joseph Huissoud, son ancien prétendant, à la fois membre de la Jeune République et du Cercle Saint-François, fiancée à une Compagne, serait le témoin du mariage de sa sœur célébré le 28 juin 1930, la même année que ses fiançailles à Notre-Dame Saint-Alban.

Faute de sources primaires précises, il est difficile de retracer de façon aussi circonstanciés les débuts du parcours de Sylvie Mingeolet au sein du laïcat consacré. On la voit seulement évoluer dans l’entourage de la Maison des Jeunes et dans l’intimité des premières femmes de L’Association. Les témoignages sur son engagement religieux restent discrets au moment de sa mort et le volume publié en souvenir d’elle par les éditions de la Chronique Sociale en 1958 ne livrent pas d’informations précises alors même qu’il comporte les témoignages d’Ermelle Ducret, de Jeanne Le Gros et de Marguerite Monier 885 . L’implicite est de rigueur pour préserver la discrétion encore de mise dans ces années 1950. La crise qui affecta en 1954 L’Equipe, la majorité de ses membres refusant la transformation en institut séculier, et aboutit au retrait de plusieurs femmes, y est pour beaucoup. On connaît mieux le rôle que joua Sylvie Mingeolet à partir de la refondation du groupe et sa prise en main de la direction grâce à sa correspondance des années de guerre et d’après-guerre. A son tour, elle devint une passeuse qui entraînait des femmes, appartenant aux réseaux dans lesquels elle circulait, dans la voie du laïcat consacré. Laurent Remillieux, aumônier des Compagnes, contribuait bien sûr à orienter bien des destinées. Mais la présence de Madeleine Picard, sa collaboratrice à la Chronique Sociale, au sein de l’Equipe montre assez son rôle personnel et les lettres reçues ou envoyées rendent compte du lien qu’elle assurait entre les deux parties de L’Equipe, les anciennes et les jeunes.

Le groupe de laïcat fonctionnait désormais selon une logique de réseau détachée de toute assise paroissiale. Au sein de L’Equipe avaient été fondées de « petites équipes » qui se géraient de façon autonome entre les réunions générales. C’est bien ce que lui reprochait Laurent Remillieux en 1946 dans une lettre rédigée le 20 juillet pour l’abbé Prelle, dont il envoya le double à Sylvie Mingeolet qui s’apprêtait à prendre en charge « L’Association » à l’issue de la retraite annuelle du groupe à Combloux 886 . L’aumônier des Compagnes de Saint-François commençait par confirmer l’imbrication des réseaux, les liens constitutifs qui existaient désormais entre le groupe de laïcat et les Compagnes.

‘« Je reviendrai du grand pèlerinage des Compagnons et des Compagnes de Saint-François aboutissant à Lourdes le 16 ou 17 août. Ne serez-vous pas déjà parti à Combloux ?
Le séjour que vous ferez là-haut va vous mettre complètement en contact avec L’Association.
Etant à Saint-Etienne la semaine dernière pour prendre contact avec la Bande des Compagnes, l’une d’entre elles qui connaît bien L’Association pour avoir été invitée à en faire partie, a participé à plusieurs retraites – peut-être sera-t-elle à Combloux ? – a manifesté devant moi et devant plusieurs Compagnes de seconde étape comme elle ce qu’elle pensait de L’Association.
Elle pense beaucoup de bien de chacun de ses membres pris en particulier. Mais elle a la crainte que, par le désir de sanctification personnelle, les moyens employés ressemblent à ceux employés dans les Congrégations. Elle craint aussi que le groupement de laïcat au lieu de jeter ses membres en plein peuple, en pleine vie, ait tendance, malgré ses affirmations, à les en retirer. Un mouvement de laïcat devrait plonger tous les siens et toutes les siennes dans les problèmes qui se posent sur le plan paroissial. En est-il toujours ainsi ?
D’où les hésitations de cette excellente Compagne de Saint-François de se faire aider par une centrale spirituelle de laïcat.
A mon avis, elle a tout à fait touché le problème. C’est celui qui s’est posé sans cesse devant moi. Comme j’étais à la fois curé et en fait chargé de cette Association, je n’ai pas pu prendre mes coudées franches.
Dieu sait si j’estime profondément Mlle Ducret par exemple ; c’est une personne très intelligente et une âme très sainte. Sur le plan laïcat, pendant 27 ans, elle a fait beaucoup de bien.
La responsabilité passant à d’autres n’est-ce pas l’occasion de reposer ces problèmes fondamentaux du laïcat ? Je voudrais que tout cela soit bien repensé dans le courant de l’année car c’est peut-être dans le courant de la saison qui vient que le Prado devra assumer l’ensemble de tout ce qui est ici, y compris L’Association. »’

