3.1. Rapport Bancel (1999)

La mission confiée au recteur BANCEL date du 29 octobre 1998. Un groupe de travail de 18 personnes participa à l’élaboration du document final. La durée du travail fut de 6 mois environ « entre novembre 1998 et avril 1999 82  ». Les participants intervenaient « intuiti personae » ou « sur la suggestion d’organisations syndicales ayant accepté de participer à la réflexion 83  ». Le groupe souhaita construire ses propositions de manière autonome en ne subordonnant pas sa réflexion, est-il affirmé dans l’introduction, « aux résultats d’autres travaux parallèles ou récents 84  ».

Le document final se compose de deux parties. La première (pp. 1-12) contient un argumentaire construit sur une double affirmation : la nécessité d’une prise en compte de l’évolution du métier, et la pertinence de « deux principes refondateurs : conforter l’enseignant dans son rôle d’expert et élargir son cadre de référence professionnel 85  ». Le second chapitre (pp. 13-29) est consacré à la présentation de 23 propositions propres, selon les auteurs, à répondre aux besoins des enseignants confrontés aux exigences nouvelles de leur travail.

Nous illustrerons trois points qui nous ont semblé caractériser la teneur du rapport BANCEL. Tout d’abord, la tension entre son objet même et les réflexions et conclusions qu’il contient. En second lieu, l’affirmation de deux principes refondateurs 86 . Enfin, la manière dont est abordée, plus largement, la question de la professionnalité enseignante.

Le titre est explicite, puisqu’il inclut deux objets et une population de référence :

  • « Les conditions de travail et de vie » - nous distinguons ces deux termes car ils désignent, nous semble-t-il, deux dimensions spécifiques qu’il conviendrait de considérer dans la professionnalité enseignante - ;
  • les « enseignants de lycée », sans que soit spécifié un type d’établissement (lycée d’enseignement général, professionnel, technique) 87 .

En ce qui concerne les « conditions de travail et de vie », il est fait, d’emblée, référence au cadre réglementaire des services enseignants (« décrets de 1950 », p. 2), et, plus largement, aux estimations relatives au travail en dehors de la classe (p. 3). Ainsi, l’activité enseignante est considérée dans sa globalité, mais aussi, nous le redisons, dans la complexité qui naît des incertitudes que suscitent les tentatives de mesure du travail « hors de la classe » des professeurs 88 . La situation était rendue plus aiguë, à l’époque de la rédaction du rapport, par l’imminence de la discussion sur les 35 heures.

Le bilan dressé souligne la dégradation générale de la situation, inhérente, selon les auteurs, à plusieurs facteurs cumulatifs nés des tensions entre demandes sociales et réponses des gouvernements à ces défis successifs : massification de l’enseignement et élévation du taux d’accès au baccalauréat, hétérogénéité accrue des publics scolaires, perte des repères et des codes sociaux élémentaires, effets de la politique de déconcentration administrative, attentes accrues des usagers par rapport à l’école, augmentation de la disparité entre établissements pour ce qui est des conditions de travail, instabilité des orientations pédagogiques émanant de l’Etat, effets pervers de la gestion des personnels enseignants, changement de statut des connaissances. Il est patent que ces mutations ont eu une influence considérable sur l’évolution des « professionnalités » enseignantes (LANG, 1999 89 ).

Ce constat, dont le caractère alarmant est indéniable, fait apparaître les enseignants comme des victimes, notamment pour ce qui relève de leurs conditions de service et de travail dans l’établissement, mais aussi, et par voie de conséquence, en ce qui concerne leur vie sociale et personnelle, plus particulièrement à cause du climat de défiance à leur égard qui règne dans de nombreux établissements. Le point de vue, favorable aux enseignants en tant que corps, est renforcé par l’insistance portée à la fois sur leur engagement volontariste, en dépit de ces conditions difficiles, dans le renouvellement de leur métier, et sur la cohérence entre « la perception que les enseignants ont de leurs missions » et « celles que leur assigne l’institution 90  ».

