1.1. A propos des modes de contrôle du temps de travail dans l’enseignement

Afin de caractériser la profession dans laquelle est engagé un individu, on peut recourir à quelques notions élémentaires : la durée effective du travail, la répartition de ses activités dans une organisation ou une grille quotidienne, hebdomadaire, mensuelle, annuelle, enfin, les modes de contrôle qui permettent d’en réguler l’accomplissement.

Notre propos n’est pas d’étudier de manière approfondie le travail enseignant sur un plan quantitatif mais, pour ce qui relève des premiers aspects (durée et répartition), d’en souligner deux caractéristiques.

Le temps hebdomadaire effectivement contraint 21 est limité par rapport à l’activité professionnelle globale des professeurs de l’Enseignement secondaire français. Etroitement encadrée en termes de lieu, de placement dans une grille horaire, de modes de répétition d’une classe à l’autre, de distribution dans la même classe, cette durée est précisément définie en fonction des catégories ou grades 22  : adjoints d’enseignement, certifiés, agrégés. Elle revêt une forme cependant différente selon les priorités données, lors de l’établissement de l’emploi du temps, à chaque matière, à chaque classe, à chaque professeur. On doit en souligner, en outre, le caractère répétitif, vu qu’elle est inscrite dans une grille le plus souvent figée pour une année scolaire. Enfin, le temps de travail ainsi encadré semble laisser peu de place à l’innovation ou à l’initiative en raison de la nécessaire proximité et de l’étroite dépendance qui le lient au modèle pédagogique et administratif dominant, tel qu’il se présente dans la grille d’emploi du temps scolaire. Ainsi, ce modèle ne semble pas de nature à favoriser l’objectif actuel de professionnalisation des métiers de l’enseignement :

‘« La question qui se pose à ce sujet est simple : peut-on encore continuer à déterminer, dans la majorité des pays, sauf ceux de tradition anglo-saxonne, les obligations de services des enseignants sur la base de leçons à faire devant les élèves, assorties de coefficients (parfois bien théoriques) tenant compte du temps de préparation et de correction et éventuellement de concertation minimale ? Pourquoi refuse-t-on dans certains pays de globaliser le nombre d’heures sur une base annuelle pour rendre plus de souplesse au système de gestion du temps pédagogique où les diverses tâches d’un "professionnalisme ouvert » auraient leur juste place au moment adéquat 23 ? »

D’un point de vue général, le contrôle du temps de travail peut habituellement être effectué à des fins de mesure quantitative ou qualitative. Sur un mode purement quantitatif, les systèmes de pointage automatique le permettent et s’appliquent plus fréquemment aux salariés de la production ou des services. On recherche par cette modalité l’assurance raisonnable que chaque intéressé respecte le cadre horaire défini dans sa branche de métier ou sa catégorie professionnelle. Afin de rendre plus pertinent ce contrôle, on pourra également s’intéresser plus particulièrement aux résultats du travail, en comparant au besoin ces données plus qualitatives aux mesures issues d’un contrôle quantitatif.

Dans l’activité des cadres, l’atteinte des objectifs qui leur sont assignés prime sur le respect d’une quotité horaire statutaire plafonnée 24 . On sait qu’échappent souvent à tout enregistrement les heures consacrées au respect d’objectifs programmés, au-delà d’horaires réguliers, sur le lieu de travail ou en dehors. Le statut de cadre, qui relève d’un groupe social et professionnel spécifique, octroie aux intéressés une marge d’autonomie en matière de temps de travail mais, en contrepartie, il les amène à accepter que ne soient pas systématiquement pris en compte les dépassements de charge auxquels ils sont souvent soumis. Il nous semble intéressant de prendre en compte cette particularité lors de l’analyse de la situation des professeurs de l’enseignement secondaire.

Dans d’autres professions, libérales ou indépendantes, la notion de temps de travail strictement quantifié en heures quotidiennes, hebdomadaires, mensuelles ou annuelles est généralement peu pertinente. En effet, il incombe au professionnel d’évaluer le volume maximal de son activité (actes libéraux, clientèle) et, lorsque les circonstances sont favorables, de décider des objectifs stratégiques qu’il vise et du temps à consacrer pour les atteindre. Dans une profession libérale, le contrôle du temps de travail n’intervient pas selon les modes décrits précédemment. Le volume d’activité peut être régulé par deux instances : l’ordre auquel il appartient, qui intervient dans un souci arbitral de respect des règles déontologiques, pour préserver l’image de la profession et, plus ponctuellement, une autorité administrative de tutelle, pour des raisons économiques ou sociales 25 .

Comment les professeurs de l’Enseignement secondaire sont-ils situés par rapport à ces diverses catégories ? Nous remarquons qu’à première vue ils semblent relever simultanément de plusieurs d’entre elles. Seule une partie de leur activité est contrôlée strictement, le temps de service devant les élèves. Il convient d’y associer certaines réunions statutaires (conseils de classe ou réunions diverses, liées au travail des équipes pédagogiques, par exemple), mais le contrôle, prévu dans les textes, peut ne pas s’exercer ici de manière aussi uniforme que pour les heures de cours. Les examens auxquels est convoqué le professeur en tant que membre de jury peuvent également s’ajouter aux tâches d’enseignement. Dans les deux premiers cas, le chef d’établissement assure la vérification ; dans le troisième, c’est l’administration rectorale. Ce contrôle étroit, effectué par voie hiérarchique, correspond aux règles en usage dans la fonction publique et s’applique à ses agents, ainsi qu’aux maîtres de l’enseignement privé sous contrat par extension 26 .

