Introduction

On constate que le cadre temporel d’exercice de la fonction enseignante dans les établissements secondaires français, fixé, en particulier, par le décret n° 50-581 du 25 mai 1950 1 , a ainsi été relativement stable depuis plus de cinquante ans. Cette stabilité existe tant sur le plan quantitatif (quotité d’heures de cours due par chaque professeur), même si des aménagements visant essentiellement l’harmonisation entre catégories ont, depuis lors, réduit les écarts entre elles, que sur le plan structurel (distinction entre le temps de service effectué devant les élèves et le temps personnel de travail de chacun).

Simultanément, et de manière plus forte au cours de la dernière décennie, sont apparus des changements notables, à caractère éducatif, pédagogique, didactique, qui pourraient contribuer, de façon directe ou indirecte, à modifier en particulier la partie « hors service devant élèves ». En effet, ils avaient pour but d’induire une plus forte concertation entre enseignants afin de prendre en charge des projets communs à caractère interdisciplinaire ou éducatif (parcours pédagogiques diversifiés puis travaux croisés au Collège, travaux personnels encadrés au Lycée) ou pour élaborer des stratégies cordonnées pour l’aide individualisée en classe de Seconde ou l’orientation.

La préoccupation en la matière n’est pas nouvelle (CITRON, 1982 2 ), mais la réflexion à son propos s’est amplifiée au cours de ces dernières années. Plusieurs rapports au Ministre de l’Education (BANCEL, 1999 3  ; OBIN, mars 2002 4  ; BELLOUBET-FRIER, mars 2002 5 ) ont mis en exergue un lien entre évolution des pratiques enseignantes et structure du temps professionnel des enseignants. L’interrogation récurrente qui transparaît au fil de ces documents pourrait être formulée ainsi : conviendrait-il, en considération des nécessités d’adaptation des pratiques pédagogiques et éducatives dans les collèges et lycées français, de modifier la structure et l’organisation des services enseignants et, plus largement, de leur temps de travail ?

Cette question trouve, en partie, sa justification dans la difficulté d’appréhension d’enjeux pédagogiques cruciaux que pourrait générer l’organisation actuelle du temps de travail enseignant, obérant ainsi la pénétration, même modeste, de pratiques innovantes promues par l’institution 6 . De manière plus globale, on peut supposer que l’organisation du temps de travail telle qu’elle est encore conçue ne prédisposerait pas les enseignants à modifier leurs habitudes professionnelles ; inversement, toute esquisse de modification se heurterait à leur volonté de conserver intact le cadre qu’ils connaissent. On pourrait donc déduire de ce constat qu’à cette organisation temporelle ancienne correspondraient, le plus souvent, des pratiques professionnelles qui, en partie obsolètes aux yeux des novateurs, apparaîtraient néanmoins cohérentes et, d’une manière générale, plus nobles à ceux qui en revendiquent la légitimité. C’est à propos de ce lien supposé entre organisation temporelle du travail enseignant et conception des pratiques pédagogiques que nous nous interrogerons. Cette réflexion s’appuie, en particulier, sur les travaux d’A. BARRERE qui souligne, par exemple, que la « force de l’organisation cellulaire du travail enseignant est aussi celle d’une division spatiale et temporelle du temps qui opère de facto comme division du travail entre enseignants. Du coup, c’est à l’intérieur de cette organisation elle-même que l’on conçoit les modifications possibles du travail enseignant. 7  »

Cette première approche sur l’évolution des pratiques professionnelles enseignantes au sein du système scolaire français est à croiser avec le dossier relatif à la réduction du temps du temps de travail (CHYCKI, 2000 8 ). En effet, on peut, en simplifiant les choses, imaginer deux manières de procéder :

Mais, quels que soient les aléas de la négociation sur la réduction du temps de travail, la question que nous avons choisi d’aborder ne peut être traitée indépendamment du thème plus large du temps scolaire ; temps et rythme des apprentissages didactiques et sociaux, de la vie dans les établissements, de la communauté éducative en général (HUSTI, 1985 9 ). Cette thématique s’inscrit également dans le cadre de l’évaluation qualitative des politiques scolaires et de l’articulation entre égalité et équité en éducation (FELOUZIS, 1997 10  ; CRAHAY, 2000 11 ).

Enfin, nous pensons que toute perspective novatrice dans ce champ doit inclure une préoccupation de l’espace dans lequel est censée s’inscrire cette activité professionnelle. Les dimensions, symboliques et pragmatiques à la fois, d’espace / temps public et privé peuvent, en effet, revêtir pour les enseignants une importance singulière, qui échappera en grande partie aux approches institutionnelles et quantitatives. Tout naturellement, c’est plus largement à la notion de leur autonomie qu’on les rattachera (PERRENOUD, 2000 12 ).

Nous tenterons donc de mesurer l’impact de l’organisation actuelle du temps de travail sur une population qui souhaite s’intégrer au milieu enseignant 13  ; il s’agit de tenter de vérifier s’il existe un lien significatif entre la structure de ce temps et les pratiques pédagogiques et éducatives que des futurs professionnels envisagent d’adopter.

Compte tenu de l’étape essentielle que constitue le cursus de formation initiale des maîtres du Second Degré en France depuis 1989 14 , nous situerons notre recherche dans le cadre de la réflexion sur la professionnalisation des enseignants (LANG, 1999 15 ). Plus particulièrement, nous chercherons à savoir comment la question de la dimension temporelle et organisationnelle du travail enseignant peut être objet de formation et de pratique réflexive (ALTET, 1994 16 ), et dans quelle mesure les représentations qu’ont développées à ce propos les professeurs stagiaires constituent un obstacle à la compréhension des enjeux de l’acte d’enseigner dans toute sa complexité.

