2.6. Place du cadre spatio-temporel de l’activité enseignante dans la motivation à devenir professeur dans l’Enseignement secondaire

Ce dernier axe de réflexion doit nous permettre d’envisager la question sous l’angle du choix non pas vocationnel mais pragmatique d’entrer dans l’Enseignement secondaire.

Il est coutumier de suspecter, voire d’affirmer péremptoirement que l’on peut effectuer ce choix pour profiter des avantages que confère l’organisation temporelle de cette activité. Ces avantages, qui prennent la forme de facilités d’organisation du travail, de vacances jugées abusivement longues, suscitent critique et jalousie lorsque l’on en reste à des comparaisons quantitatives et sommaires. Mieux encore, ces mêmes avantages, dont on se soucie peu de rechercher les contreparties, deviennent, pour l’opinion publique, emblématiques du choix d’enseigner, dans le Secondaire plus encore que dans le Primaire. Nous ne souhaitons pas aborder ce registre ou, du moins, nous voudrions modifier l’angle d’observation.

Nous disons d’emblée que les avantages formellement incontestables que constituent les commodités dont jouissent les professeurs en matière de gestion de leur temps et de leur espace de travail personnel peuvent être lus à plusieurs niveaux. De façon évidente, en tant qu’élément participant à la cohérence entre vie professionnelle, vie sociale et vie privée ; ainsi, dans le cadre d’une enquête du Ministère de l’Education nationale intitulée «  De l’I.U.F.M. à la classe   74 », on peut lire :

‘« L’appréciation, pour certains, de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ainsi que l’autonomie dans le travail et le temps libre, les vacances, constituent des avantages qui ont leur poids dans le choix du métier. » ’

D’un point de vue symbolique, nous partons de l’idée que c’est par le rituel qu’il aménage pour les élèves comme pour les professeurs que le temps scolaire peut s’avérer attractif. Ce rituel, dont on connaît l’extrême minutie et les pesanteurs, est caractéristique des systèmes bureaucratiques (Crozier et Friedberg, 1977, Husti, 1985) :

‘« La rigidité de l’organisation bureaucratique offre aux individus une très heureuse combinaison d’indépendance et de sécurité… d’indépendance parce qu’elle ne demande qu’une attitude formelle, de sécurité parce qu’elle ne fonctionne que par routine ; tout y est codifié et la règle du jeu est connue et acceptée, les transformations sont extrêmement lentes, il n’y a donc jamais de changements inattendus. 75  »’

Ces caractéristiques, appliquées au temps scolaire et à l’espace, aux espaces dans lesquels il se déploie, peuvent fasciner par le caractère cyclique et fermé qu’elles leur confèrent. Cyclique, le temps acquiert une pérennité rassurante, qui protège, généralement mais pas constamment, des soubresauts du siècle et des bouleversements des temps sociaux engendrés par les modes, les impératifs de la production et de la concurrence. Fermé, il préserve et structure l’ordre scolaire des influences du dehors ; il compte, à ce titre, parmi les rites majeurs du pays 76 . Le cycle est marqué par les saisons et, comme elles, chacune des phases de l’année scolaire possède son identité propre. Plus encore, pour chaque individu scolarisé comme pour l’Institution et ses acteurs, le temps scolaire inscrit dans son espace particulier revêt une historicité manifeste :

‘« Le temps scolaire comporte aussi une forte dimension historique, dans la mesure où les évènements antérieurs déterminent les événements actuels ou futurs. Ce qui arrive au début de l’année pèse lourdement sur ce qui va arriver par la suite. Ce qui se produit dès le début du primaire, voire à la maternelle, est souvent décisif pour la suite du cheminement de l’élève. Il en va de même dans les classes, où les évènements forment une trame historique qui façonne largement le déroulement de l’action à venir. 77  »’

Choisir d’inscrire sa vie professionnelle dans le cadre avec lequel on s’est familiarisé dès le plus jeune âge n’est pas anodin. Ce qui diffère, sur le plan du cycle annuel, pour un professeur et pour un élève, tient à la fixité de la situation du premier, alors que le second inscrit son rapport au temps dans une progression vers un palier supérieur ; pour le premier, c’est le public qui, ayant vieilli de quelques mois, s’esquive pour laisser la place, dans un mouvement récurrent, aux plus jeunes qui, à leur tour, disparaîtront de l’horizon :

