1.2. Quels liens entre temps de travail et revenus dans l’enseignement secondaire ?

Une autre approche peut habituellement aider à mieux cerner le statut particulier d’un métier, d’une profession : il s’agit du rapport entre le temps de travail et le revenu auquel peuvent prétendre les membres d’une catégorie professionnelle particulière. L’examen de ce rapport permet, par exemple, de situer l’activité considérée sur une échelle d’utilité ou de considération sociale. Pour le monde enseignant, en France, on constate une amélioration globale de la perception des maîtres dans ce domaine (RAME, 2001, p. 254 29 ).

Il n’est pas envisagé de tenter d’établir ici un rapport exhaustif. Certes, il est d’emblée possible de mettre en parallèle un horaire de service devant élève, à tel indice, dans telle catégorie, et un traitement afférent, mais cette première approche n’épuise pas la question.

Si ce traitement est rattaché au temps de service, il s’y ajoute, par ratio ou coefficient, le temps théorique de préparation, de correction des travaux des élèves, de conseil et de concertation ; il ne peut traduire de manière fidèle l’investissement réel requis pour que le temps d’enseignement soit d’une efficacité optimale. En d’autres termes, on n’est pas en mesure de déduire, de manière précise, le temps réel de travail de chacun en dehors de la classe à partir du temps de service qu’il effectue devant les élèves 30 . Dans la majorité des cas 31 , on évalue de manière forfaitaire la charge globale de travail qu’il est censé assurer, indistinctement, de la matière qu’il enseigne, du nombre d’élèves dont il a la charge, du niveau d’enseignement où il intervient.

En outre, les diverses bonifications dont il peut bénéficier rendent encore moins aisée la lecture des situations. Par exemple, le service à temps-plein peut être de 17 heures effectives au lieu de 18 heures après attribution d’une heure de première chaire 32 ou de laboratoire. Une heure effectuée en STS 33 est comptabilisée une heure et quart, le service de 18 heures peut ainsi se trouver sensiblement réduit.

Dans ces deux cas, la réduction effective n’implique pas que le travail hors classe se trouve diminué corrélativement ; le principe initial de modulation des services est établi pour prendre en compte un surcroît de charge lié au niveau plus élevé d’une classe ou aux exigences de préparation et de correction jugées a priori plus lourdes. Cependant, toutes choses égales par ailleurs, nous pouvons observer qu’à traitement identique, la diminution du service devant élèves procure théoriquement au bénéficiaire plusieurs avantages cumulés : la possibilité d’un emploi du temps hebdomadaire moins lourd, la réduction éventuelle du nombre d’élèves à prendre en charge 34 .

Mais, en dehors de cela, un autre obstacle rend aléatoire toute tentative de déterminer avec certitude la manière dont s’établissent les revenus des professeurs de l’enseignement secondaire en France. En 1984 déjà, cette difficulté était signalée :

‘« …/ les enseignants qui ne vivent qu’avec leur traitement, tel qu’il est inscrit sur les feuilles d’indice, sont une minorité. La grande majorité arrondit sensiblement la somme qui sert de base aux discussions salariales 35 . » ’

Cet obstacle est complexe car il repose sur plusieurs caractéristiques qui peuvent agir conjointement ou séparément. En premier lieu, dans l’activité des professeurs du secondaire, le temps effectivement contraint est, d’une part, limité par rapport à ce qui existe pour d’autres catégories de salariés, et, d’autre part, d’une extrême régularité dans sa distribution. Cette disposition singulière rend possible l’engagement dans des activités annexes. Le nombre de semaines de service par rapport aux semaines de congés scolaires 36 facilite cette pluri-activités.

La rhétorique enseignante vient souvent apporter des justifications un peu suspectes à la situation particulière dont bénéficient les membres de ce corps. Ainsi, il n’est pas rare d’arguer du caractère indispensable, pour un professeur scrupuleux, d’une ouverture sociale ou culturelle, afin d’expliquer pourquoi il est utile de s’engager dans d’autres activités. Nombre de celles-ci relèvent d’ailleurs souvent du bénévolat ou de l’implication dans le milieu associatif, et, si elles sont facilitées par l’organisation temporelle des services, elles ne relèvent pas, et c’est naturel, d’une réglementation particulière.