La problématique que nous retenons peut se formuler ainsi : dans quelle mesure l’organisation statutaire du temps de travail des enseignants du secondaire influe-t-elle, dès l’origine, sur leurs représentations et leur réception de la diversification des tâches qu’ils sont appelés à assumer ?

Cette problématique nous suggère quatre hypothèses :

  1. L’organisation du temps de travail a, dès l’entrée dans le métier, une influence significative sur la représentation que les professeurs-stagiaires ont des types de tâches professionnelles qu’ils sont susceptibles de devoir accomplir ; cette influence est sans doute modulée selon des critères de sexe, de discipline, d’origine sociale, de type d’établissement, public ou privé sous contratL’option est effectuée lors de l’inscription administrative aux épreuves d’admissibilité et d’admission au concours, ce qui présuppose un choix du candidat..
  2. Dans la population considérée, la perception du temps de travail personnel est étroitement liée à la notion d’espace de travail.
  3. Il existe des similitudes entre l’organisation du travail personnel du professeur-stagiaireNous faisons ici la distinction entre les étudiants qui préparent le concours (1ère année en I.U.F.M.), et les lauréats des épreuves théoriques des concours, stagiaires rémunérés en 2ème année. et sa conception du travail professionnel hors de la classe qui sera le sien pour un service à temps-plein ; ces similitudes peuvent concerner le temps et l’espace de travail.
  4. Les phénomènes liés au temps et à l’organisation du travail ne sont pas encore appréhendés de manière systématique et cohérente par le futur enseignant en cours de formation initiale.

Dans notre recherche, nous privilégierons une approche selon laquelle le stagiaire, futur professeur, est « auteur et acteur de sa propre professionnalité 19  ». A ce titre, il sera important de mesurer quelle place il fait aux dimensions temporelle et spatiale de l’activité professionnelle qu’il ambitionne de maîtriser et à partir de quels matériaux, constitués par des éléments de son expérience personnelle antérieure et des contenus de la formation théorique et pratique, il parvient à donner sens aux notions de temps et d’espace de travail personnel.

Notes
1.

Ce décret concerne plus précisément les maxima de service hebdomadaire du personnel enseignant des établissements d’enseignement du second degré, in Le guide du professeur du second degré, Paris : 1991, CRDP.

2.

CITRON, S., Le décompte de notre travail, in Les Cahiers Pédagogiques, 1982, n° 202, pp. 20-21.

3.

BANCEL, D., Les conditions de travail des enseignants dans les lycées, Ministère de l’Education nationale, 1999, 33 p.

4.

OBIN, J.P.., Enseigner : un métier pour demain; Ministère de l’Education nationale, Mission de réflexion sur le travail enseignant, mars 2002, 87 p

5.

BELLOUBET-FRIER, N., 30 propositions pour l’avenir du lycée, Ministère de l’Education nationale, 20 mars 2002, 76 p.

6.

On peut citer notamment les activités nouvelles qui devaient mobiliser plus largement les enseignants en équipes disciplinaires ou interdisciplinaires : modules en classes de Seconde et Première, aide individualisée en Seconde, parcours pédagogiques diversifiés, travaux croisés, travaux personnels encadrés, études dirigées, heures de vie de classe, projet personnel à caractère professionnel.

7.

BARRERE, A., Travailler à l’école. Que font les élèves et les enseignants du secondaire ?, Rennes : Presse universitaires de Rennes, 2003, p. 176.

8.

CHYCKI, M.C., « Négociations sur le temps de travail ou sur le statut des enseignants ? », Les Cahiers Pédagogiques, n° 383, avril 2000, p.1.

9.

HUSTI, A., Temps mobile, Paris : INRP, 1985, 128 p.

10.

FELOUZIS, G., L’efficacité des enseignants, Paris : Presses Universitaires de France, 1997, 194 p.

11.

CRAHAY, M., L’école peut-elle être juste et efficace ? : de l’égalité des chances à l’égalité des acquis, Bruxelles : De Boeck Université, (Pédagogie et Développement), 2000, 452 p.

12.

PERRENOUD, P., « Déviance déloyale, initiative vertueuse ou nouvelle norme ? », Les Cahiers Pédagogiques, n° 384, mai 2000, pp. 14-17.

13.

Cette population sera composée de professeurs stagiaires, dans un échantillon de disciplines de l’enseignement général : Histoire et Géographie, Langues vivantes, Lettres, SVT, Sciences physiques, Mathématiques.

14.

BANCEL, D.,Créer une nouvelle dynamique de la formation des maîtres, Rapport à Monsieur le Ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, 10 octobre 1989, 32 p.

15.

LANG, V., La Professionnalisation des enseignants : sens et enjeux d’une politique institutionnelle, Paris : Presses Universitaires de France, (Education et Formation. Education permanente), 1999, 260 p.

16.

ALTET, M., La formation professionnelle des enseignants : analyse des pratiques et situations pédagogiques, Paris : Presses Universitaires de France, (Pédagogies d’aujourd’hui), 264 p.

19.

PIOT, T., « Les représentations des enseignants débutants sur leurs pratiques. Une clef pour comprendre la construction de la professionnalité enseignante », Recherche et Formation, n° 25, 1997, pp. 113-123.