CONCLUSION : LA CRISTALLISATION
L’image de Notre-Dame Saint-Alban
entre mémoire et histoire

Paroisse fondée d’abord sur le culte des morts de la Grande Guerre, conçue comme un monument vivant aux victimes familiales et sillonnistes de cette guerre, Notre-Dame Saint-Alban a laissé le souvenir d’une paroisse missionnaire, placée dans la dynamique de l’Action catholique et œuvrant pour le renouveau paroissial à travers ses recherches liturgiques. La mémoire s’est saisie de l’histoire. Si elle a sauvegardé l’engagement de son curé dans le rapprochement franco-allemand, car cet engagement signalait aussi l’exception paroissiale du temps de la fondation, elle en a gommé les équivoques. En 1933, Laurent Remillieux persévérait dans son combat pacifiste, qui le menait, en septembre 1938, à louer les Accords de Munich, alors que ses anciens amis sillonnistes, partisans de la réconciliation avec l’Allemagne dans les années 1920, prenaient leurs distances et dénonçaient aux côtés d’une nouvelle génération de militants catholiques la menace irréductible que le nazisme faisait peser sur les valeurs de leur humanisme chrétien. A plusieurs reprises, le temps de la Deuxième Guerre mondiale a introduit des ruptures dans le récit de l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban ou réaffirmé les divergences sur lesquelles cette histoire s’était construite. L’entêtement de l’abbé Remillieux peut paraître incompréhensible à ceux qui le voient évoluer, tout au long des années 1930 encore, parmi ces intellectuels et ces catholiques sociaux justifiant après l’Armistice leur entrée en résistance au nom des valeurs de vérité et de justice. Et pourtant ceci reste la même histoire, celle d’un homme dont il a fallu scruter les origines sociales, l’histoire familiale, les expériences initiales et fondatrices, pour comprendre son action pastorale, ses relations et ses positions, une fois qu’il serait devenu le curé de Notre-Dame Saint-Alban.Du service religieux rendu à Roanne aux prisonniers allemands de la Première Guerre mondiale à l’intégration des nouveaux prisonniers dans une cérémonie modèle célébrée dans sa paroisse, le rapprochement des deux événements, même artificiel, peut signifier la continuité d’une vie. Se rêvant « au-dessus de la mêlée », Laurent Remillieux avait défendule pacifisme au prix de la vie et des principes définis par les Droits de l’homme, parce que son catholicisme ne les avait pas intégrés. Lui aussi finalement était demeuré fidèle à sa vie, une vie passée non comme celle de Victor Carlhian à servir sa foi et sa patrie, la France éternelle que célébrait la Libération, mais à servir sa foi, l’universalité de l’Eglise et la passion sans retour qu’il avait éprouvée dès ses années de jeunesse pour l’Allemagne.

La biographie de Joseph Folliet et les publications antérieures qui font de Notre-Dame Saint-Alban une communauté paroissiale modèle construisent, à partir du personnage de Laurent Remillieux, une figure cléricale charismatique. Le discours des clercs, tel celui du Père Chéry, semble défendre les positions cléricales et institutionnelles, entamées par l’ascension des laïcs et des nouvelles formes de militance catholique, tandis que dans les souvenirs de certains témoins,paroissiens du temps de leur enfance ou de leur adolescence, se glisse la figure nostalgique du père. Tous s’attachent à dire le rayonnement du prêtre. Les récits de la mort du curé approchent le plus visiblement le genre hagiographique. Laurent Remillieux décéda à l’hôpital de Grange-Blanche le dimanche 21 août 1949 de ses défaillances cardiaques, après plusieurs jours d’agonie. Une religieuse le veillait en permanence ; elle recueillit ses dernières paroles, qui disaient l’acceptation de la souffrance et de la délivrance, la félicité de l’attente de Dieu, et livraient le testament spirituel d’un curé missionnaire donné aux pauvres 1 . L’odeur de putréfaction dégagée par le cadavre ramené au presbytère puis exposé dans l’église deux jours après la mort commença par incommoder les visiteurs. Joseph Folliet rapporte un témoignage selon lequel « pendant la veillée du 23 août, le cercueil répandait une odeur forte et pénible » 2 , et ceux qui la percevait s’inquiétaient de la cérémonie à venir. Mais, « fait curieux », « à la messe du lendemain, cette odeur s’était dissipée » 3 . La biographie insiste sur l’unanimité du recueillement : la communauté paroissiale qui avait veillé le corps, communiant dans ses prières par-delà les différences sociales, se retrouva tout aussi unie lors de la cérémonie des funérailles et accueillit encore parmi elle les incroyants du quartier.

« Cette messe de funérailles fut, dit un témoin, “une splendeur”. Dans la petite église, incapable de contenir la foule, tout le monde chantait, comme l’eût désiré le Père Remillieux. Le cardinal Gerlier donna l’absoute. Des ouvriers du quartier, qu’on n’avait jamais vus à l’église, demandèrent à leurs chefs la permission de s’absenter pour assister aux funérailles de leur pasteur. “Un événement pareil, ça ne se rate pas”, disait l’un d’eux. Un clochard qu’avait “dépanné” le Père Remillieux sanglotait sur le cercueil. “Mon cher Père Remillieux, répétait-il, mon cher Père Remillieux…” Je laisserai le dernier mot à cet humble.

Des journaux allemands et américains annoncèrent la mort du Père Remillieux – ce Lyonnais que tant de Lyonnais n’avaient pas connu ou avaient méconnu, – comme les contemporains du P. Chevrier pour ce pauvre parmi les pauvres. Ainsi un peu de gloire humaine entoura le dernier passage de cet homme qui, de son vivant, en avait si peu souci, ce petit curé de banlieue qui “y croyait” et qui “avait vaincu l’argent”. » 4

L’odeur de sainteté qui imprègne furtivement mais clairement le récit de Joseph Folliet emplit de façon plus explicite encore d’autres témoignages. Ainsi celui du sculpteur Belloni peut être entièrement lu au travers du champ lexical de la sainteté.

