2.5. Temps et espaces de travail en formation initiale : continuités et ruptures

Pour qu’un dispositif de formation puisse se révéler fécond, il serait nécessaire qu’il pût être adossé à des savoirs antérieurs, qui témoignent de la capacité du formé à porter durablement une parole professionnelle experte ; mais il serait tout aussi nécessaire qu’il ménageât, dans le même temps, des ruptures initiatiques pour fonder la nécessité du recours à de nouveaux savoirs, qui doivent constituer une matrice indispensable à l’action et à la réflexion stratégique qui l’accompagne indissolublement.

Nous devons donc à présent tenter de repérer les traces de ces éventuelles ruptures dans le champ du temps et de l’espace de travail du professeur-stagiaire. Pour autant qu’il constitue pour lui un système cohérent et lisible, cet ensemble pourrait permettre de soutenir qu’il lui est possible d’appréhender, puis de maîtriser les caractéristiques spécifiques du temps et de l’espace dans lesquels son activité professionnelle s’inscrira lorsqu’il sera qualifié. La difficulté qu’il y aurait à discerner des marques patentes de rupture avec des pratiques antérieures ou à pouvoir raisonnablement mettre en relation des informations concernant le cadre spatio-temporel de l’activité professionnelle enseignante nous amènerait à soutenir en outre que, compte tenu du dispositif formatif dans lequel il est inscrit, le professeur-stagiaire peut ne pas prendre conscience des modifications significatives qu’il conviendrait d’apporter à l’organisation spatio-temporelle de son travail pour mieux répondre aux exigences de sa situation professionnelle.

Nous allons donc examiner les différentes composantes de la formation, les acteurs qui y interviennent ainsi que le motif de leurs interventions, puis, dans un second temps, la manière dont ces composantes peuvent s’agencer. Enfin, il sera nécessaire de mettre à jour les effets perceptibles selon le type d’agencement dont il est question.

Pour donner sens à cette lecture qui pourrait se révéler par trop mécanique, nous nous appuierons sur les hypothèses suivantes, en justifiant l’usage que nous en faisons :

  1. Dans le contexte que nous abordons, et comme nous l’avons déjà noté, le temps et l’espace de travail de l’étudiant, puis du professeur-stagiaire, reposent sur des soubassements communs (savoir disciplinaire et projet de l’enseigner), mais ils se distinguent de manière significative par plusieurs traits. Ils ne se confondent pas avec ce que seront - ou que devraient être - les caractéristiques spatio-temporelles du travail professionnel du professeur une fois qu’il sera qualifié. L’enjeu serait donc de permettre au nouvel enseignant de discerner utilement ces traits distinctifs, afin d’échapper à des confusions dommageables. Pour le débutant, le fait de réaménager, en tenant compte d’un contexte nouveau, la manière dont il gère son temps et habite son espace n’irait pas de soi et nécessiterait que la formation lui apportât, dans ce registre, quelques pistes sérieuses ou, du moins, plus que de simples informations disjointes et non hiérarchisées.
  2. Sa gestion du temps et de l’espace de travail peut être régulée par une forme d’économie particulière qui permet à l’intéressé de doser son investissement ; cette forme de régulation est plus décisive, dans la phase initiale de la carrière, en l’absence de bornage professionnel, administratif ou institutionnel identifiable.
  3. Dès l’entrée dans le palier de qualification professionnel, le rapport du jeune professeur au temps et à l’espace de travail est traversé par une tension entre des normes et contraintes objectives et des normes et contraintes subjectives ; à travers les choix qu’il privilégie en matière d’organisation de son travail, il est possible de percevoir son degré d’autonomie par rapport aux normes institutionnelles et professionnelles d’une part, et aux règles implicites du milieu de travail et du groupe social de référence en général, d’autre part.

Nous caractérisons chacune des parties principales du cursus de formation de deux années selon deux critères : le pôle professionnel (LANG, 1999 65 ) auquel elle se rattache, son degré d’influence potentielle sur la représentation du futur professeur en matière de temps et d’espace professionnels, le type d’information porté à la connaissance du sujet-acteur en formation.

