4.5. Choix et agencement des criteres

Nous avons mis en évidence deux séries d’items / critères qu’il serait opportun de prendre en compte lors de la phase de recueil de données. Ces deux séries ne peuvent être confondues.

La première est, selon nous, de nature à favoriser l’appréhension de l’arrière-plan matériel, social et institutionnel d’exercice, en en différenciant certains composants ; le recours à certains de ces items autorisera donc un décryptage plus aisé des propos recueillis. D’emblée, une distinction s’impose à nous : certaines informations pourront être rassemblées à partir des fiches signalétiques que nous ferons remplir aux professeurs / informateurs, mais d’autres ne pourront émerger, selon les cas, que dans le cours de l’entretien ; enfin, une combinaison entre le formulaire signalétique et le contenu de l’entretien doit être envisagée. Nous pouvons donc établir le tableau suivant, qui nous servira de grille de repérage et que nous complèterons dans la partie ultérieure consacrée à la forme des entretiens :

  Formulaire Entretien
1) Distinction homme / femme oui oui
2) Origine sociale du professeur et du conjoint oui oui
3) Emploi du temps non oui
4) L’établissement et le domicile comme lieux de travail non 187 oui
5) Influence de l’informatique non oui
6) Apprentissage des pratiques professionnelles non oui
7) Distinction public / privé oui oui

Le deuxième groupe, de trois items, a une visée plus transversale et doit favoriser une meilleure compréhension des pratiques déclarées par les informateurs dans leurs discours et décodées à l’aide des critères du premier groupe.

Nous l’avons dit, nous ne chercherons pas à nous appuyer de manière étroite sur des données quantitatives déjà rassemblées à propos du temps et de l’espace de travail des professeurs, et dont nous avons croisé quelques résultats dans la première partie du présent chapitre. Nonobstant cette réserve, nous ne nous interdirons pas, a posteriori, de procéder à des rapprochements sur tel ou tel point que les entretiens auraient contribué à mettre en évidence ; cette démarche devra rester limitée et ne portera que sur un nombre restreint d’éléments, qui doivent, en tout état de cause, être liés aux nouveaux critères que nous venons d’énoncer.

Le caractère ambivalent de notre objet de recherche est patent : professionnel et privé, professionnel mais peu normé, professionnel mais fortement personnalisé et individualisé, global mais dépendant également, pour partie, des spécificités des disciplines considérées et des classes dans lesquelles on les enseigne, lieu par excellence de l’exercice bien compris de l’autonomie professionnelle mais, simultanément, espace accessible aux seuls initiés et qui, par son opacité, nourrit la suspicion des usagers et des observateurs non-avertis.

Ces caractéristiques rendraient délicate toute tentative trop brusque de mise en évidence. Nous risquerions, si nous n’y prenions garde, de n’obtenir que des propos teintés de la plus grande circonspection. Cette attitude pourrait d’ailleurs s’expliquer de deux manières opposées et néanmoins similaires dans leurs effets. Une trop faible familiarité avec l’objet - on ne parle pas si souvent de ces questions de travail personnel entre professeurs, surtout quand on débute - conduirait l’informateur à adopter une prudente réserve. D’une façon comparable, la situation inverse, qui verrait naître une prise de conscience trop hâtive de caractéristiques inouïes en matière de temps et d’espace de travail personnel, pourrait provoquer une forme d’inhibition. S’entendre énoncer, pour la première fois, ses préférences ou ses contraintes sur le sujet doit nécessiter un temps d’acclimatation, d’ajustement, voire de reprise.

A la lecture des données quantitatives préalablement étudiées, nous avions émis l’hypothèse que les personnes enquêtées avaient pu être tentées de fournir des réponses « conformes » à leur représentation de la normalité sociale quant à leur temps de travail, d’où la proximité avec la barre symbolique, à l’époque, des 39 heures hebdomadaires.

Tout cela nous convainc de la nécessité de consentir à un choix méthodologique particulier. La nôtre doit, théoriquement, nous permettre d’atteindre plusieurs objectifs :

  1. mettre l’informateur en confiance et favoriser son expression libérée, ce qui suppose que l’entretien ne soit pas empreint de formalisme et que l’enquêteur adopte une attitude d’empathie ;
  2. à partir d’une entrée en matière large - le travail du professeur en dehors de la classe - dans laquelle nous ne spécifierons pas l’objet de recherche en tant que tel (temps et espace), repérer par quel(s) cheminement(s) l’informateur s’y réfère cependant ou pas, et quels obstacles éventuels il semble rencontrer ;
  3. susciter, par des relances adéquates, la curiosité de l’informateur pour son propre propos lorsqu’il apparaît, dans le cours de l’entretien, qu’un fragment du discours provoque chez lui une réaction plus marquée ;
  4. ne pas introduire d’indices dans le questionnement, pour ne pas obérer le bon déploiement de sa pensée. Par indice, nous entendons la mention explicite, ou à peine voilée, de critères mentionnés plus haut, dans la première série ;
  5. en revanche, lorsque l’informateur lui-même fait allusion à l’un de ces éléments, pouvoir, au besoin, en favoriser l’explicitation par la relance.