« Mon cher ami,

Je demande à Dieu de vous accorder toutes les grâces nécessaires pour que la biographie du Vénéré Père Remillieux donne aux âmes tout l’amour qu’Il leur a voué pendant sa vie ! J’ai eu la joie ou mieux la grâce d’avoir partagé avec lui plusieurs fois son pain et je crois que Saint-François n’accueillait pas autrement ! De ces rencontres et des heures qu’il passa à mon atelier […], je garde l’impression d’avoir approché un Saint. Même dans les heures les plus douloureuses de 1940, son âme crucifiée par la souffrance de l’humanité rayonnait dans la paix du Christ ! C’est tout ce que je puis vous dire, car je me sens incapable de parler de ce grand témoin du Divin Maître.

Je vous donne l’assurance de mes prières […] pour que la biographie du Vénérable Père Remillieux soit aussi réconfortante que sa vie l’a été. » 5

Le dernier chapitre de la biographie de Joseph Folliet dédié à « l’homme et [au] prêtre » revient d’ailleurs sur le paradoxe d’un être qui n’était doté « d’aucun don exceptionnel » 6 , « petit curé sans apparences », mais aux « intuitions divinatoires ou prophétiques ». La résolution du paradoxe fait évidemment appel à l’ordre divin du monde et c’est ainsi que la « personnalité forte » de l’abbé Remillieux se retrouve « imbibée de surnaturel ». De sa « simplicité », de son « humilité » à sa transfiguration lors de la célébration des divins mystères, sa parole rendant l’ « étincelle brûlante de l’Evangile annoncé et vécu », de sa pauvreté et de sa charité envers les petits de ce monde à son « élévation habituelle vers Dieu », le chemin parcouru par Laurent Remillieux conduisait son humanité à côtoyer le divin. La conviction de demeurer toujours dans la vérité de la foi lui permettait d’accéder au bonheur, « le pur amour » des « mystiques du XVIIe siècle ». S’expliquaient par là les difficultés éprouvées à communiquer à ses amis, à ses collaborateurs, certains de ses projets apostoliques, lui qui « voyait les choses de plus loin et de plus haut qu’eux, dans une lumière surnaturelle ».

Somme toute, on laissait ainsi l’abbé Remillieux en prise avec le monde enchanté d’autrefois, alors même qu’on lui assignait parallèlement la mission de réconcilier le catholicisme et la nouvelle société issue de l’industrialisation. A travers son personnage, la synthèse entre tradition et modernité devenait l’un des possibles catholiques. Joseph Folliet pouvait à partir de là enchaîner sur la fonction cruciale que Laurent Remillieux devait remplir au sein de l’Eglise catholique, du moins aux yeux de ses fidèles et des garants de sa mémoire. La volonté de présenter l’abbé Remillieux comme un précurseur, idée qui forme l’axe directeur du récit biographique, éclate ici : sont résumés les apports des innovations du curé de Notre-Dame Saint-Alban, « précurseur dans l’apostolat paroissial », « précurseur […] par ses presciences et ses audaces apostoliques », « précurseur […] par sa préoccupation et son sens du laïcat », « précurseur […] par cette conscience de l’unité de l’Eglise ». Et Joseph Folliet met en garde ses contemporains : « Si telle de ses innovations […] peut sembler banale aux jeunes d’aujourd’hui, héritiers d’une situation désormais tellement acquise qu’ils l’imaginent immémoriale, ils se rappelleront que le Père Remillieux […] fut le précurseur presque unique de son temps. Que beaucoup de ses formules se voient universalisées, voire banalisées, cela même prouve leur valeur » 7 .

On aura déjà constaté que toutes les sources secondaires qui nous conduisent à la paroisse des premiers temps ont l’inconvénient de biaiser le regard puisqu’elles construisent leur discours à partir des problématiques de la mission formulées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mais cette fois, il faut poursuivre plus en avant le cours de l’histoire du catholicisme pour entendre ces quelques phrases écrites par Joseph Folliet. En replaçant la publication de la biographie dans le contexte de l’Eglise catholique de 1962, on pouvait conclure que l’œuvre de l’abbé Remillieux avait anticipé les décisions que l’on attendait alors du Concile de Vatican II. Par l’intermédiaire du récit biographique de Joseph Folliet, le souvenir de la paroisse, confondue avec son curé, était en train de revivre « avec une charge affective », qui mêlait à l’histoire vécue, aux histoires personnelles des acteurs de Notre-Dame Saint-Alban, la grande histoire de l’Eglise catholique. Ce souvenir était aussi « infléchi, modifié, remanié en fonction des expériences ultérieures, qui l’[avaient] investi de significations nouvelles » 8 . On finissait par réduire l’histoire de la paroisse à un sens (une paroisse symbolique de la rénovation paroissiale), qui dépendait de la finalité qu’on lui avait assignée (l’anticipation de Vatican II). Encore fallait-il s’entendre sur le terme d’histoire. Il renvoyait plus sûrement au mot allemand de Historie qu’à celui de Geschichte, à l’ « histoire vécue » qu’à « l’opération intellectuelle qui la rend intelligible » 9 . Et, suivant cette voie, nous pouvons continuer à emprunter à Pierre Nora sa réflexion sur l’histoire-mémoire : Joseph Folliet a contribué à installer « le souvenir dans le sacré » et à ériger Notre-Dame Saint-Alban en « absolu ».