Dans un second temps, nous nous proposerons d’estimer le rôle qui peut être attribué à l’ensemble ainsi circonscrit par rapport à l’appréhension des enjeux actuels de l’organisation spatio-temporelle du travail enseignant.

Afin de rendre plus lisible le cursus 66 que nous nous proposons de décrire, nous optons pour le codage suivant :

En nous référant aux travaux de V. LANG (1999), nous cherchons non pas à identifier le type de conception univoque qui présiderait aujourd’hui à la formation, mais plutôt à distinguer les conceptions qui pourraient subsister au sein du cursus de formation initiale, malgré une visée intégrative manifeste. C’est pourquoi, en partant des typologies qu’il présente, nous signalerons en quoi telle ou telle partie de la formation initiale peut, à nos yeux, s’y rattacher.

Pour mémoire, nous rappelons les six pôles principaux retenus par V. LANG 68  : « Les pôles académique, artisanal, sciences appliquées et techniques, personnaliste, acteur social / critique, professionnel. »

On peut ainsi envisager de repérer les regroupements suivants, pour chacun desquels nous extrayons une citation de l’auteur :

En privilégiant cette approche contrastive, nous ne nous situons pas dans une position critique vis-à-vis du système de formation des I.U.F.M. ; en revanche, nous cherchons bien à comprendre ce qui peut entraver la recherche de cohérence des jeunes enseignants dans leur appréhension des dimensions spatiale et temporelle de l’activité professionnelle qu’ils ont souhaité exercer.

Une question s’impose à ce stade : les pôles qui ont été distingués et les parties ou étapes de la formation qui semblent pouvoir s’y rattacher, jouent-ils un rôle ? Lequel ? Et, dans le champ que nous explorons, selon quelles combinatoires ?

Chacun de ces pôles peut en effet fournir, explicitement, en édictant des normes en matière de rôles prescrits (N. LAUTIER, 2001), ou implicitement, en stipulant les visées qui commandent à l’action, des types préférentiels d’organisation et de modes d’investissement en matière de temps et d’espace de travail enseignant. Pour autant, il n’est en rien assuré que les novices soient en mesure de saisir clairement le sens de ces tensions ou même de repérer toutes les facettes de cet ensemble complexe :

‘« …/ on a vu à l’IUFM qu’il faut étudier les programmes et on a l’impression qu’il faut faire çà en dehors des élèves et après quand on a vu le chef d’établissement il nous disait vous allez au casse-pipe si vous vous intéressez au programme ; partez de vos élèves. » 69  ; pôle des sciences appliquées et techniques - en l’occurrence ingénierie didactique - versus pôle artisanal.’

Chacun est alors placé face à un choix qui peut confiner au dilemme, opter, rationnellement, affectivement ou idéologiquement pour une référence particulière ou tenter, en laissant au temps et à l’expérience le soin de tamiser les données en présence, de tenir simultanément en tension plusieurs options 70 .

Nous tenterons de repérer les modalités d’organisation spatio-temporelle sous-jacentes aux pôles que nous avons mis en évidence, et aux rôles professionnels qui en découlent. Pour plus de clarté, nous examinerons successivement le volet temporel puis le volet spatial.

Poser la question de l’emploi que chaque professeur doit faire (rôle prescrit), ou fait effectivement (rôle assumé) de son temps professionnel amène à se préoccuper de ce vers quoi sont orientées les tâches qui s’y déploient. On pourrait, en ce sens, souligner que les pôles auxquels nous avons fait référence contribuent, dès la formation initiale à mettre en évidence une ou plusieurs orientations manifestes. Par exemple, le pôle de l’acteur social / critique implique, en terme d’agir professionnel, qu’une partie significative de l’activité professionnelle soit consacrée à la relecture critique des orientations et des préconisations du système scolaire en matière d’éducation autant que d’instruction, à partir de sa propre pratique 71 , mais aussi, à n’en pas douter, en s’ouvrant au travail collectif ; les professeurs engagés dans le travail en ZEP 72 ou volontaires pour faire partie de dispositifs expérimentaux sont représentatifs de cette catégorie. Dans cette orientation de l’occupation du temps de travail, la priorité est donnée à la résolution des problèmes éducatifs les plus urgents, impliquant diagnostic collectif, options d’actions concertées, évaluation régulière et réajustement.