A travers les hésitations de la Compagne de Saint-Etienne à s’engager dans le groupe du laïcat, Laurent Remillieux exprimait un message plus personnel. Il n’avait jamais accepté que les laïques de la Maison des Jeunes choisissent de sortir de l’orbite paroissiale en se consacrant au travail social. Il critiquait maintenant le fonctionnement même du groupe qui ne conservait d’attache sur le territoire de Notre-Dame Saint-Alban que leur centre d’accueil du 35 de la rue Volney. Deux fascicules de présentation, le premier pour L’Association, certainement rédigé en 1942, le deuxième daté de 1947 pour L’Equipe, soumettent le règlement intérieur du groupe, définissent son organisation et son esprit 887 . Le « foyer-centre », aussi appelé « maison de famille », hébergeait les jeunes recrues pendant une année de stage, avec celles qui y résidaient de façon permanente. Il accueillait aussi chaque mois une récollection et une méditation d’Evangile. « Chaque semaine à la Chapelle de la maison familiale » 888 , une messe était célébrée à l’intention de l’équipière qui, pendant cette semaine, portait plus spécialement devant Dieu la charge du groupe. Le rapport commandé par le Cardinal Gerlier en 1937 signale que Laurent Remillieux avait demandé pour L’Associationen un oratoire, accordé en 1925 par le Cardinal Maurin avec le privilège de la Sainte Réserve 889 . Les laïques choisissaient comme elles l’entendaient leur directeur spirituel et il n’était nulle part question de leurs relations avec l’institution paroissiale. Leur vie religieuse était menée a priori en toute indépendance de la vie paroissiale de Notre-Dame Saint-Alban. Si la dimension missionnaire de leur apostolat au sein de la société moderne était bien présente, elle l’était en référence au milieu social et professionnel que chacune investissait personnellement ou en petites équipes. Le rêve de l’abbé Remillieux était toujours de les ramener au cadre paroissial, rêve relancé par la dynamique nouvelle des paroisses missionnaires, alors que les Equipières cherchaient à expérimenter une autre façon de vivre leur foi dans une société sortie de la religion. La conclusion du fascicule présentant L’Equipe est éloquente.

‘« Voici, en toute humilité et en toute simplicité, ce que voudrait être, en 1947
L’EQUIPE AU MILIEU DE NOS FRERES
Née de « L’Association », vivant de sa sève et de ses traditions, elle aura sans doute, dans les années qui viennent, à accorder sa marche aux besoins et aux exigences du temps, le laïcat portant en lui une part d’aventure.
Cependant, si les méthodes et les formes peuvent changer, quelques points demeurent immuables, nous les rappelons ici :
I – Appel de Dieu à une vie de chasteté parfaite
II – Goût de vivre ce don en laïc, dans un esprit missionnaire, assumant l’ascension matérielle et spirituelle de son temps
III – Volonté de s’encorder à une Equipe pour mieux réaliser ce double don. »’

Laurent Remillieux reprochait aux laïques de se réfugier dans le territoire de sa paroisse pour chercher, loin de la foule, un accomplissement religieux personnel. Dans la lettre qu’il envoya finalement à l’abbé Prelle, un peu plus tard au cours de l’été 1946, il revient sur sa condamnation de l’usage des « chapelles privées ». Il écrivit au nouvel aumônier du groupe le 28 août 1946, après avoir parcouru les routes de Franche-Comté et du Béarn, jusqu’à Lourdes, en compagnie des Compagnes de Saint-François 890 . Pendant les longues heures de marche, la question du laïcat s’était à nouveau imposée à lui et sa réflexion l’avait ramené à sa condamnation du groupement de laïcat tel qu’il fonctionnait sur Notre-Dame Saint-Alban.