La thèse a d’abord entrepris de transférer son sujet dans le territoire profane de l’historien. Par « l’analyse » et « le discours critique », il a fallu opérer une « désacralisation » et donc une objectivation du sujet, qui ont abouti à la construction d’un objet historique. Dans l’ordre logique de la construction des hypothèses de recherche, il a ensuite semblé important de chercher à comprendre comment l’histoire-mémoire de Notre-Dame Saint-Alban avait été élaborée et pourquoi elle avait été véhiculée, sans avoir été critiquée, par toute une génération d’historiens. Et pour ce faire, il a fallu retourner aux premiers questionnements, ceux qui avaient ouvert la thèse en explorant le milieu militant dans lequel évoluaient les futurs fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban. Les mêmes acteurs se retrouvèrent après la Première Guerre mondiale. Mais aux héritiers du Sillon lyonnais se mêlait désormais une nouvelle génération de militants du catholicisme social. Ils redéfinissaient ensemble, dans le contexte des années 1920 et 1930, puis de la Deuxième Guerre mondiale, de nouveaux engagements intellectuels, politiques et religieux, et si tous ne reconnaissaient pas en Notre-Dame Saint-Alban le lieu unique de leur ralliement spirituel, ils ne lui déniaient pas une place spécifique. Le microcosme qui se recomposait autour de Laurent Remillieux et de Victor Carlhian rassemblait des personnalités du catholicisme lyonnais, français et européen, clercs ou laïcs, impliqués dans des groupes de réflexion philosophique et théologique, dans les combats de la démocratie chrétienne et du syndicalisme, dans ceux des pacifistes en faveur du rapprochement franco-allemand, dans les débuts du mouvement œcuménique ou dans les débats ouvrant la voie à la reconnaissance des instituts séculiers. La paroisse, carrefour cristallisant les rencontres, finit par symboliser le rayonnement d’un milieu militant du catholicisme social lyonnais. Le non-conformisme qu’elle affichait en faisait l’un des lieux où s’expérimentait le changement catholique. Le discours catholique lyonnais avait créé le mythe paroissial : l’écriture de l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban inventa la contribution lyonnaise au récit des origines du changement catholique, de l’adaptation à la modernité du monde, de la modernité catholique.

Mais qu’en était-il réellement ? Dans l’exposé présenté lors de la Journée du centenaire de la Revue d’Histoire ecclésiastique, Etienne Fouilloux, 10 après avoir exploré les capacités d’adaptation de l’Eglise catholique au monde moderne et ses modalités dans les domaines politique, religieux et social, conclut que « sans renier une intransigeance solidifiée voici cent cinquante ans, […] [l’Eglise catholique] a transigé plus ou moins nettement, plus ou moins précocement et de plus ou moins bon gré avec un environnement devenu défavorable où il lui fallait pourtant diffuser son message ». L’hypothèse émise pour le domaine religieux peut servir à interpréter les changements introduits par Laurent Remillieux dans sa paroisse. La conclusion d’Etienne Fouilloux offre une clé de lecture de l’expérience paroissiale de Notre-Dame Saint-Alban et des récits qui visent à la reconstituer, tout en permettant de dépasser l’approche en terme de précurseur définie par la mémoire catholique. Elle replace les initiatives de Laurent Remillieux dans une continuité et dans un ensemble de catholiques optant pour une « transaction religieuse » : « La transaction religieuse symbolisée par Vatican II est d’une autre nature, à caractère apologétique : il fallait rendre plus attrayant le visage du catholicisme pour faciliter son apostolat ». C’est peut-être au sein de cette problématique qu’il faut chercher le lien entre la vie liturgique proposée par l’abbé Remillieux à ses paroissiens et l’œuvre de rénovation liturgique du Concile. Joseph Folliet nous y invite toujours dans son dernier chapitre. L’intelligence de Laurent Remillieux présentée d’abord comme « intuitive » et « peu systématique » réinvestit cependant étrangement le champ de la modernité scientifique et matérielle. Elle était « expérimentale et pratique » mais, inspirée « par les circonstances », était surtout « préoccupée d’aboutir à des conclusions immédiates ». La référence à la modernité est en fait explicite ou à déceler à travers la suggestion de l’adaptation des traditions au nouveau : « il voyait les choses d’un regard neuf et renouvelait tous les problèmes », « il savait organiser sa paroisse avec des méthodes modernes », le renouveau paroissial avait dû « rénover », « adapter » et trouver le chemin de « l’innovation », autant de propositions qui nous ramènent à cette transaction religieuse désormais consentie dans les années 1960. C’est dire aussi combien les efforts de Laurent Remillieux en la matière restent accrochés à la perspective missionnaire de diffusion du message catholique.

Mais parce qu’elle était devenue la paroisse phare d’un réseau de catholiques, Notre-Dame Saint-Alban échappait à sa première finalité : l’encadrement religieux d’une population qualifiée de déchristianisée sur une base territoriale. La logique territoriale s’effaçait derrière une logique de réseau qui remettait en question le projet missionnaire initial. L’enchevêtrement des initiatives confinait à la confusion des genres. Les membres de ce réseau catholique qui se reconnaissaient dans les valeurs spirituelles et les pratiques religieuses dont se réclamait la paroisse, les proches et les fidèles de l’abbé Remillieux, érigeaient Notre-Dame Saint-Alban en modèle du renouveau paroissial, qu’attendaient par ailleurs les catholiques remettant en question la paroisse traditionnelle. L’espace paroissial de Notre-Dame Saint-Alban avait débordé les limites de son territoire institutionnel pour se façonner sur un espace social défini explicitement sur des critères religieux : les individus qui le peuplaient revendiquaient un idéal catholique commun et faisaient de Notre-Dame Saint-Alban le symbole spirituel de cet idéal.