A cette étape de l’analyse, nous souhaitons introduire une remarque qui pourrait s’appliquer à l’ensemble du rapport ; tout en reconnaissant que des exemples particuliers à la situation des lycées viennent étayer l’argumentaire, il semble que l’analyse proposée, les préalables sur lesquels elle repose, ainsi que les conclusions auxquelles ils conduisent puissent concerner les enseignants dans leur ensemble. Dès lors, on est amené à s’interroger sur ce choix : était-il difficile de délimiter avec plus de précision les particularités du travail enseignant en second cycle (général, technique, professionnel) tant était urgente la réponse à apporter à l’ensemble d’un corps dont les membres peuvent, outre le lycée et le collège, intervenir en STS 91 et, pour les agrégés, en classes préparatoires ? Cette hypothèse n’est pas, nous le croyons, invraisemblable. En effet, il est plus aisé d’atténuer les particularismes liés aux situations individuelles et inhérentes à la diversité de l’offre scolaire et des réalités locales du réseau d’établissements que de vouloir considérer, tour à tour, chacun des cas. Dans cette perspective de nivellement, on peut également attribuer les mêmes caractéristiques à la situation à laquelle se trouve théoriquement confronté chaque enseignant : pénibilité accrue, perte générale des repères, mutation des savoirs…, ce qui autorise à avancer des arguments en faveur d’une évolution rapide des conditions de service et, plus largement, de travail de tous les intéressés, sans que soient remises en cause les distinctions qui existent entre les différentes catégories. Nous trouvons une des raisons de ce choix au début du rapport :

‘« Les estimations moyennes cachent une extrême dispersion des observations et des réponses. Les diverses études semblent établir des différences sensibles selon 92 les corps, les disciplines, les établissements, le nombre de classe en responsabilité. » Et on ajoute que ce « constat met en évidence la difficulté qu’il y aurait à préconiser l’uniformité des services dans un texte de nature statutaire intangible, ainsi que l’inéquité qui pourrait en résulter en définitive pour les enseignants. 93  » ’

Il resterait à comprendre pourquoi la commande du rapport visait très explicitement, comme son titre l’affirme, les enseignants du second cycle de l’Enseignement secondaire. Nous supposons que la question des conditions de travail au collège ne soulevait pas, à l’époque, le même type d’interrogation. Les professeurs y étaient confrontés depuis plus longtemps que ceux des lycées à l’hétérogénéité de populations moins sélectionnées ; le poids du travail individuel hors de la classe, facteur d’isolement, n’y était sans doute pas, uniformément, aussi lourd, le cloisonnement disciplinaire lié à la hiérarchie des filières était peut être moins prégnant.

Par ailleurs, et toujours à propos des causes avancées de dégradation des conditions de travail, on peut constater que plusieurs trouvent leurs sources dans des décisions administratives et politiques des ministères successifs ; cherche-t-on, en mesurant les effets non désirés de ces orientations à en atténuer l’intensité pour des raisons pragmatiques (efficacité du système) ou dans un souci de justice (reconnaître que, lors de décisions politiques antérieures, on avait négligé la question du temps et des conditions de travail) ? Ou encore, et ce n’est pas, à nos yeux, l’hypothèse la moins vraisemblable, dresse-t-on un constat, certes réaliste mais incontestablement inquiétant, pour mieux attester de l’urgence de modifications dans l’organisation du travail des enseignants, en soulignant, une fois encore, qu’ils en seraient les premiers bénéficiaires ?

Quelle que puisse être l’interprétation la plus fidèle à l’esprit qui anima le groupe de travail, le choix du terme « refondation » n’est sans doute pas fortuit. Il renvoie, à la fois à « fondation », socle intangible de la mission enseignante et de l’organisation qui lui permet de s’exercer, consignées dans les décrets de 1950 en particulier et, par le préfixe, à une nouvelle étape, tout aussi fondamentale pour l’ensemble de l’institution, marquée par des choix stratégiques porteurs d’avenir.