On insiste également sur le fait que travailler en dehors du milieu scolaire contribue à garantir l’équilibre psychique et moral des professeurs. Sans contester le bien-fondé de tels arguments, nous remarquons qu’ils pourraient s’appliquer à bien d’autres métiers ou professions qui ne connaissent pas les particularités d’organisation de l’enseignement, tout en rencontrant quotidiennement des situations caractérisées par une incontestable tension sur les plans physique et psychologique.

Mais il existe une autre particularité sur laquelle nous pensons indispensable d’insister : des dispositions réglementaires autorisent les professeurs, sous certaines réserves et par dérogation au principe d’interdiction de cumul 37 , à d’autres activités rémunérées, ce qui favorise de facto l’augmentation de leurs revenus. Certes, cette franchise est encadrée, pour des raisons de respect du code de la Fonction publique notamment, mais les possibilités ouvertes restent larges, et le sujet délicat à aborder tant il est susceptible d’engendrer la polémique 38 . Par rapport à ces dispositions, nous voulons souligner un paradoxe : si nous considérons l’activité professionnelle des professeurs, redéfinie au cours des dernières décennies et rendue également plus complexe 39 , déclinée, pour un emploi à temps plein, sous forme de temps de service et de travail personnel, quel sens donner à l’autorisation de cumul d’activité mentionnée ci-dessus, surtout si une revalorisation salariale et indiciaire a effectivement eu lieu ?

‘« Et même lorsque l’occasion s’est présentée en France, il y a quelques années, de négocier en même temps une amélioration salariale et une autre formule d’organisation du travail dans les établissements, le pouvoir a "manqué le coche" en acceptant une certaine revalorisation des traitements sans contrepartie 40 . »’

La perplexité qui suscite notre réflexion est aussi nourrie par la diversité des situations que peuvent engendrer ces dispositions réglementaires. La latitude, encadrée administrativement, dont disposent légalement les professeurs est réelle, puisque la limite de rémunération complémentaire à ne pas dépasser est très haute 41 , dans le cas d’activités qui se situent dans le secteur public ; l’éventail des champs relatifs au domaine privé lucratif mentionnés dans les textes réglementaires est fort large et ouvre de nombreuses possibilités aux personnes désireuses de trouver un complément à leur emploi principal 42 . Cette disposition leur offre la possibilité d’accroître leurs revenus, tout en élargissant, c’est vraisemblable, la palette de leurs compétences. Mais, si l’activité qui donne lieu à cumul mobilise significativement l’agent de la fonction publique ou le contractuel, est-on dans une logique de complémentarité ou de concurrence 43  ? Nous pensons que la limite est ténue, et qu’il est souvent difficile de percevoir avec certitude si - et en quoi - se modifie le degré d’investissement d’un individu dans une tâche professionnelle principale en fonction ou à cause d’un investissement professionnel extérieur. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur d’éventuels phénomènes de compensation et de transferts qui pourraient survenir, si l’insatisfaction, la déception ou la démotivation envahissaient le champ professionnel de l’activité principale.

L’activité d’enseignement à proprement parler est donc en partie, mais en partie seulement, lisible, évaluable, et nous restons persuadé que c’est l’ensemble de l’activité du professeur et du temps qu’il y consacre qu’il faudrait prendre en compte. Dans ce cas, il n’est pas assuré que l’activité extérieure cumulative s’avère sans incidence sur le travail principal.

Par ailleurs, il ne faut pas minimiser, dans ces phénomènes de recherche d’activités lucratives annexes, le rôle des représentations que les professeurs se font du niveau de revenu auquel ils pourraient prétendre, en fonction de leur degré de formation universitaire. Cette propension à vouloir « personnaliser » son revenu pour le rendre plus équitable à ses propres yeux peut procéder de plusieurs sources :

Enfin, l’ambiguïté réside dans le fait que l’investissement annexe de nombreux professeurs contribue au fonctionnement même du système de formation ; nous pensons, par exemple, aux activités d’enseignement exercées, sous forme de vacations 44 , dans l’Enseignement supérieur ou dans la Formation initiale et continue des maîtres et des personnels de l’Education nationale ou de l’Enseignement privé sous contrat 45 .