Les laïques de la Maison des Jeunes offrent un exemple patent du va-et-vient que le chercheur se doit d’effectuer entre les problématiques d’une histoire du territoire et celles de l’histoire des réseaux, pour tenter de saisir les différents enjeux de la fréquentation de Notre-Dame Saint-Alban et de comprendre les emboîtements des engagements et des initiatives de ses acteurs. Résumons le parcours de ces laïques. Le Sillon féminin avait formé le berceau du premier recrutement du groupe. Quelques femmes, d’abord réunies sous l’égide de Victor Carlhian, avaient suivi l’installation des fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban dans la périphérie ouvrière de la grande ville à partir de 1919. La mission religieuse qui aurait dû être entreprise auprès des incroyants ou des indifférents s’était effacée derrière une action sociale devenant très vite exclusive, et la vérité chrétienne qui devait innerver toute l’action des Associées ne fut bientôt plus vécue qu’au sein de leur groupe, devenu le refuge de leur accomplissement spirituel. Elles auraient dû évangéliser le quartier ouvrier, dans lequel elles s’immergeaient, par le rayonnement d’une conduite exemplaire. Mais elle finirent par dissocier leur choix religieux de leurs tâches professionnelles : à l’extérieur, elles se concentrèrent sur l’aide sociale concrète qu’elles pouvaient apporter, et réservèrent la ferveur chrétienne à l’intimité de leur petit groupe, « Union pieuse » comme le désignaient les procès-verbaux des visites pastorales des années 1930. Peu à peu, les membres de L’Association échappèrent à la logique territoriale de Notre-Dame Saint-Alban, alors qu’au début des années 1920 leur appartenance au groupe était constitutive de la fondation paroissiale. A la fin de notre période, le groupe des laïques consacrées devint dans son existence une réalité indépendante de la paroisse et même du travail social que poursuivaient quelques-unes à l’intérieur du territoire. Les femmes de L’Equipe, par les liens qu’elles préservaient avec un réseau plus large du catholicisme lyonnais, et notamment par leur investissement dans les groupes des Compagnes de Saint-François, dépassaient le cadre du territoire paroissial. Dans la continuité des conditions de la naissance du groupe, la base territoriale avait cédé la place à une logique de réseau.

En juillet 1945, un numéro de L’Alpée, journal de l’Equipe, nouveau nom du groupe des laïques consacrées dirigées désormais par Sylvie Mingeolet, célébrait la mémoire d’Yvonne Girard et demandait à Joseph Folliet d’apporter son témoignage, alors qu’il avait commencé à rédiger la biographie de son amie, biographie destinée à être abandonnée, inachevée. Répétition de la biographie qu’il écrirait pour Laurent Remillieux, le clerc, le directeur de la Chronique sociale plaça le souvenir d’Yvonne Girard, la laïque consacrée, sous le signe de la sainteté et le récit de sa vie confinait à l’hagiographie. Le réseau de catholiques sociaux, tissé autour de Notre-Dame Saint-Alban, fit de cette femme disparue précocement l’un des symboles d’une paroisse urbaine, qui se voulait missionnaire en terre ouvrière et dont on disait qu’elle annonçait le renouveau lyonnais du catholicisme. La paroissienne autrefois indifférente, l’anonyme convertie à une pratique fervente et expérimentant une nouvelle façon de vivre sa foi au monde, pouvait incarner le rayonnement paroissial et la volonté institutionnelle de promotion du laïcat. Nouvelle figure née de l’utopie missionnaire, elle confirmait le discours catholique du renouveau. Erigée en modèle, elle servait aussi la cohésion d’un micro-réseau du catholicisme social lyonnais qui affrontait les interrogations de l’après-guerre. De la même façon que le personnage de Laurent Remillieux, celui d’Yvonne Girard entrait dans la construction d’une mémoire paroissiale héroïque mais réservée cette fois à l’usage d’un cercle plus restreint qui s’était constituée autour de l’expérience de la Maison des Jeunes, puis de la Maison Sociale, et du laïcat consacré, et qui avait franchi les limites territoriales de Notre-Dame Saint-Alban. Vouloir lui rendre hommage et entretenir sa mémoire soutenaient la quête des origines poursuivie par les membres de L’Equipe à la recherche d’une légitimité sociale et religieuse.

Posséder la mémoire d’un extraordinaire religieux marqué par la nouveauté permettait de trouver sa place dans un présent qui valorisait désormais le changement. La mémoire du rayonnement de Notre-Dame Saint-Alban devenait aussi un élément de l’identité d’un groupe exemplaire du catholicisme lyonnais. Partager cette mémoire après avoir partagé l’expérience paroissiale garantissait la survie du groupe ou son renouvellement. Accepter cette mémoire pour ceux qui n’avaient pas vécu l’expérience paroissiale revenait à s’inscrire dans la continuité d’un catholicisme revendiquant son adaptation à la modernité. Les nouvelles générations de catholiques, militants et intellectuels qui s’engagèrent en religion ou en politique après la Deuxième Guerre mondiale pouvaient à leur tour se reconnaître dans le discours sur le renouveau religieux de Notre-Dame Saint-Alban. Les récits de l’épopée paroissiale ne cherchaient pas à se nourrir de la réalité qui s’était jouée sur le territoire paroissial : ils visaient essentiellement à justifier par le présent du catholicisme l’expérience qu’ils analysaient et ils répondaient ainsi à une vision téléologique de l’histoire. La transaction religieuse ne devait pas seulement faciliter l’apostolat. Le désir de mission finissait par s’effacer devant le désir du changement et de l’adaptation : Notre-Dame Saint-Alban devait réussir la gageure de rendre les catholiques à la société moderne tout en préservant leur identité religieuse. Quant à la mission, elle ne se déclinait peut-être plus dans les mêmes termes ni ne se jouait avec les mêmes acteurs.