‘« Notre métier est très particulier parce que nous avons affaire à un public qui ne vieillit jamais. Nous, nous vieillissons, mais en ayant devant nous des gens de dix-sept, vingt ans - vingt-cinq dans le supérieur. Toute notre vie, notre public a le même âge. Nous sommes un peu hors société, un peu parallèles à la société.  78 »’

Cette position sociale - extra-sociale ? - singulière est rendue plus complexe en raison de deux autres caractéristiques. Tout d’abord, qu’on l’admette ou non, le temps et l’espace scolaire, avec leurs extensions nécessaires, sont marqués par la nostalgie d’un ordre que l’on voudrait immuable, mais dont on doit périodiquement constater qu’il subit des évolutions marquantes. Peut-on si aisément, quand on a fait le choix d’enseigner, concéder au temps présent une légitimité qui semble menacer la survie d’un temps passé « toujours meilleur » ou perçu comme tel ? Les discours sur l’inopportune « réforme » ou sur la sempiternelle « baisse du niveau » peuvent avoir des sources cachées dans le tréfonds des conceptions du temps et de l’espace scolaires, fixées dans la pierre angulaire de l’Institution réifiée.

En second lieu, l’organisation du travail enseignant, dotée des similitudes que nous avons amplement soulignées avec le temps et l’espace scolaires proprement dits, ouvre la possibilité (cf. Chapitre 3) de mener conjointement plusieurs projets. Outre le projet professionnel d’enseigner, la vie familiale est plus aisément organisable que dans d’autres métiers ou champs professionnels. Mais il convient de ne pas négliger l’investissement social dans lequel beaucoup d’enseignants trouvent un espace d’accomplissement supplémentaire, et qui peut être soit bénévole, soit lucratif, selon leur choix. Serait-il abusif d’imaginer que c’est aussi cette possibilité peu commune qui attire certains ? Si l’activité d’enseignement, malgré le réel professionnalisme qu’elle exige, n’était considérée que comme le prolongement d’une scolarité bien maîtrisée et réussie, ne serait-il pas logique que l’on cherchât à acquérir une autre identité sociale par le truchement d’activités annexes ?

Dans tout processus d’insertion professionnelle, le travail préalable à la qualification ou à la certification, puis le travail professionnel effectif ont pour objet-noyau un corpus de savoirs théoriques qui spécifie, en permettant d’en identifier la fonction sociale, la nature de l’activité, du métier, de la profession dont il est question. Ce corpus peut être lu à deux niveaux et, selon les champs professionnels, peser d’un poids différent. Le corpus de savoir de référence se décline sous une forme normative et référentielle auquel chaque corps professionnel se doit de faire appel, que ce soit pour définir les règles d’exercice de l’activité des praticiens ou pour encadrer leur formation initiale ou continuée. Cependant, nul impétrant, nul praticien ne peut prétendre posséder, dans son étendue et dans sa complexité, ce savoir formel ; cela signifie que le savoir dont il est question, acquis mais modifié par chaque individu sous forme de connaissances propres, est nécessairement fragmentaire, lacunaire, mis à jour ou non, modelé au gré des expériences professionnelles et selon le choix des acteurs.

Par ailleurs, cet ensemble composite est lui-même l’objet d’une confrontation permanente avec l’ensemble constitué par les connaissances issues de la pratique. Nous verrons, dans le cas des professeurs, que cette confrontation, pour être féconde, puisqu’elle oriente et permet l’action n’en implique pas moins un jeu de décisions d’où l’incertitude, le renoncement, l’aléatoire ne sont pas exclus.