‘« Une “centrale spirituelle” constituée sur le plan civil comme les Associations, chez nous, offrira moins de dangers et plus de secours qu’un groupe qui, quoi qu’il en dise et quoi qu’il en fasse, songe à une discipline de Congrégation, s’y réfugie dès qu’il a quelques difficultés pratiques.
Une “centrale de spiritualité” – un nom meilleur est à chercher, mais c’est un détail – m’apparaît ainsi : N’y rentre pas qui veut. Chaque centrale a son caractère, sa manière d’être, son genre. On y pénètre par affinités, non pas sociale, intellectuelle, mais par affinités d’âme. »’

C’était en fait refuser la réalité des réseaux constitués sur des affinités électives bien sûr sociales et intellectuelles, tels ceux qui fréquentaient Notre-Dame Saint-Alban comme paroisse d’élection. La suite de la lettre en nommant Ermelle Ducret, dont Laurent Remillieux louait les qualités, montre que L’Association était le groupe visé et que le principal reproche qui lui était adressé était sa transformation de groupe de laïcat agissant en chapelle privée destinée à un accomplissement religieux personnel.

‘« L’oratoire de la rue Volney a provoqué des protestations véhémentes d’un grand laïc, Monsieur Zacharias. Il considérait la chapelle comme la tentation de l’aparté, alors que les laïcs, comme les Compagnons de Saint-François, appartiennent avant tout à leur milieu, donc sur le plan spirituel à leur milieu paroissial, là où se posent tous les problèmes de la christianisation et de la déchristianisation.
Après vingt-cinq ans d’existence, je considère comme heureux qu’un prêtre ait été désigné pour s’occuper de la “centrale” de la rue Volney. Jusqu’à présent je l’étais en droit : c’était très conforme au laïcat, mais en fait, quoi que ces demoiselles en pensent, elles cherchaient inconsciemment, pour vivre plus intensément, à se mettre en marge des grands courants de foule. »’

Alors qu’il avait lui-même contribué à créer un autre usage paroissial, détachée de toute logique territoriale, en offrant Notre-Dame Saint-Alban comme paroisse d’élection aux CSF, Laurent Remillieux n’acceptait plus la logique de réseau quand elle échappait à son contrôle institutionnel. Il en revenait alors à la défense de l’institution paroissiale, seul lieu possible pour déployer l’utopie missionnaire.

‘« Alors qu’une Congrégation est exempte de l’Ordinaire, considéré non pas seulement dans l’Evêque lointain, mais dans les prêtres locaux, le laïcat au contraire devant s’établir en pleine foule, cherchera à s’insérer dans tous les éléments de la foule, sur le plan spirituel dans la paroisse, d’autant plus que la reconstitution normale de la paroisse – nouvelle structure à lui donner plus forte que jamais – est à l’ordre du jour. Au cas où cette idée ne serait pas claire dans les esprits, la “centrale spirituelle” de laïcat constituerait un danger grave pour la vocation du laïc. Non marié, non congréganiste, la “centrale” qui doit l’aider à demeurer en pleine foule utiliserait la donation à Dieu qu’il a fait de lui-même pour s’emmurer dans un petit coin à part. […] »’

Selon Laurent Remillieux, abandonner la logique paroissiale de la mission revenait à refuser de travailler « à la libération du monde » pour chercher seulement à « s’évader de la vie où l’on combat et où l’on risque ».