Parallèlement à sa renommée extra-territoriale, la paroisse avait en effet continué à développer un projet interne, même si ce dernier ne relevait plus dans les faits de la mission initiale de reconquête de la ville ouvrière. La focalisation de l’abbé Remillieux sur l’aventure menée à Vaujany montre peut-être d’ailleurs que le curé de Notre-Dame Saint-Alban s’était rendu à la raison : il s’était désormais mis à la recherche d’un nouveau terrain missionnaire, qu’il pensait trouver dans la France rurale, loin de la grande ville et de ses ouvriers. Les femmes envoyées dans la paroisse iséroise abandonnée s’occupaient des enfants pour leur assurer non seulement une instruction religieuse mais aussi des activités proches de celles d’un patronage, et elles rendaient visite aux enfants qui ne pouvaient pas venir au presbytère. La paroisse comprenait en effet deux grands villages et quatre hameaux sur une étendue évaluée à une heure et demie de marche à pied. La célébration de la messe était remplacée par un office religieux, centré autour de la parole divine. Une fois par mois, le curé le plus proche célébrait la messe du dimanche. Notre-Dame Saint-Alban avait adopté la paroisse de Vaujany et le projet de Laurent Remillieux lui tenait tant à cœur qu’il ne comprenait pas que Cläre Barwitzky, une Allemande, dut abandonner son poste en 1941 alors que la résistance s’organisait dans les montagnes toute proches. La paroisse urbaine s’emparait de la mission rurale, cherchant dans cet autre espace la possibilité de faire vivre son utopie. Les communautés paroissiales rurales étaient données comme un modèle de chrétienté puisqu’il suffisait apparemment de leur rendre les acteurs institutionnels propres à animer leur vie religieuse pour réintroduire la pratique religieuse dans leurs vies.

En attendant, la paroisse de la périphérie urbaine, désertée par le monde ouvrier, vivait des autres ressources sociales de son territoire. Si l’espace urbain recouvert par le territoire paroissial avait été investi initialement du désir missionnaire d’une certaine bourgeoisie représentée par Victor Carlhian, l’espace social construit par la paroisse était devenu la scène privilégiée des classes moyennes. Tant qu’ils s’en étaient tenus aux velléités d’une évangélisation des ouvriers perdus par la grande ville, les fondateurs de Notre-Dame Saint-Alban s’étaient heurtés à leur impuissance. Incapables de comprendre ou d’accepter l’ordre social du monde ouvrier et les règles de sociabilité qui y régnaient, les missionnaires de la paroisse vouaient à l’échec la reconquête catholique. Ils ne reconnaissaient pas, n’entendaient pas les besoins de ces paroissiens car ils ne voulaient les évaluer qu’en termes religieux. Le salut des âmes demeurait le combat ultime même quand on œuvrait objectivement à la socialisation d’un espace urbain. Une ambiguïté, toujours la même, marquait par ailleurs le double rapport que les catholiques missionnaires entretenaient avec leur monde intérieur et le monde extérieur : sauver les autres revenait à se sauver soi-même. Mais c’est justement cette ambiguïté que parvint à résoudre Notre-Dame Saint-Alban en faisant de la conversion des catholiques à leur propre foi l’essentiel de sa mission : l’échec d’une évangélisation des incroyants et des réfractaires aux exigences de l’institution catholique commandait le repli vers un possible qui autorisait le salut personnel des soi-disant missionnaires.

A partir de ce moment, l’utopie paroissiale pouvait anticiper la communauté paroissiale idéale des classes moyennes. Et peut-être faudra-t-il en revenir à discuter les propositions émises par le sociologue Emile Pin, à propos de son étude d’une paroisse lyonnaise du sixième arrondissement, sur les comportements religieux des différentes catégories sociales et sur les relations qu’elles entretiennent avec l’institution paroissiale. « Il semble que les classes moyennes soient plus naturellement centrées vers la paroisse comme milieu d’intégration sociale, tandis que dans la bourgeoisie, l’on y voit plutôt un point de départ pour l’évangélisation d’un milieu existant dont l’implantation géographique ne coïncide pas avec les limites d’une paroisse. Si toutefois quelques membres de la bourgeoisie vivent en relation étroite avec la paroisse, c’est davantage pour y assumer des services et des responsabilités que pour y trouver un milieu et des relations qu’ils possèdent par ailleurs. » 11 La nature des liens qui se fixèrent entre Victor Carlhian et la paroisse qu’il avait contribué à fonder et qu’il continuait à soutenir financièrement ne s’explique pas seulement par le conflit de personnes qui l’opposait à Laurent Remillieux. Les approches et les pratiques qu’ils avaient de leur religion s’ancraient dans leurs appartenances sociales. A l’un la recherche d’un accomplissement spirituel au sein d’un réseau d’intellectuels catholiques lyonnais constitué en dehors de la paroisse et l’usage sélectif de celle-ci, dans la mesure où ce réseau l’investissait, à l’autre la réalisation de la communauté paroissiale rêvée. Les autres conclusions d’Emile Pin encouragent encore les rapprochements entre les fonctionnements sociaux des paroisses de Saint-Pothin et de Notre-Dame Saint-Alban. Selon lui, il existerait aussi une correspondance culturelle entre la bourgeoisie et le catholicisme urbain, « marquée non seulement par une semblable hiérarchisation des valeurs, mais surtout peut-être par un mode semblable de connaissance où la médiation conceptuelle joue un rôle essentiel jusque dans la perception des signes et symboles sacrés » 12 . Au contraire, « dans l’approche religieuse des classes moyennes la valeur “communautaire” semble occuper la première place » 13 . Tout autant qu’à une histoire religieuse de la bourgeoisie que souhaitait voir écrire Xavier de Montclos, projet qu’il livrait à ses étudiants de maîtrise dont je faisais partie, l’exploration du catholicisme aux prises avec la ville du premier vingtième siècle amène à s’interroger sur l’histoire religieuse des classes moyennes, produit de la ville. S’appropriant la religion de la bourgeoisie, elles en viennent à redessiner son cadre et à redéfinir la hiérarchie de ses valeurs et les règles de sociabilité qui sont liées à sa pratique.