Toutes ces options nous amènent à adopter la démarche d’entretien semi-directif. A l’appui de ce choix, nous citerons des éléments de définition générale relatifs à ce type de démarche (QUIVY, VAN CAMPENHOUDT, 1995 188 ).

Nous retenons, en substance, qu’« à l’inverse de l’enquête par questionnaire, les méthodes d’entretien se caractérisent par un contact direct entre le chercheur et ses interlocuteurs et par une faible directivité de sa part. » La faible directivité requise du chercheur dans ce mode interlocutoire nous semble de nature à favoriser l’expression libérée de l’informateur dont nous avons souligné l’importance. Comme le notent les auteurs, « ainsi, s’instaure en principe un véritable échange au cours duquel l’interlocuteur du chercheur exprime ses perceptions d’un événement ou d’une situation, ses interprétations ou ses expériences ]… 189  »

Dans la forme particulière ainsi retenue, les entretiens que nous souhaitons mener seront de type semi-directif. Les quelques éléments qui suivent en délimitent les caractéristiques principales, que nous empruntons aux auteurs déjà cités :

  1. l’entretien semi-directif n’est « ni entièrement ouvertLa recherche de vérification d’hypothèses par repérage de la mention d’informations spécifiques nous dissuade d’opter pour des entretiens non-directifs ou libres., ni canalisé par un grand nombre de questions précisesOp. cit., p.195. » ;
  2. l’investigateur « dispose d’une série de questions-guides, relativement ouvertes, à propos desquelles il est impératif qu’il reçoive une informationPar « information », nous n’entendons pas qu’il soit nécessaire de se limiter aux strictes informations verbalisées ; un silence, une altération du mode de communication peuvent, dans le champ du non-verbal, concourir à renseigner l’enquêteur. de la part de l’interviewé. Mais il ne posera pas forcément les questions dans l’ordre où il les a notées et sous la formulation prévueIbid. » ;
  3. « l’investigateur devra veiller à « recentrer l’entretien sur les objectifs à chaque fois » que l’interviewé « s’en écarte et ]…[ poser les questions auxquelles l’interviewé ne vient pas par lui-même ]…Ibid. ».

Ces trois critères nous semblent en cohérence avec les objectifs que nous nous sommes fixés antérieurement.

Le premier nous autorise à nous en tenir à un niveau de généralité quant au thème abordé ; il nous permet, en théorie, de contourner l’écueil d’une focalisation sur des aspects de la question qu’il nous faut éviter de dévoiler, afin de ne pas orienter précocement le récit de l’informateur, et pour ne pas l’empêcher d’explorer pleinement les premières pistes sur lesquelles il s’engage.

Le second critère facilite, de par la souplesse qu’il ménage, l’adaptation de notre guide d’entretien aux formes diverses d’exposition des informations auxquelles nous nous attendons à être confronté ; en matière d’organisation du travail personnel des professeurs du secondaire, il n’existerait pas, selon les sources auxquelles nous avons eu accès, de forme stabilisée de discours ou de récit. Ainsi, en fonction des interlocuteurs, il est possible que ce discours ou ce récit prenne un tour revendicatif, affirmatif, dubitatif, plaintif.

Enfin, le troisième critère doit susciter notre vigilance quant aux causes possibles de décentration des propos de nos interlocuteurs. Sans pouvoir les prévoir toutes, il nous faut pourtant en pointer quelques-unes, dont l’irruption dans l’entretien aurait des conséquences dommageables.

Le glissement progressif vers le thème du travail en classe, alors qu’il est question du travail personnel hors de la classe, peut traduire une première dérive ; s’il est indéniable que le lien entre les deux volets de l’activité professionnelle est ténu, la centration sur les seuls temps et espace de service devant élèves limite notre exploration et nous interdit de statuer sur le degré d’autonomie de l’acteur par rapport à sa mission.

L’absence de mention des pratiques effectives d’organisation du travail personnel de l’intéressé, au profit de références exclusives à des normes générales que tout professeur est censé devoir prendre en compte, pourrait également constituer un obstacle.

La centration sur la seule expérience de professeur-stagiaire, sans projection à quelques mois dans une fonction à temps-plein, s’avèrerait tout aussi problématique.

Ces trois exemples attestent de la pertinence d’une mise en garde préalable ; ils n’épuisent probablement pas la liste des causes de décentration qui pourraient survenir.

Notes
187.

Mais une information relative à la distance domicile-lieu d’exercice peut être éclairante si nous pouvons la lier à des éléments de choix mentionnés dans le discours de l’informateur.

188.

QUIVY, R., VAN CAMPENHOUDT, L., Manuel de recherche en sciences sociales, 2éme édition, Paris, Dunod, 1995, 287 p.

189.

Op. cit., p. 194.