Si la vocation missionnaire des laïques consacrées, qu’elles continuaient à affirmer, se déployait en dehors de l’institution paroissiale, et si le travail de la majorité d’entre elles s’était même émancipé de la Maison Sociale de la rue Laënnec, pourquoi demeurait cet attachement au territoire de Notre-Dame Saint-Alban ? Le lieu se donnait comme un signe de reconnaissance alors que les nouveaux acteurs du groupe n’y avaient jamais investi leur histoire personnelle. S’approprier le lieu symbolique d’une différence religieuse qui s’était construite dans l’entre-deux-guerres revenait encore une fois à affirmer l’existence du groupe. Le foyer de la rue Volney comme la « Chapelle de la maison familiale » participaient d’une quête des origines qui légitimait la continuation du groupe et sa métamorphose d’Association en Equipe. Les « traditions » et l’unité de lieu semblaient même garantir aux yeux des Aînées la survivance du projet initial. Le maintien du groupe des laïques consacrées sur Notre-Dame Saint-Alban avait quelque chose à voir, là aussi, avec le souci de la cohésion et de la pérennité du groupe. Certains reproches de Laurent Remillieux n’étaient pas exempts de lucidité. Mais en demeurant investies dans le territoire originel, les laïques consacrées de L’Equipe ne poursuivaient pas seulement l’espoir d’un accomplissement religieux personnel ; elles recherchaient aussi la possibilité d’une réactivation d’un nous sans lequel leur vocation était susceptible de vaciller. Avec L’Equipe, les usages paroissiaux ne relevaient même plus d’une logique de réseau, ils s’étaient eux-mêmes évanouis. On parvenait au terme d’une évolution. Notre-Dame Saint-Alban était devenue un lieu symbolique détaché de sa réalité paroissiale. Elle n’était plus que ce qu’elle avait été.

On ne saurait donc oublier que, parmi les usagers de la paroisse, figuraient, souvent sur le devant de la scène, les membres de ce réseau qui contribuait à expliquer les choix de Laurent Remillieux et les réalisations définissant la différence et finalement l’extraordinaire de Notre-Dame Saint-Alban. Autrement dit, il a été impossible d’envisager un développement sur les usagers de la paroisse sans montrer l’imbrication de deux réalités paroissiales, celle qui se jouait sur le territoire paroissial et qui prenait pour acteurs les habitants de ce territoire, et celle qui se jouait dans un espace qui n’était pas défini territorialement mais par les liens qu’entretenaient les membres du ou des réseaux dans lesquels étaient impliqués les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban. Après l’analyse du projet missionnaire, de sa mise en œuvre et de ses implications idéologiques, de sa dualité religieuse et sociale, il a fallu se pencher sur ceux qui l’ont suggéré ou justifié et sur l’usage qu’ils ont fait de cette paroisse. Paroisse d’un territoire urbain et paroisse d’un réseau du catholicisme social, Notre-Dame Saint-Alban fut encore renvoyée à une dualité qui décomposa cette fois les usages paroissiaux du sacré.

On aura compris qu’il est vain de réduire les expériences vécues à Notre-Dame Saint-Alban à une seule réalité paroissiale ou même à une réalité paroissiale. Les usages paroissiaux du sacré n’étaient pas toujours contrôlés par le curé et nombreux étaient ceux qui avaient recours aux services paroissiaux selon des besoins définis en dehors du projet religieux mis en oeuvre par les animateurs de la paroisse. Pour les paroissiens institutionnels les plus actifs dans les oeuvres et dans les mouvements de jeunesse, la communauté paroissiale devenait le moyen de trouver dans l’autre un semblable avec qui le lien social pouvait se créer et donc d’investir socialement l’espace vécu au sein de la grande ville. Le discours dominant des renouveaux liturgique et paroissial avait cependant créé une utopie missionnaire, que relayaient en cette paroisse des confins lyonnais des groupes désireux d’affirmer leur existence sociale à travers la construction d’une identité religieuse. Ceux qui fréquentaient Notre-Dame Saint-Alban parce qu’ils appartenaient aux mêmes réseaux que ses fondateurs, qu’il s’agît en particulier de l’ancienne génération des héritiers du Sillon, de la nouvelle génération des CSF ou des femmes de L’Association puis de L’Equipe, tous ressentaient la nécessité de montrer leur différence religieuse. Renouant les fils de leurs vies antérieures tout en conjurant l’expérience traumatique de la Grande Guerre, édifiant les repères d’une vie à construire ou à poursuivre, l’individu trouvait une raison d’être dans le groupe. Ils avaient érigé Notre-Dame Saint-Alban en lieu symbolique de leur reconnaissance et ce qu’ils y vivaient devait contribuer à resserrer les liens du groupe.

