2.1. Interrogations sur le rapport entre temps scolaire éprouvé et temps professionnel projeté chez les futurs professeurs du second degré

En premier lieu, nous pensons pouvoir avancer que, contrairement à ce qui est d’usage dans une majorité de professions, le cadre du travail enseignant est appréhendé très tôt, comme expérience sociale, mais aussi individuelle, par les futurs impétrants. Cette expérience advient par le partage du rituel quotidien, hebdomadaire, trimestriel et annuel ; elle se renforce par l’observation de la pratique des professeurs et par la participation, selon les rythmes ritualisés déjà évoqués plus haut, à la vie de la classe, au cours de mathématiques qui diffère du cours d’histoire, mais qui se démarque aussi de celui de mathématiques de l’année précédente. Aussi est-il possible, pour celui qui sait tirer parti de cette expérience partagée, de nourrir régulièrement et abondamment une projection dans un rôle et une fonction professionnelle d’enseignant.

Certes, dans la littérature consacrée à l’éveil des vocations, on donnera la primauté à la haute stature du maître-mentor qui, à lui seul, a suscité le désir d’enseigner. Pourtant, nous voulons le souligner, c’est aussi la fréquentation quotidienne du cadre scolaire lui-même qui est susceptible de produire indirectement une matrice primaire de l’habitus enseignant. Nous ne suggérons aucunement une analogie réductrice entre le travail du professeur et celui de l’élève, mais nous supposons que des similitudes ou, au moins, le temps et l’espace partagés contribuent durablement, chez l’élève, à l’élaboration précoce de représentations de l’activité de l’enseignant.

Dans le cas de l’Enseignement secondaire et au cœur de cette expérience longuement construite, c’est la découverte, toujours singulière pour chaque élève ou étudiant, de la maîtrise progressive du savoir disciplinaire et de la satisfaction qui l’accompagne qui sera, le plus souvent, fondatrice d’un projet durable d’enseigner aux autres. Ce processus d’engendrement continu de nouveaux maîtres issus des rangs des disciples-élèves et qui chercheront à maintenir intègre, mais revitalisé, l’héritage de leurs aînés est empreint d’une indéniable valeur et a, depuis longtemps, acquis statut de mythe, lui-même fort contesté au cours des dernières décennies. En se démarquant de cette position de surplomb pour adopter un point de vue pragmatique, serait-il possible d’affirmer que les professeurs - du moins beaucoup d’entre eux - sont entrés sur leur lieu de travail 49 à deux, trois ou quatre ans et ont choisi, quelques années plus tard, d’y demeurer 50 ?

Sans pouvoir, à ce stade, apporter de confirmation à cette hypothèse, nous voulons, au moins, signaler quelques points que nous croyons éclairants. Le travail scolaire, vu du côté des élèves, est rythmé par l’alternance de l’apprentissage en classe et des tâches à accomplir « en dehors » de la classe, voire de l’établissement. Ces tâches prolongent la phase d’apprentissage précédente et préparent à la suivante. Le temps passé à accomplir ce labeur répond-il toujours à une norme précise ? Au plan de la prescription, sans doute ; pour ce qui est de la réalisation effective, on peut en douter. On sait, en revanche, que la réussite scolaire est étroitement liée à l’exploitation optimale du couple temps d’apprentissage en classe - temps de travail personnel. Les candidats à l’enseignement du second degré ont, le plus souvent, connu un parcours scolaire marqué par l’excellence dans une ou plusieurs disciplines, et l’on peut supposer qu’ils aient atteint un haut niveau de maîtrise du schéma décrit plus haut. Si cette hypothèse était confirmée, nous nous sentirions fondé à poser deux questions principales :

  • le schéma de travail personnel structuré dans et pour la discipline, conforté et optimisé au cours de la scolarité secondaire et supérieure, s’éteint-il de lui-même à l’entrée en formation post concours, pour laisser, naturellement, la place à un cadre temporel et spatial délimité par des critères institutionnels et professionnels inédits ?
  • dans le cas contraire, par quels processus passe le jeune enseignant pour réorienter son schéma de travail, en tentant de passer d’une vision autocentrée à une visée qui fasse la place à l’autre, dans ses limites et sa singularité ?

Ces deux questions s’inscrivent dans le cadre théorique de l’acquisition de la professionnalité enseignante. Nous mettons ici en évidence le poids supposé que nous attribuons au schéma spatio-temporel de cette activité par rapport à la gestion du travail de deuil (BARRERE, 2002) qui s’avère inévitable lors des phases initiales de la carrière. La position généralement admise dans la recherche sur ce thème place au cœur de ce processus de deuil la compréhension puis l’acceptation d’une discipline « diffractée en niveaux, en programmes, éclatée en notions, périodes, et activités 51 . » Nous pensons que cette option pourrait être enrichie en ne dissociant pas la discipline idéalisée, acquise académiquement par le jeune enseignant, du cadre spatio-temporel qui en a rythmé et favorisé la maîtrise.

En supposant qu’une prise de conscience significative permette, dans le cas général, une appréhension raisonnable des enjeux auxquels le jeune professeur devrait pouvoir faire face, la forme de ce travail, double trompeur d’une lente tâche antérieure de construction de la maîtrise disciplinaire, laisse chacun dans un face-à-face ambigu avec la discipline à travers laquelle il a eu l’ambition de « dire le monde » et de « se dire au monde ».

Ce qu’un processus classique de familiarisation progressive avec la culture du milieu de travail autoriserait dans d’autres métiers ou d’autres professions, par la rupture des pratiques temporelles personnelles, ainsi que par l’inscription de l’action et de la réflexion dans un espace identitaire commun marqué par des rituels d’intronisation, ne nous semble pas pleinement présent dans l’enseignement du second degré français ; la permanence de l’organisation du travail enseignant selon un schéma qui n’instaure, au fond, que peu de ruptures significatives par rapport aux modalités que l’impétrant a connues dans son statut antérieur en est l’une des causes probables.

Le travail de recueil de données que nous envisageons de conduire nous fournira, nous l’espérons, des renseignements utiles à ce propos. Il nous faut cependant apporter dès à présent des précisions quant à la genèse du questionnement que nous venons de formuler.

Notes
49.

Dans une acception contemporaine, cette notion de « lieu de travail » renvoie sans doute au concept de "métier d’élève". Nous notons à ce propos que, de manière majoritaire, l’alternance temps de cours - travail personnel n’a pas encore été bouleversée, notamment dans les filières générales.

50.

Cette formulation, si elle semble réduire excessivement le champ des attitudes supposées des candidats à l’enseignement secondaire traduit, pour ceux qui ont un parcours de formation linéaire, l’absence d’expérience en rupture avec la vie et le cadre scolaire.

51.

BARRERE, A., Les enseignants au travail. Routines incertaines, Paris : L’Harmattan, 2002, 304 p, p. 91.