Après la mort de son premier curé, Notre-Dame Saint-Alban entama un long voyage vers l’anonymat. L’abbé Giroud prit en charge la paroisse à l’automne 1949. C’était un prêtre du Prado et cette succession respectait la volonté du défunt qui avait ainsi imaginé assurer la continuité de son œuvre. Joseph Folliet reprend les paroles de Laurent Remillieux pour commenter « l’adoption de la paroisse par le Prado », déjà annoncée par l’arrivée de vicaires pradosiens, dont le dernier, l’abbé Jean Cossey :

‘« Dans l’année qui s’achève, vingt-neuvième de Notre-Dame Saint-Alban, s’est passé sur le plan religieux un fait gros de conséquences : la venue du Prado ; il prend charge de la mission que nous sommes et voulons être.
Il ne faut pas dire que le Prado “ prend ” la paroisse. Il faut dire qu’en en prenant la charge, il apporte au groupe paroissial une accentuation nettement missionnaire : c’est sa raison d’être. 
[Et au sujet de la nomination de l’abbé Cossey]
Désormais, nous allons prier et travailler de concert. Nos pensées, nos efforts, sous l’égide du vénérable P. Chevrier, vont tendre à l’unité jusqu’à la fusion, de telle manière que la personnalité de vos prêtres contribue sans cesse à former cette unité et à l’enrichir. » 14

Et Joseph Folliet d’expliquer qu’une communauté d’esprit liait l’abbé Remillieux au Prado et que la volonté missionnaire d’un clergé pauvre pour les pauvres en était le signe éclatant. L’abbé Giroud demeura le curé de Notre-Dame Saint-Alban jusqu’en 1962. Ses débuts furent très difficiles, son intégration gênée par la relation qui s’était construite entre les membres les plus fervents de la communauté paroissiale et le premier curé. Il avoue lui-même qu’il dut « se faire tout petit » et marcher dans les pas de son prédécesseur 15 . Il continua l’impression de la même feuille paroissiale, La Semaine religieuse et familiale, proposa la poursuite des « heures de lumière » et approfondit la question de l’argent dans l’Eglise, apportant à la réflexion une dimension théologique 16 . La revue de La Maison Dieu du Centre de Pastorale liturgique publia en 1950 son témoignage sur la célébration de la messe à Notre-Dame Saint-Alban 17 . Tous ces éléments montrent effectivement que l’abbé Giroud donnait suite à l’œuvre liturgique qui avait valu à la paroisse son originalité et une partie de sa célébrité.

Les transformations sociales et urbaines du territoire paroissial se poursuivaient parallèlement. Tout au long des années 1950 la population des classes moyennes venaient grossir ses effectifs. Les enquêtes statistiques de sociologie religieuses conduites par l’Institut de sociologie des Facultés catholiques, et notamment par leur fondateur Jean Labbens, donnèrent lieu à plusieurs publications concernant l’agglomération lyonnaise 18 . L’établissement de tableaux et de cartes permet d’isoler certaines caractéristiques de Notre-Dame Saint-Alban. Sont recensés, pour l’année 1954, 963 pratiquants dominicaux. Mais malgré tous les efforts de l’abbé Giroud, les fidèles du temps de Remillieux ne ressentaient plus la même fervente présence spirituelle. Les paroissiens extra-muros se raréfiaient, ils ne provenaient plus que des paroisses contiguës et s’expliquaient par des logiques de voisinage. La vie religieuse de Notre-Dame Saint-Alban se repliait à l’intérieur des limites institutionnelles du territoire paroissial.

La composition sociale de la paroisse relevait toujours cependant d’une certaine dualité et des ouvriers participèrent à la formation d’une section de l’Action Catholique Ouvrière. Ils retrouvaient d’autres paroissiens issus des classes moyennes, souvent membres du personnel des hôpitaux ou employés de bureau, dans des réunions de Pax Christi, mouvement implanté sur la paroisse à l’initiative de l’abbé Remillieux, pour évoquer les problèmes de la paix, dans la continuité des engagements de l’entre-deux-guerres. L’ouverture sur les différents débats de l’Eglise contemporaine subsistait mais l’action des paroissiens les plus impliqués dans ces débats s’orienta plus volontiers vers le militantisme politique, conformément à l’évolution française générale. La volonté missionnaire se détournait des préoccupations de l’abbé Remillieux et les conditions du dialogue engagé avec les ouvriers se modifièrent. Le successeur de l’abbé Giroud, l’abbé Vacher, curé de 1962 à 1973, fit de l’Action Catholique Ouvrière la raison d’être de la paroisse. Le pluralisme des œuvres paroissiales, la diversité de la réflexion chrétienne qui avaient marqué Notre-Dame Saint-Alban disparaissaient au profit d’une militance qui se définissait en réaction contre un catholicisme social traditionnel. La liturgie était désormais reléguée au second plan au moment même où s’engageaient les débats conciliaires de Vatican II. Ce fut aussi à cette époque que l’abbé Vacher se débarrassa des archives amassées depuis la fondation paroissiale par l’abbé Remillieux. La rupture avec le passé se confirmait. Les nombreux paroissiens rencontrés conservent, pour la plupart, un souvenir douloureux de ces années, que fixa plus encore la fin, scandaleuse à leurs yeux, de l’abbé Vacher. L’histoire me fut à peine racontée, mais dans un raccourci saisissant : démission brutale – les clés de l’église et de la cure furent remises à la mairie – , mariage avec une religieuse du Prado, militantisme syndical, suicide, raccourci qui livre un des scénarios les plus catastrophistes de la crise du clergé français dans les années 1970.

L’abbé Vacher avait précipité les anciens paroissiens de Laurent Remillieux dans un chaos trop éloigné de leur sensibilité religieuse. Sa pastorale semblait s’adresser exclusivement aux ouvriers de la paroisse et ces derniers ont d’ailleurs préservé de lui un souvenir ému, empli d’amitié, vision opposée, mais complémentaire, de celle des paroissiens issus des classes moyennes. Le projet paroissial initial avait aspiré à une rencontre, à une collaboration des classes. Les années 1960 séparaient à nouveau les différents acteurs du territoire paroissial, l’église demeurant au centre d’une incompréhension voire d’un conflit dont les termes étaient cette fois inversés. Les classes moyennes se sentaient chassées de l’Eglise. Depuis les années 1970, la paroisse s’est vidée de ses fidèles et de ses prêtres. Un noyau de paroissiennes a pris en charge certaines activités : de vieilles dames organisent catéchisme, lecture d’Evangile, réunions de prières. Sur place, Notre-Dame Saint-Alban ne semble plus exister que par le souvenir des anciens.