On peut aussi retenir, en substance, plusieurs points d’insistance dans l’argumentaire ; la prise en compte du cadre administratif de référence, distinguant temps de service et temps de travail en dehors de la classe (décrets de 1950) et la confirmation de la spécificité du travail enseignant :

‘« Au-delà du travail personnel fait en dehors de la présence des élèves, la densité même du cours et l’attention continuelle qu’il exige, les sollicitations permanentes et diverses auxquelles l’enseignant doit répondre font qu’à l’évidence il ne pourrait être exigé de quiconque plus qu’un nombre d’heures limité dans une même journée. 94  »’

Il est intéressant à ce propos de noter que le groupe a cependant pris en compte les difficultés qui subsistent pour évaluer l’activité enseignante dans toute son étendue :

‘« Il faut préciser toutefois que la mesure du temps de travail des professions intellectuelles est toujours délicate en raison de l’autonomie professionnelle, de l’opposition entre « temps contraint » et « temps libre » et de la difficulté à déterminer ce qui fait partie du temps de travail. 95  »’

On pourrait résumer la position des rédacteurs en disant que, tout en préservant les caractéristiques fondamentales de l’organisation du travail enseignant, il conviendrait de chercher à l’aménager pour permettre, en fonction des évolutions constatées dans le monde scolaire, une adéquation du cadre général aux réalités de l’activité professionnelle. On lira la première orientation en filigrane dans l’affirmation du rôle d’expert de l’enseignant dans le domaine disciplinaire et de concepteur de sa pédagogie, ce qui ne remet pas en cause les principes classiques du métier, même si les termes « expert » et « concepteur » relèvent d’un lexique technocratique contemporain introduit dans le monde de l’éducation. L’élargissement du cadre de référence professionnel constituerait, en revanche, une nouveauté si elle devait avoir force de règle. La notion de « cadre de référence » mériterait un examen attentif.

Cette option, si elle était mise en œuvre, serait susceptible, selon les conclusions du groupe, de mieux garantir l’équité entre enseignants en termes de charges et de conditions de travail, et - ce n’est sans doute pas un effet secondaire -, favoriserait la prise en compte d’autres manières de travailler, gage d’efficacité accrue dans des situations didactiques, pédagogiques et éducatives complexes et diversifiées. L’établissement deviendrait un lieu où pourrait être accompli et mieux valorisé un travail en commun. Cela supposerait, à volume de travail équivalent, que les tâches traditionnellement effectuées individuellement, et, le plus souvent, en dehors de l’établissement, diminuent tant en volume qu’en intensité.

En résumé, la conception de la professionnalité enseignante ici sous-jacente est globale, au sens où les particularismes des filières ou niveaux d’enseignement sont peu ou pas mentionnés, pas plus que les différences, en terme d’exercice professionnel, des cultures locales liées à l’histoire, à l’implantation, au recrutement des EPLE 96 , et dont on a, depuis plus d’une décennie, montré les effets contraires à l’affirmation d’une « égalité républicaine » et à une équité de traitement de chaque élève au sein du système scolaire.

Vingt-trois propositions sont détaillées, dont nous retiendrons celles qui sont plus directement liées à notre thème. Nous les regroupons selon leur impact sur l’organisation temporelle de l’activité enseignante ; impact immédiat et significatif ou impact différé mais potentiellement significatif. Nous établissons cette distinction en fonction du temps que nous supposons nécessaire à la mise en oeuvre de telles mesures, et de l’effet direct ou indirect que nous attribuons aux décisions en question.

Le premier groupe de propositions pourrait ainsi comprendre les options suivantes :

‘« 1. Remplacer les décrets de 1950 par des textes simples définissant les services des enseignants avec une référence hebdomadaire »’ ‘« 2. Garantir une dotation horaire minimale permettant d’abaisser les effectifs par classe lorsque cela est pédagogiquement nécessaire »’

Ces deux premières propositions, à caractère réglementaire, permettraient sans doute d’actualiser et de simplifier un ensemble de textes et réduiraient la parcellisation des situations des différentes catégories d’enseignants qui perdure depuis plus de cinquante ans 97 . La seconde mesure inclut la notion de « nécessité pédagogique », qui apporterait assurément de la souplesse dans un système traditionnellement rigide, mais qui devrait assurément être assortie de critères d’appréciation clairement définis pour permettre de l’appliquer localement.

‘« 3. Reconnaître la nécessité du travail en équipe par des mesures incitatives sur la base d’un projet pédagogique contractualisé et évalué »’ ‘« 18. Reconnaître les diverses formes de travail en équipe au sein du projet pédagogique de l’établissement par une contractualisation de moyens globaux attribués en plus de la dotation horaire de base »’

Ces deux propositions sont manifestement complémentaires. La première concerne plus précisément les enseignants et la seconde les moyens alloués aux EPLE pour favoriser la dynamique pédagogique dont feraient preuve les membres de la communauté éducative au sein d’équipes disciplinaires ou transdisciplinaires. La reconnaissance, dans les ressources et par un mode d’évaluation adéquat de ce type de tâche serait, nous l’imaginons, susceptible de modifier sensiblement et durablement les conceptions que les enseignants peuvent avoir de l’organisation de leur travail. 