C’est d’ailleurs ce que nous livre le rite des fiançailles accompli au sein de la paroisse. La pratique a été étudiée par Baptiste Coulmont dans un article des Archives de Sciences sociales des Religions, qui accorde une place importante aux initiatives de l’abbé Remillieux 891 . Le sociologue a rencontré Notre-Dame Saint-Alban en s’intéressant à l’Association du Mariage Chrétien et aux Compagnons de Saint-François. Il explique comment les prêtres qui désiraient « accorder aux fiançailles une importance pastorale » devaient aussi « respecter l’absence de rituel » et lie dès le départ la création du nouveau rite au milieu de l’innovation liturgique 892 . Il identifie dans cet entre-deux-guerres trois laboratoires « d’où sortir[aient] des cérémonies prêtes à l’emploi » 893 : la liturgie scoute pour laquelle le Père Doncœur joua le rôle fondamental, les fiançailles célébrées au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne et les cérémonies mises en place par les mouvements de préparation au mariage comme l’AMC. Les velléités de refaire la France chrétienne par le biais de la formation d’une élite formaient le cœur de tous les projets. Dans le même temps, les cérémonies des fiançailles qui s’inséraient dans la ritualisation de la vie du groupe réaffirmaient l’appartenance du couple à ce groupe et devenaient le moyen de perpétuer l’existence de ce dernier. En dehors de ces élites catholiques, les tentatives d’introduire des cérémonies de fiançailles dans la vie paroissiale seraient réservées aux « paroisses missionnaires » « modèles ». L’article s’attache alors à étudier le travail de l’équipe sacerdotale du Sacré-Cœur de Colombes, puis revient sur Notre-Dame Saint-Alban.

Baptiste Coulmont examine la paroisse de l’abbé Remillieux à deux moments différents de son existence, pendant les années 1920 d’abord, dans les années 1940 ensuite. Il cite en particulier une intervention de Laurent Remillieux intitulée « Liturgie familiale », présentée en 1927 lors du Ve congrès de l’AMC et publiée dans la revue Questions liturgiques et paroissiales en 1929 puis dans une brochure de l’AMC en 1945, Le Prêtre et l’apostolat familial 894 . Il utilise aussi un texte plus tardif, extrait de la contribution à l’ouvrage Communauté et religion publié en 1942 895 .Le problème de son interprétation réside dans une lecture de la pastorale de l’abbé Remillieux à partir des velléités missionnaires affichées et raccrochées au thème du renouveau liturgique. Le texte daté de 1927 est donc analysé comme celui de 1942 à partir des problématiques catholiques du renouveau paroissial. Le projet paroissial est alors associé « à la réévangélisation des populations ouvrières », la paroisse étant installée « dans un quartier prolétaire de Lyon » et le curé tentant d’y « diffuser les innovations liturgiques qui lui paraissent aptes à séduire une audience fidèle et à l’amener vers la pratique régulière » 896 . Dans les années 1940, les fiançailles célébrées lors de la messe communautaire, car c’était aussi le moyen de « faire passer l’innovation » 897 participeraient d’une liturgie familiale et aideraient au recrutement des cadres que nécessitait la mission. En fait, si l’on reprend la liste des fiancés livrée par les doubles des registres paroissiaux, il est vrai qu’on peut retrouver la présence de certains jeunes gens très impliqués dans les activités paroissiales. Mais on relève aussi les noms de paroissiens extra-muros, le plus souvent appartenant au réseau des CSF. Les élites se désignaient par ce nouveau rituel qui servait la cohésion de chaque groupe, des paroissiens engagés dans les oeuvres paroissiales comme des CSF. Les cérémonies des fiançailles célébrées à Notre-Dame Saint-Alban deviennent ainsi le moyen de dessiner les contours d’un réseau étroitement lié aux CSF et qui se réclamait de la paroisse. Au contraire, celles qui furent célébrées ailleurs alors que l’un des fiancés résidait sur le territoire paroissial donnent peut-être à voir certaines des limites du rayonnement paroissial. On a déjà évoqué les fiançailles de Marie-Antoinette Véniant et de Roger Bérerd, célébrées par l’aumônier fédéral de la J.O.C.F. dans la paroisse du fiancé.