Tous ces faits, toutes ces interprétations renvoient immanquablement Notre-Dame Saint-Alban à l’histoire du catholicisme contemporain. Certains développements de la thèse se sont d’ailleurs efforcés de replacer la paroisse lyonnaise dans le contexte général de l’Eglise catholique et de ses évolutions. Mais l’autre approche développée tout au long du travail peut paraître plus prometteuse. Les analyses des relations que ces catholiques entretenaient avec la grande ville comme de celles que les citadins de la périphérie urbaine nouaient avec le religieux renvoient, quant à elles, à une histoire urbaine. Sur ce sujet, il reste beaucoup à dire : faire de l’historien du religieux un historien de la ville contemporaine offre très certainement la piste de recherche la plus attirante dans un moment historiographique qui valorise une histoire culturelle de la ville. Les silences de la dernière synthèse sur l’Histoire de l’Europe urbaine, dirigée par Jean-Luc Pinol 19 , révèlent l’étendue du champ de recherche qui s’offre à l’historien du religieux. Le passage en revue de l’index est symptomatique : si la thématique de la religion est bien sûr présente dans le tome I, essentiellement à travers les références sur les édifices et les pratiques, plus rien n’est dit de ces mêmes pratiques religieuses dans le tome II, centré sur les XIXe et XXe siècles, et les renvois aux églises, temples et mosquées ne concernent que la partie dévolue à « la ville européenne outre-mer » (Livre 5). « La ville contemporaine jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale » (Livre 4) semble avoir évacué de son territoire la religion. Seul Frédéric Le Play et ses disciples sont mentionnés dans un développement sur « les stigmates de la ville industrielle », qui rapporte la vision pathogène élaborée par les observateurs sociaux et rejoignant les inquiétudes morales des élites traditionalistes 20 . Il est rappelé que le conservatisme catholique contribua à forger un discours anti-urbain, animé par la peur d’une remise en cause radicale des valeurs traditionnelles et d’un renversement de l’ordre établi, discours qui domina la période précédant les années 1880, mais qui lui survécut aussi et que l’on a d’ailleurs retrouvé chez les catholiques qui ont fondé Notre-Dame Saint-Alban. Plus intéressante encore est la lecture du chapitre consacré, toujours dans ce livre 4, à « L’appropriation de l’espace urbain ». Ce chapitre traite des sociétés urbaines, notamment à travers l’insertion dans l’espace urbain, les modes de vie et les sociabilités différenciés des élites, des classes moyennes et des ouvriers. Il présente aussi les cultures urbaines, après avoir fait de la ville le théâtre et l’enjeu des luttes sociales et politiques. Mais, au niveau religieux, ne sont invoquées que les dames patronnesses qui se recrutaient au sein des élites et les « nombreuses associations féminines » qui « combin[ai]ent des réseaux de sociabilité charitable, religieuse et mondaine » 21 .

Tout se passe comme si la ville ne pouvait être lue qu’à travers le paradigme de la modernité : parce que la ville incarne cette dernière, son étude ne peut prendre en compte la religion qu’en négatif. La tradition a perdu la guerre qui lui a été livrée et elle-même a refusé la transaction qui lui était imposée. Elle survit à l’état de trace, une trace héritée d’un monde ancien qui s’est irréversiblement perdu. Que le religieux ait intégré la dynamique urbaine, que le mouvement ait eu lieu avec les institutions religieuses ou en dépit ou encore en dehors d’elles, demeure un impensable pour ceux qui ne perçoivent la religion que comme tradition. Il faudrait reprendre le dossier et renouveler le questionnement, en dépassant l’approche par l’antagonisme de la religion et de la modernité, qui ne peut, à elle seule, rendre compte de toutes les réalités de la ville. C’est précisément dans le chapitre de l’Histoire de l’Europe urbaine sur « L’appropriation de l’espace urbain » que pourrait se glisser une réflexion sur le rôle et la place du religieux dans la ville : comment situer l’espace paroissial, ou les espaces religieux établis sur d’autres critères que le territoire, dans cette ville où s’oppose à l’espace privé, « celui du logement, de la maison », l’espace public qui, « au sens où l’entend Jürgen Habermas, désigne l’ensemble des lieux dans lesquels circule l’information et où se tisse le lien social » 22  ? Nouveau territoire à explorer pour l’historien du religieux contemporain, nouvelle thématique à intégrer pour l’historien de la ville, ce champ de recherche est encore à défricher : il faut dresser un inventaire des travaux déjà effectués, définir les chantiers à ouvrir, construire les différents objets de l’étude, inventer la plupart des sources.

Mais par rapport à la thèse qui s’achève, une interrogation subsiste : comment valider les conclusions tirées d’une expérience de micro-histoire ? Au-delà de la spécificité de l’histoire des catholiques lyonnais et du territoire urbain liés à Notre-Dame Saint-Alban, est-on en mesure de rejoindre une histoire plus large du religieux dans la ville ? Centre, quartiers périphériques, banlieues, la grande ville offre au religieux bien des itinéraires spécifiques qui demeurent à explorer et à comparer. Mais la généralisation exige de se pencher non seulement sur d’autres types d’espaces urbains mais aussi sur d’autres types de villes, des villes qui, par leur taille, par leur lien avec l’industrialisation, par la composition de leur population et par le rapport entretenu avec la religion, se différencieraient de Lyon. Plus loin, les réponses françaises à la question des relations entretenues entre le religieux et la ville ne sauraient suffire. Placé dans d’autres configurations, là où l’idée de modernité ne s’est pas imposée dans les mêmes termes, là où les modalités de la sécularisation n’ont pas abouti au même refoulement conflictuel du religieux, là où les rapports sociaux et politiques de domination ont continué à se déterminer en faveur de la religion, dans les pays de la vieille Europe ou dans les pays des Nouveaux Mondes qui bâtissent aussi leurs villes, le religieux doit s’inscrire dans ce nouveau territoire urbain : dans quelle mesure participe-t-il de sa socialisation et de ses cultures ?