Dans le second groupe, nous retiendrons :

‘« 15. Recenser les expériences réussies en matière d’organisation d’espaces, de temps et de moyens pour le travail en commun »’ ‘« 16. Créer une mission nationale de suivi de l’architecture des EPLE »’ ‘« 17. Créer dans chaque établissement un conseil scientifique et pédagogique »’

Les propositions 15 et 16 sont liées par le souci qu’elles traduisent de l’espace de travail mis à disposition des enseignants. Nous pensons que l’espace scolaire, par sa disposition, par les délimitations de territoire qu’il favorise, par la répartition des volumes et surfaces qu’il permet d’octroyer aux différents acteurs, est symbolique de conceptions éducatives et pédagogiques. Cette dimension spatiale s’articule étroitement avec la temporalité du lieu, d’où il ressort qu’il est, le plus souvent, difficile d’introduire des modifications dans les pratiques, et nous pensons plus particulièrement à celles des enseignants puisque, contrairement aux autres personnels, et aux élèves, il leur est loisible d’organiser leur travail en dehors du lieu d’exercice ; aussi rythme et espace scolaires sont-ils, en général, pensés sans prendre en compte leurs besoins potentiels.

Tout ce qui peut intervenir sur ces dimensions aurait, nous en sommes convaincu, un effet bénéfique sur l’implication des enseignants au sein des EPLE, à condition que la souplesse l’emporte sur une conception nouvelle mais uniforme de l’espace et des temps qui le rythment.

La proposition 17 est, plus indirectement il est vrai, liée aux thèmes de l’organisation et du temps de travail des enseignants ; par delà son caractère statutaire et institutionnel, instaurer un conseil « scientifique et pédagogique » pourrait avoir pour effet, si ce type d’instance doit avoir du sens, de susciter, chez les enseignants, et avec les autres corps de l’établissement, une réflexion sur l’existence d’une communauté scientifique et pédagogique, nourrie d’échanges disciplinaires ou transdisciplinaires, productrice d’outils, capable de s’inscrire dans une dynamique pratique - théorie - pratique. On imagine donc les changements de modalités dans l’organisation du travail enseignant que cela pourrait générer.

Nous remarquons que, dans le rapport BANCEL, cette proposition peut s’inscrire en continuité avec la proposition 9 « faire prendre contact avec la recherche à tous les futurs enseignants du secondaire ». Nous soulignons, enfin, qu’en suggérant de lier les domaines scientifique et pédagogique, on semble contourner l’écueil du tout disciplinaire ou du tout pédagogique qui a souvent opposé les membres du corps enseignant et des communautés scolaires. On retrouve également la déclinaison de l’expertise enseignante énoncée comme l’un des deux principes refondateurs auxquels les membres du groupe de travail ont adossé leur analyse.

Notes
82.

BANCEL, D., op. cit., p.1.

83.

Id, p.1.

84.

Ibid.

85.

Id, p.7.

86.

C’est nous qui soulignons.

87.

Cette absence de distinction favorise manifestement l’idée d’un métier homogène par delà les particularismes inhérents aux différents types d’établissements et de filières. Nous le soulignerons, les particularités prises en compte relèvent davantage de l’hétérogénéité des situations professionnelles auxquels se trouvent confrontés les enseignants dans leur ensemble.

88.

Le rapporteur signale à ce propos une « extrême dispersion des observations et des réponses » disponibles dans les diverses études effectuées sur les estimations faites par les enseignants de leur semaine de travail « normale » (p. 3) ; nous nous interrogeons sur cette notion de semaine « normale ».

89.

LANG, V., op. cit.

90.

BANCEL, D., op. cit., p.6.

91.

Section de Techniciens Supérieurs.

92.

BANCEL, D., op. cit., p.3.

93.

Ibid.

94.

BANCEL, D., op. cit., p.2.

95.

BANCEL, D, op. cit., p.3.

96.

Etablissement public local d’enseignement.

97.

Malgré, il est vrai, des tentatives successives de réduction des écarts.