Il serait donc loisible à un observateur extérieur de conclure que les professeurs de l’enseignement secondaire ont un statut d’exécutants. Mais ce serait erroné car, à cet horaire fixe et contrôlable lié, pour une année scolaire, à l’emploi du temps de plusieurs classes, s’ajoute tout un pan de l’activité qui ne fait l’objet d’aucune mesure quantitative stricte et systématique par l’autorité de tutelle. Les tâches effectuées en dehors des cours et des réunions statutaires dépendent, en quantité et en qualité, de la décision de chacun ; les lieux et les temps choisis pour les mener à bien ne sont pas soumis à appréciation directe par la hiérarchie, tant que le service devant les élèves est correctement et régulièrement assuré ; de la même manière, la quantité de travail investie dans les différentes tâches afférentes à l’enseignement proprement dit relève, essentiellement, de la libre décision de chacun.

Nous pensons possible de détecter la trace de ces modes personnalisés de rythme et de répartition du travail des professeurs à plusieurs indices :

  • la durée très variable au terme de laquelle les travaux des élèves leur sont restitués, dans la même matière, au même niveau, et dans le même établissement ;
  • la diversité des procédures, plus ou moins exigeantes en temps, employées pour cette évaluation ;
  • la fréquence de renouvellement des préparations de cours, variable d’un individu à un autre ;
  • la répartition, irrégulière selon les professeurs, entre temps de travail personnel et temps de coopération en équipe structurée ou en collectif informel ;
  • le « taux de pénétration » aléatoire des évolutions préconisées par l’Institution ou des pratiques innovantes suscitées par les mutations des terrains professionnels eux-mêmes.

En fait, il semble que seule une absence patente de travail trahie par une pratique notoirement déficiente, dans les corrections, les préparations, puisse entraîner une réaction a posteriori, par le truchement d’une inspection pédagogique au cours de laquelle la qualité du travail 27 serait évaluée. Sous cet angle, les modalités qui règlent l’activité professionnelle des professeurs les rattachent effectivement à la catégorie des cadres et leur permettent de bénéficier également, pour une partie de leur travail, d’une large autonomie, ce qui les rapprocherait davantage des professions libérales ; mais il faut demeurer circonspect à ce propos :

‘« Une autonomie dans l’organisation des conditions effectives de travail ne peut être évidemment complète en ce qui concerne les enseignants, celles-ci n’étant comparables ni à celles d’un travailleur indépendant ni à cellesdes professions consultantes. Ce n’est pas tant le fait d’exercer au sein d’un établissement qui est en question, et donc de subir des contraintes organisationnelles inévitables, mais bien plutôt le type d’autorité qui régit le travail : autorité administrative versus autorité professionnelle 28 . » ’

Si nous partageons, sur le principe, cette analyse, il nous faut cependant insister sur la dualité de la situation des professeurs de l’Enseignement secondaire français. Si, par simple hypothèse, on accepte l’idée d’un clivage potentiel entre leur travail « posté », effectué dans l’établissement et régi par l’autorité administrative, et une partie très majoritaire de travail personnel réalisé ailleurs, peut-on affirmer que l’autorité administrative continue, par prolongement implicite ou par une plus subtile influence, à s’exercer sur l’activité de réflexion et de production des professeurs, une fois franchies les portes de l’établissement ?

Notes
21.

Par temps « contraint », nous entendons temps de service devant les classes, réunions et autres activités devant, statutairement, être effectués dans le cadre de l’établissement et, pour une majeure partie, selon un horaire non choisi par le professeur.

22.

Elle peut toutefois ne pas être strictement identique au sein de la même catégorie, en raison de définitions différenciées des services selon les disciplines. Ces situations tendent à se réduite aujourd’hui, sous la pression des organisations syndicales qui visent à atteindre une harmonisation optimale.

23.

LADERRIERE, P., « Une problématique nouvelle La gestion des ressources humaines dans l’enseignement », in Recherche et Formation, n° 30, 1999, pp. 23-38.

24.

Pour être plus précis, il conviendrait de faire une distinction entre cadres dirigeants et cadres intermédiaires.

25.

A l’exemple de ce qui se déroule dans le milieu médical en France, par le truchement du Ministère de la Santé et de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie.

26.

Cette responsabilité incombe au chef d’établissement.

27.

Nous donnons, ici, au mot « travail » son sens de production, qui englobe les phases de réflexion, de bilan et de préparation de la séquence pédagogique et didactique. Dans cette acception, nous ne focalisons pas la fonction de l’inspection sur la seule « performance » observée lors de la visite en classe.

28.

LANG, V., op. cit., p. 50.