De toutes les façons, cette question n’a jamais formé le seul enjeu ni l’enjeu ultime du travail. Car le jeu serré conduit autour des acteurs de l’histoire paroissiale a voulu résolument rendre compte d’une autre réalité, se nouant à une plus grande échelle et porteuse d’une signification plus singulière. La réalité « locale » dans laquelle on s’introduit alors intéresse l’Histoire peut-être moins pour elle-même que pour le chemin parcouru pour la retrouver. Une thèse propose des résultats mais vaut surtout pour les hypothèses de recherche exposées et les analyses mises en œuvre pour produire et vérifier ces dernières. Il faut qu’elle donne à voir le processus de construction intellectuelle qui conduit à présenter une ou quelques versions de l’histoire de Notre-Dame Saint-Alban. Il faut qu’elle donne à comprendre comment on parvient à emboîter des réalités qui s’élaborent à des échelles différentes et procèdent de logiques différentes. Il faut qu’elle montre comment elle concilie la réalité vécue par les individus et celle qui les insère dans un ensemble plus vaste, qu’ils ont contribué à édifier mais qui les dépasse et oriente à son tour leur vie, à la manière d’un tout qui est nécessairement plus que la somme des parties.

Enfin, n’oublions pas qu’une histoire du religieux conduit immanquablement à une analyse du rapport entretenu par les croyants au réel. C’est dans ce rapport que se manifeste leur spécificité. Le discours que les catholiques construisent sur le réel, éminemment idéologique, renvoie l’historien à leurs valeurs et à leurs fantasmes. Mais il en est de même pour tout autre groupe structuré par un système de valeurs proposant une vision totale, à la fois explication et interprétation, du monde qui l’entoure. La réalité apparaît aux croyants à travers un prisme déformant et leur action comme leurs réactions à la société de leur temps ne peuvent se comprendre qu’en regard de leur construction du réel. Les catholiques, à l’instar de tous les autres groupes humains, démontrent par là qu’il n’existe que des vérités et des réalités particulières. Le relativisme, non dans le sens du doute absolu mais dans celui d’une pluralité des réalités, qui a fondé depuis longtemps les bases de la réflexion anthropologique, devient de la même façon un référent pour l’historien. Au fondement religieux de la perception des catholiques et de leurs espérances, se mêlent évidemment les données sociales de leurs histoires et les apports plus intimes des itinéraires individuels. Autant de critères à croiser pour dresser une typologie des possibles catholiques. Mais ces possibles n’existeront qu’à travers l’imbrication, aux multiples combinaisons, du réel et du désir, qui explique les relations que les croyants entretiennent au monde et aux autres.

Notes
1.

Copie de notes datées du samedi 19 août 1949 et conservées dans les Papiers Folliet, carton Père Remillieux 3, Prado.

2.

J. Folliet, Le Père Remillieux, op. cit., p. 246. (le témoignage cité se trouve dans les Papiers Folliet du Prado)

3.

Ibid.

4.

Ibid., p. 247.

5.

Témoignage de G. Belloni daté du 5 mars 1951, Papiers Folliet, carton Père Remillieux 1, Prado.

6.

Toutes les citations sont extraites de J. Folliet, Le Père Remillieux, op. cit., chapitre XVIII, p. 259-291.

7.

Ibid., p. 261-263.

8.

Citations empruntées à Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, Point Histoire, 1996, 330 p., p. 113.

9.

Pierre Nora (dir.), « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard Quarto, 1997, 3 vol., 4751 p., p. 24.

10.

Etienne Fouilloux, « Intransigeance catholique et “monde moderne” 19e – 20e siècles) », Revue d’Histoire ecclésiastique, vol. 96 (2001), n° 1-2, p. 71-87.

11.

E. Pin, Pratique religieuse et classes sociales dans une paroisse urbaine, Saint-Pothin à Lyon, op. cit., p. 259-260.

12.

Ibid., p. 411-412.

13.

Ibid., p. 412.

14.

J. Folliet, Le Père Remillieux…, op. cit., p. 177.

15.

Témoignage oral recueilli à Saint-Etienne le samedi 4 janvier 1992.

16.

Th. Maertens, H. Joulia, F. Giroud, « Le problème de l’argent en liturgie », Paroisse et liturgie, n° 55, Publications de Saint-André, Biblica, 1962, 92 p.

17.

Père Giroud, « La messe, foyer de charité, témoignage de Notre-Dame Saint-Alban », La Maison Dieu, n° 24, 4ème trimestre 1950, p. 161-166.

18.

Jean Labbens, La pratique dominicale dans l’agglomération lyonnaise, 3 volumes, I « L’équipement religieux », Lyon Institut de sociologie, 1955, 39 p. ; II « Paroisses et chapelles », 1956, 53 p., III « L’Instruction, la Ville et les Pratiquants », 1957, 47 p., (avec la collaboration de Roger Daille). Ou encore Jean Labbens, Les 99 autres…, Lyon, Emmanuel Vitte, 1954, 137 p.

19.

Jean-Luc Pinol (sous la direction de), Histoire de l’Europe urbaine, Tome I De l’antiquité au XVIIIe siècle. Genèse des villes européennes et Tome II : De l’Ancien Régime à nos jours. Expansion et limite d’un modèle, Paris, Editions du Seuil, 2003, 969 p. et 889 p.

20.

J.-L. Pinol (sous la direction de), Histoire de l’Europe urbaine, Tome II, op. cit.i, p. 119.

21.

Ibid., p. 248.

22.

Ibid., p. 245.