Ce mode de travail paraît se situer en antagonisme avec les orientations issues des pôles académique, d’une part, et artisanal, d’autre part ; avec le premier puisque celui-ci réclame que le professeur consacre son temps de travail en classe et en dehors de celle-ci de manière quasi-exclusive à la matière qu’il enseigne et dont il est, avant tout, un représentant, ainsi qu’au maintien d’un niveau de culture adéquat. Dès lors - et il s’agit d’un propos assez courant chez les professeurs, jeunes et moins jeunes -, on arguera de cette priorité pour ne point s’impliquer dans les méandres de l’« éducatif » ou même du « pédagogique », qui généreraient perte de temps et dévoiement de la mission première, puisque ces « savoirs » seraient triviaux et ne mériteraient donc pas qu’on y accordât une parcelle de son temps professoral ou un quelconque semblant de considération.

On le comprend, orienter son travail en référence à l’un ou à l’autre des deux pôles (acteur social / critique ou académique) influence fortement la gestion de son temps de travail : collectif versus individuel, social versus culturel, public versus privé, contraint versus autonome.

Le pôle artisanal se trouve, lui aussi, en tension avec le pôle acteur social / critique. En effet, puisqu’il s’agit de prendre en compte le « métier tel qu’il existe », ainsi que « les pratiques et standards prédominants de l’institution scolaire », on se situe plus dans le registre du conformisme et du respect d’une pratique « moyenne » que de l’engagement individuel ou collectif, plus dans un rôle d’agent ou d’exécutant qui reproduit des gestes standards que d’un militant qui interroge les pratiques courantes et les visées qu’elles concourent à servir. On pourrait penser que cette pratique « artisanale » n’implique pas un investissement en temps d’une grande ampleur : on privilégierait plus le respect minuté du programme et la répétition, année après année, d’un modèle éprouvé que la recherche de solutions innovantes ; on s’en tiendrait prudemment aux tâches prescrites par l’inspection disciplinaire plutôt qu’aux missions transversales préconisées par l’institution. Ce mode de travail et la gestion - économe - du temps qui y est consacré s’oppose en tout cas aux pratiques issues des pôles qui impliquent, à des degrés divers, une activité réflexive : pôle des sciences appliquées et techniques qui peuvent venir modifier sensiblement les pratiques existantes et supposent, pour être viables, que les acteurs soient en mesure d’en mesurer avec assez d’acuité l’impact sur leur environnement professionnel ; pôle du professionnel, qui se construit autour du modèle de praticien-réflexif, avec ce que cela implique de retour critique sur sa pratique et de capacité d’analyse des situations 73 . Le pôle personnaliste, lorsqu’il dépasse les frontières de la formation initiale ou continuée, pousse plus loin encore la nécessité de consacrer du temps - professionnel autant que personnel - afin « d’apprendre à se construire ».

Notes
65.

LANG, V., op. cit., pp. 166-189.

66.

Ne pouvant rendre compte de la diversité des projets particuliers de chaque I.U.F.M., nous avons délibérément fait le choix de rester à un niveau de description suffisamment général pour demeurer représentatif de grandes tendances. En outre, nous ne retenons pas la durée de chaque sous-ensemble comme un critère décisif.

67.

Nous faisons mention de ce module en première année seulement, car il nous semble que la prise en compte des approches et des enseignements des stages de deuxième année est assurée collégialement par plusieurs acteurs, au sein de plusieurs modules différents.

68.

Op. cit., p. 156.

69.

BLANCHARD-LAVILLE, C., NADOT, S. (dir.), Malaise dans la formation des enseignants, Paris : L’Harmattan, 2000, 275 p. (p. 212)

70.

Nous pensons plus particulièrement au concept de « rôle mixte » (MAISONNEUVE, J., 1989), cité par LAUTIER, N., Psychologie de l’éducation, Paris : Armand Colin, 239 p. (pp. 183-184).

71.

On pourrait parler ici de « veille militante ».

72.

Zone d’Education Prioritaire.

73.

Dans ce registre, la tenue d’un journal professionnel, mémoire de l’activité, peut apparaître comme une tâche chronophage.