Par ailleurs, la présentation de Laurent Remillieux par Baptiste Coulmont n’est pas exempte d’erreurs dommageables à la démonstration, puisqu’il en fait notamment un prêtre issu de la bourgeoisie lyonnaise (il mentionne ses origines sociales à deux reprises) et qu’il pense qu’en 1927 c’était « un curé bien établi », qui « [tenait] sa paroisse » depuis « près de dix ans ». Par là, il se met dans l’incapacité de retrouver la nature précise du rapport d’extériorité que Laurent Remillieux entretenait à cette date avec l’espace urbain que le projet paroissial avait voulu investir et avec les habitants du territoire paroissial. Mais surtout en ne tenant pas compte du contexte dans lequel a été écrit le texte, il s’égare en pays de mission quand il examine la description de la cérémonie proposée à Notre-Dame Saint-Alban aux fiancés de 1927. Reprenons ce texte.

‘« Un jour d’Immaculée Conception, grande fête dans l’Eglise universelle, et grandissime fête dans notre bonne ville de Lyon : deux futurs époux venaient de communier à leur messe de Fiançailles. L’avant-veille, l’âme d’une jeune fille était partie saintement pour le ciel. Sa dépouille mortelle devait être déposée à l’église le jour même de l’Immaculée pour les funérailles du lendemain. Avec l’assentiment des futurs époux, je demandai qu’elle fût apportée à l’heure précise où devait se terminer la messe des Fiançailles. Après l’action de grâces on descendit en chantant au fond de l’église, et là, deux âmes, deux familles, deux cortèges se rencontraient : la fiancée du ciel et la fiancée de la terre ; la famille et le cortège de l’une et l’autre se fondaient dans la pensée de la même Vie. Ne peut-on pas dire que, dans une certaine façon, le Christ présidait à cette rencontre dans la personne du fiancé ? Vous croyez peut-être que c’était triste ? Pas du tout [...] ». 898

Baptiste Coulmont a certes pressenti l’importance des morts de la guerre dans l’histoire personnelle de Laurent Remillieux : il rappelle en effet la souffrance due à la disparition de ses deux frères, mais il se contente de déduire de « la rime funérailles-fiançailles » son « aspect poétique » et s’empresse d’aller « au-delà », en montrant que le projet du curé de Notre-Dame Saint-Alban « était de réhabiliter la famille chrétienne par la liturgie plutôt que par la doctrine ». Certes, « l’action rituelle et la participation [étaient] maintenant conçus comme des moyens d’inculquer des notions chrétiennes, d’incorporer des comportements ». Mais l’analyse peut être approfondie en revenant sur certains éléments négligés. Rappeler le contexte de la fête mariale qui était l’un des éléments de l’identité religieuse lyonnaise ramenait à inscrire le territoire paroissial dans la ville et à affirmer son appartenance à l’Eglise catholique. Le texte donne aussi à penser que pour Laurent Remillieux, il s’agissait surtout de célébrer l’union des vivants et des morts qui garantissait l’équilibre de la communauté qu’il avait contribué à fonder. Cette insistance à préserver la place des morts au sein de la communauté paroissiale revêt cependant une autre dimension en ces années 1920 : alors que le deuil collectif des morts de la guerre n’était pas encore traversé, inventer un rituel pour les fiançailles revenait à rendre hommage à ceux qu’on avait sacrifiés et à reconnaître les souffrances de celles qui avaient vu disparaître leurs fiancés à la guerre, et avec eux les promesses de mariage et de vie. Pour ceux qui ne s’étaient pas engagés devant Dieu, nulle trace de ces amours humains n’avait été conservée et la communauté paroissiale ne pouvait pas prendre en charge la douleur des survivantes. Si finalement les anciennes fiancées s’étaient mariées, il était impossible pour les familles des jeunes hommes morts de rappeler les espoirs des premières unions avortées avec la guerre. Laurent Remillieux pouvait concevoir comme un devoir de réparer le vide rituel et de donner aux fiancés une place particulière dans la communauté des croyants.

Les logiques de l’histoire personnelle du curé de Notre-Dame Saint-Alban et de l’aumônier des Compagnes de Saint-François rendent compte de tout un pan de l’histoire paroissiale, souvent mis en valeur par la mémoire catholique et, sans cesse, l’exploration des réseaux fréquentés par Laurent Remillieux nous ramène à l’individu. Après avoir recherché dans les expériences et les fréquentations communes, ce qui rapprochait les membres des réseaux reconnaissant dans Notre-Dame Saint-Alban un lieu de ralliement spirituel, l’examen des logiques individuelles de leurs engagements fait apparaître les points de divergence et de rupture. Dans la continuité de leur vie et dans les ruptures nées des évolutions de l’histoire, ces hommes et ces femmes qui se rencontrèrent pour partager les mêmes batailles ne donnèrent pas le même sens à leurs engagements et vécurent différemment les événements auxquels ils se trouvèrent confrontés. Ecrire l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban par sa périphérie revient aussi à ramener les individus qui la fondèrent au mouvement général du catholicisme et à la grande Histoire.