Nous disions plus haut que, selon les métiers, les professions, le partage entre savoirs / connaissances théoriques de référence exigibles et savoirs / connaissances théoriques réellement « activés », des degrés divers pouvaient exister. En ce qui concerne les professeurs de l’enseignement secondaire, le cas peut également se retrouver, bien qu’il ne soit pas loisible d’y faire allusion dans l’institution. On remarque à ce propos, et ce n’est pas sans incidence sur la question du travail des professeurs, qu’à concours égal - le même type, la même discipline d’enseignement général, les mêmes contenus, les mêmes épreuves - trois professeurs peuvent, ultérieurement enseigner dans trois types de structures : le Collège, le Lycée d’Enseignement Général, le Lycée d’Enseignement Technologique. Au sein de chacune de ces structures, selon les degrés dans le cycle considéré, selon la filière, il est possible de distinguer de manière plus fine des situations différenciées. Nous ne statuons pas, bien évidemment, sur la question de la difficulté ou de la complexité des situations effectives d’enseignement ; nous soulignons en revanche que le corpus académique sur lequel s’appuyer, et le fonds de connaissances à mobiliser n’ont pas la même étendue ni ne nécessitent le même degré d’approfondissement dans la situation d’enseignement / apprentissage. Cela ne signifie nullement, à nos yeux, qu’il soit acceptable ou pertinent d’établir ici une quelconque hiérarchie entre des professeurs qui se trouveraient dans ces différentes situations, et cela pour au moins deux raisons principales : d’une part, il serait sans doute possible d’établir qu’un professeur qui enseignerait uniquement en sixième et cinquième, par exemple, ne se contente pas d’activer ou d’enrichir le seul corpus qu’il a la charge d’enseigner. D’autre part, un enseignement qui met en jeu des notions de base nécessite, pour trouver sa pleine efficacité et pour faire sens, que le professeur ait pris en compte les phases ultérieures des acquisitions.

Nous avons indiqué qu’il nous semblait pertinent de supposer l’existence d’une articulation, qui est aussi tension, entre le volet académique et le volet pratique des connaissances de l’enseignant. Notre propos a pour but de mettre en évidence qu’un professeur doit rechercher en permanence à équilibrer la priorité qu’il doit ménager aux contenus disciplinaires et celle qu’il lui faut faire aux modes d’enseignement / apprentissage sans lesquels on ne saurait garantir l’acquisition durable des premiers. Cette dimension, dont nous ne pouvons affirmer qu’elle est exclusive au monde de l’enseignement, revêt, nous semble-t-il, une importance primordiale.

Dans cet arbitrage redoutable entre la tentation d’exhaustivité du discours disciplinaire et la tentation tout aussi forte de ne s’en se remettre qu’aux contraintes apparemment ordonnées par la situation pédagogique se joue une dramaturgie qui, dès les premières heures, mobilise l’attention du sujet-enseignant. Il lui faut « agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude » (PERRENOUD, 1996 79 ).

Cette tension traverse tout l’espace du travail enseignant, dont nous devons rappeler quelques-unes des caractéristiques majeures. Ce travail s’inscrit dans la dimension temporelle et dans l’espace. Nous l’avons déjà souligné, cette dimension temporelle est marquée, si nous focalisons notre réflexion sur l’acte d’enseignement / apprentissage, par l’alternance ternaire conception / mise en œuvre / ajustement. Dans une situation traditionnelle, le temps de la conception ou préparation, est un temps personnel (non contraint statutairement) dans lequel le professeur doit opérer des choix multiples avec ses moyens propres ; le temps de la mise en œuvre est devant public - une classe, des élèves - mais pas un temps public, au sens ou il est très rare qu’un tiers-adulte - pair-enseignant, superviseur, supérieur - soit témoin de ce qui se déroule pendant le cours ; sauf dans une situation de formation, le professeur est donc seul, et doit être son propre recours en matière d’action, d’analyse, de décision. Le temps de la régulation, de la rétroaction ou du réajustement, peut déborder la frontière virtuelle des deux phases déjà identifiées, dans le mesure où, pendant l’action elle-même, des micro-décisions peuvent lui permettre de stabiliser son projet initial, mais qu’il lui faut, généralement, réexaminer l’ensemble à l’issue du cours, pour mieux ajuster sa préparation ultérieure.

Notes
74.

In Note d’information 01-56 du MEN, p. 2, ISSN 1286-9392

75.

Crozier, M., Friedberg, E.,L’acteur et le système, Paris : Seuil, 1977, in Husti, A., Temps mobile, Paris : I.N.R.P., 1985, p. 26.

76.

Nous pensons en particulier à ce qui est le plus visible : le Baccalauréat, la rentrée des classes, et, autrefois, le Certificat d’Etudes.

77.

Tardif, M., Lessard, C.,Le travail enseignant au quotidien - Contribution à l’étude du travail dans les métiers et les professions d’interactions humaines, Canada : Presses de l’Université Laval, 1999, 575 p., (p. 75).

78.

D’Almeida -Topor, H., Si c’était à refaire - Les professeurs, Paris : Seli Arslan, 2002, 319 p. (pp. 216-217)

79.

PERRENOUD, P., Enseigner: agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude: savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris : ESF éd., 1996, 198 p.