Cette participation est, certes, une nécessité, par la souplesse qu’elle autorise dans la gestion de la formation et par la richesse des apports variés qu’elle favorise sur le plan de la professionnalisation. Lorsque la toute « première » priorité est bien l’amélioration des conditions d’apprentissage des élèves du secondaire, les effets induits par ce type de sollicitation doivent toutefois être mesurés avec attention. En d’autres termes, où vaut-il mieux mobiliser et faire fructifier l’expérience professionnelle des professeurs ? Nous savons que toute réponse trop tranchée à cette question ne saurait être satisfaisante, mais, en pensant à la mise en place des I.U.F.M. et à leur développement au cours de la dernière décennie, nous nous interrogeons, pour le second degré plus particulièrement 46 , quant aux effets, sur le terrain, d’une sollicitation accrue des professeurs. S’il y a lieu de se réjouir d’une ouverture de leur métier à des fonctions connexes, cette ouverture doit nécessairement, c’est notre intuition, se conjuguer avec la prise en compte de l’élargissement et de la complexification de la fonction enseignante elle-même. En d’autres termes, la recherche d’un équilibre entre un indispensable enrichissement des pratiques individuelles et une dispersion des efforts du collectif enseignant nous paraît à privilégier.

En tentant ainsi de cerner succinctement quelques-unes des spécificités de ce temps de travail, nous n’avons abordé que les prémisses de la question. Notre interrogation nous amènera à explorer de manière approfondie les enjeux liés à ces spécificités lorsqu’il est question de l’insertion professionnelle du jeune enseignant.

Nous partageons l’idée que celui-ci franchira « un entre-deux de temps et de statuts, l’entre deux formes, peut-être, de connaissance. » (BAILLAUQUES, 1999, p. 25 47 ). Cet « entre-deux » est, peut être plus problématique encore qu’il n’y paraît. Si, au passage « avant-après », on intègre la dualité « dedans-dehors » qui correspond au fait d’être, alternativement, en classe, et, au moins à part égale, en dehors 48 de la classe, on pressent que le champ des situations possibles s’en trouve élargi. Comment rester présent à la classe, et non à soi seul, en étant à l’extérieur, et comment être soi-même dans la classe ? Et de quelle classe parle-t-on ? Celle du projet originel, qui continue à nourrir l’imaginaire du jeune professionnel, celle, tout aussi théorique qui fut parfois dessinée en formation, ou celle qui se présente, insatisfaisante, déroutante, devant soi ? Et face à qui se retrouve-t-on dans les phases de travail personnel ? Face à celui que l’on a été étudiant, stagiaire ? Face à celui que l’on aspire à devenir, le « bon professeur » ?

Ces quelques remarques illustrent, très sommairement, la nature complexe de notre objet de recherche. Nous allons maintenant tenter de l’éclairer de multiples manières que nous croyons révélatrices de son intérêt et de sa richesse.

Notes
29.

RAME, S., Dir., Insertions et évolutions professionnelles dans le milieu enseignant, Paris : L’Harmattan, Coll. Logiques sociales, 2001, 311 p.

30.

Sans, bien entendu, imaginer une évolution vers une prise en compte de chaque cas individuel, nous pensons qu’une analyse plus fine, par discipline et par niveau pourrait apporter de précieuses informations sur les particularités des pratiques dans telle ou telle matière.

31.

Des nuances s’imposent sur ce plan, car il existe bel et bien des facteurs de minoration pour petits effectifs et de majoration pour grands effectifs. Par ailleurs, le service à temps-plein a connu des chiffrages différents selon les disciplines, mais les différences s’estompent aujourd’hui.

32.

Cette heure est attribuée si le professeur effectue un minimum de 8 heures dans le cycle terminal.

33.

Cet exemple, pour significatif qu’il soit de la complexité du système horaire dans l’enseignement, est plus marginal par rapport à la situation d’une majorité des professeurs du secondaire dont le poste n’est pas situé à la fois dans des classes du second cycle et d’une section de technicien supérieur; nous le citons pour plus de précision.