Notes
883.

Les papiers personnels de Sylvie Mingeolet, conservés dans le Fonds de la Chronique Sociale aux A.M.L., livrent sur le sujet une abondante correspondance. Cette dernière permet de saisir les relations qui se sont nouées entre les Compagnes de Saint-François et le groupe des laïques consacrées et de mettre en évidence l’évolution de la composition du groupe comme la nouvelle structure qu’il acquiert dans les années 1940.

884.

C’est en recensant les papiers Folliet, dans les archives du Prado à Limonest, que fut découvert un ensemble de documents sur Yvonne Girard. Ces documents, de natures diverses, sont structurés autour d’un manuscrit inachevé de Joseph Folliet, une biographie écrite à partir de souvenirs personnels, de témoignages et d’une documentation rassemblée dès 1932. On peut dater le début de la rédaction de 1944 ou 1945. On dispose ainsi d’une partie de la correspondance d’Yvonne Girard, des lettres écrites entre 1923 et 1932 à Ermelle Ducret, à Juliette Pincanon, à Angèle Charvolin, des femmes liées à la Maison des Jeunes, à la Jeune République, à la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine (J.O.C.F.) ou bien à des amis rencontrés à l’occasion du Congrès de Bierville en 1926, à des compagnes de sanatorium. Ce ne sont en fait, souvent, que des copies d’extraits de lettres, des fragments sélectionnés par Joseph Folliet et dactylographiés. Ce premier dossier a pu être complété par la boîte 430 du Fonds de la Chronique Sociale conservé aux A.M.L. et ne contenant que des papiers concernant Yvonne Girard, des originaux cette fois, essentiellement des lettres.

885.

In Memoriam, Sylvie Mingeolet, Souvenirs et témoignages, Lyon, Chronique Sociale, 1958, 237 p.

886.

Prise en charge mentionnée explicitement par une lettre de Laurent Remillieux datée du 23 juillet 1946 et envoyée à Sylvie Mingeolet, Papiers Folliet, Carton Sylvie Mingeolet, Prado.

887.

Papiers Sylvie Mingeolet, Fonds CSF-82-II-676, A.M.L..

888.

Fascicule de présentation de L’Equipe, Papiers Sylvie Mingeolet, Fonds CSF-82-II-676, p. 7.

889.

Lettre de Laurent Remillieux à Mgr Gerlier, datée du 17 novembre 1937, A.A.L., Papiers Gerlier, 11 / II / 127, Dossier Notre-Dame Saint-Alban.

890.

Lettre de Laurent Remillieux à l’abbé Prelle, datée du 28 août 1945 et envoyée à Combloux au chalet de l’Alpée.

891.

Baptiste Coulmont, « “Politiques de l’alliance”, les créations d’un rite des fiançailles catholiques », Archives de Sciences sociales des Religions, juillet-septembre 2003, 119, p. 5-27.

892.

Ibid., p. 10.

893.

Ibid., p. 11.

894.

Laurent Remillieux, « La liturgie familiale », Questions liturgiques et paroissiales, 1929, p. 97 et p. 128.

895.

Laurent Remillieux, « Paroisse et communauté », in Communauté et religion, La Communauté française, Cahiers d’études communautaires, III, Paris, Presses universitaires de France, 1942, p. 42-49.

896.

Baptiste Coulmont, « "Politiques de l’alliance", les créations d’un rite des fiançailles catholiques », op. cit., p. 11.

897.

Ibid., p. 23.

898.

Les Fiancés (De la préparation au mariage des jeunes gens et des jeunes filles), Paris, Editions Familles de France, 1938 [1ère édition, Les Fiançailles, Paris, Editions Familles de France, 1933], cité par B. Coulmont, Ibid., p. 10.