34.

Selon les disciplines et en fonction des dotations horaires qui leur sont attribuées, il n’est pas toujours arithmétiquement possible de procéder à une réduction effective du temps de service. Dans ce cas la réduction de service se transforme en heure supplémentaire.

35.

HAMON, H., ROTMAN, P., Tant qu’il y aura des profs, Paris : Editions du Seuil, 1984, p. 277.

36.

Le terme « congés scolaires » recouvre, à nos yeux, les congés effectivement octroyés aux élèves et dont bénéficient, par absence d’obligation de service, les professeurs. Cette distinction permet de ne pas confondre abusivement ces périodes avec un temps systématique d’inactivité professionnelle des personnels considérés. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.

37.

Les textes de référence sont les suivants : Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 (article 25), Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 (article 39), Décret-loi du 29 octobre 1936, Ordonnance n° 82-296 du 31 mars 1982 (article 7).

38.

Nous citons, par exemple, l’article de Catherine BEDARIDA intitulé : « Les vrais revenus des enseignants », Le Monde de l’Education, n° 165, nov. 1989, pp. 16-37.

39.

Nous englobons sous ce terme la diversification des types de tâches qu’un professeur peut être appelé à effectuer, en dehors du cours classique, et l’élargissement des modalités de prise en charge des élèves, notamment à partir de la Loi d’Orientation de 1989.

40.

LADERRIERE, P., op. cit.

41.

En ce qui concerne le lien entre traitement et compte de cumul, il est ainsi précisé dans la Loi que « La rémunération ne peut dépasser 100 % du montant du traitement principal annuel perçu par l’agent. Le traitement pris en compte est net de cotisations sociales. » Cumul de rémunération publiques ou d’emplois publics, Dérogations, http://www.gouv.fr/personnel/iprof/guides_iprof/html/ru$vb.htm

42.

Il s’agit de « la production d’œuvres scientifiques, littéraires ou artistiques : à condition qu’elle soit autonome, admettre une rémunération à l’acte, et ne pas être accompagnée d’activités commerciales »" A ce titre, il est possible pour un fonctionnaire de percevoir des droits d’auteurs. On mentionne également « les enseignements, consultations et expertises. », « l’exercice d’une profession libérale découlant de la nature des fonctions » de l’enseignant. Cette dernière dérogation « n’est ouverte qu’aux enseignants » au sein de la Fonction publique. Cumul d’un emploi public avec une activité privée lucrative, Dérogations, http://www.gouv.fr/personnel/iprof/guides_iprof/html/ru$vb.htm

43.

Une condition liée aux dérogations au cumul stipule que « l’activité accessoire ne doit pas porter préjudice à l’activité principale. », Cumul de rémunération publiques ou d’emplois publics, Dérogations, http://www.gouv.fr/personnel/iprof/guides_iprof/html/ru$vb--.htm

44.

Nous différencions ce type de contribution d’un détachement qui, en principe, permet de ne pas cumuler les activités.

45.

Les règles de cumul ainsi que les dérogations afférentes s’appliquent aux fonctionnaires titulaires et aux agents non titulaires, en activité, ainsi qu’aux enseignants des établissements privés sous contrat d’association avec l’Etat. » Cumul de rémunérations et de fonctions, Principes généraux, http://www.gouv.fr/personnel/iprof/guides_iprof/html/ru$vb---.htm

46.

Nous supposons que la tradition des Ecoles Normales, qui préexistait dans le premier degré, a atténué l’effet auquel nous faisons allusion. Dans le second degré, les C.P.R. ne nécessitaient sans doute pas une mobilisation de professionnels de terrain d’une ampleur comparable à ce qu’exigent les actuels I.U.F.M..

47.

HETU, J-C., LAVOIE, M., BAILLAUQUES, S., Eds., Jeunes enseignants et insertion professionnelle. Un processus de socialisation ? De professionnalisation ? De transformation ? Paris, Bruxelles : De Boeck & Larcier s.a., 1999, 237 p

48.

Cet « en dehors » demeure à nos yeux un territoire anomique, peu saisissable parce que tissé d’intime autant que de professionnel.