Chapitre V : Procédures d’analyse et d’interprétation

5.1. Argumentaire general

Afin d’établir un balisage initial, nous avons procédé à un premier niveau de lecture et d’écoute du matériau d’enquête 206 , à partir d’une sélection aléatoire de trois entretiens ; cette approche, non-structurée, nous a amené à relever, à partir de multiples prélèvements, des indices concordants, puis, dans un second temps, à délimiter des pistes de travail provisoires. Leur mise à l’épreuve successive nous a permis d’affiner progressivement les options que nous avions envisagées. Enfin, nous avons stabilisé un dispositif que nous pensons pouvoir généraliser à l’ensemble du corpus. Nous consignons, dans les lignes qui suivent, le descriptif de la procédure d’analyse ainsi retenue.

Le matériau, moins étendu 207 que ce que nous avions escompté 208 , demeure dense qualitativement, qu’il s’agisse de la singularité du discours de chaque informateur ou que l’on considère la modalité de construction des argumentaires. A l’issue de l’étape préliminaire que nous venons de décrire, il nous a donc paru pertinent de tenter d’exploiter le verbatim en tenant compte des éléments suivants :

1) Comme nous l’avions envisagé au point de départ, une analyse qualitative basée sur une approche par thèmes semble adaptée au type de matériau recueilli. Par conséquent, en cherchant à respecter au mieux l’intégrité et les particularités des discours des informateurs 209 et à rendre compte des caractéristiques de l’ensemble que leur cumul autorise à constituer, il nous paraît utile, à partir du matériau lui-même, de vérifier le mode d’émergence des thématiques que nous avions préalablement mises en valeur pour structurer le guide d’entretien.

2) Il nous paraît nécessaire d’utiliser, en fonction des thèmes et de la quantité d’informations à traiter, des matrices intermédiaires pour inventorier, puis mettre en relation, les éléments du discours les plus saillants. En conséquence, nous avons opté pour une structure intégrative, comprenant deux niveaux, et propre à favoriser la mise en valeur des liens et tensions internes qui paraissent structurer les pratiques déclarées. Nous en proposerons une présentation détaillée.

L’adossement de cette approche méthodologique empirique à un fondement théorique, indispensable pour structurer les résultats de manière plus fiable, nous a amené à privilégier le concept de rationalité subjective de l’acteur social, tel qu’il a été développé par Raymond BOUDON. En substance, nous retenons que ce concept constitue un crible susceptible de nous aider à mieux percevoir « l’intelligibilité des comportements intentionnels non réductibles à un rapport d’adéquation moyen-fin universelle valide. 210  »

En effet, notre objet d’étude - le mode d’organisation du travail personnel des professeurs du secondaire - apparaît, sous sa forme originelle, dans la phase intermédiaire entre la formation initiale académique 211 et la prise de responsabilité à temps-plein ; il recouvre, en outre, un domaine dans lequel, de manière plus générale, la latitude d’appréciation et la marge d’autonomie du professeur 212 sont indéniablement plus étendues que dans le temps de service proprement dit ; par conséquent, les choix opérés dans ce volet de l’activité professionnelle peuvent, nous semble-t-il, être sous-tendus par des rationalités subjectives croisées, en fonction des « comportements intentionnels » qui la structurent. Pour tenter d’appréhender des facettes significatives du phénomène auquel nous nous intéressons, nous pensons légitime de recourir « au principe selon lequel tout phénomène social quel qu’il soit doit être pris pour ce qu’il est, à savoir le produits d’actions, de croyances ou de comportements individuels. On désigne habituellement ce principe par l’expression d’ « individualisme méthodologique » (IM). C’est le premier principe de la sociologie de l’action. 213  » 

L’attention aux comportements individuels est d’autant plus nécessaire que, comme nous avons déjà été amené à le souligner, le travail des professeurs en dehors de la classe obéit très probablement à des modes singuliers de mise en œuvre, dont la compréhension nécessite que soient prises en compte plusieurs données liées :

  1. l’absence de mode systématique de supervision hiérarchique directe du travail personnel ;
  2. la possible disparité des contextes de travail personnelIl peut s’agir, en l’occurrence, de la mise à disposition de salles dédiées au travail personnel, de l’accessibilité du matériel, des usages spécifiques ou multiples qui sont assignés aux locaux en question ; les modes de gestion internes de l’établissement peuvent également favoriser ou limiter la libre disposition d’espaces adéquats. dans les établissements du SecondaireNous englobons sous ce vocable les EPLE et les établissements privés sous contrat. ;
  3. la frontière ténue entre espaces et temps, professionnels et privés, lorsque le domicile est utilisé comme lieu principal du travail personnel ;
  4. l’individualisation des emplois du temps devant élèves, et les conséquences qu’elle induitNous pensons à l’emploi du temps qui se dessine « en creux » à partir de la grille de service. en matière de temps non-contraint, à disposition du professeur pour le travail personnel ;
  5. la diversité des missions explicites assignées aux professeurs au niveau centralCirculaire n°97-123 du 23/05/97 adressée aux recteurs d’Académie, aux directeurs d’I.U.F.M.., et la variété potentielle des modes effectifs de leur prise en compte localeEn fonction du contexte d’implantation dans la carte scolaire (public), ou bien dans le réseau d’établissements (privé) ; selon les objectifs pédagogiques et éducatifs qui peuvent structurer, localement, le projet d’établissement. ;
  6. l’homogénéité relative des services et l’hétérogénéité manifeste des tâches induites par les modes d’enseignements spécifiques aux différentes disciplines, selon les niveaux et les filières ;
  7. la possibilité d’engagement dans des activités annexes, en dehors de l’emploi principal, telle qu’elle existe dans le monde enseignant, et les modes organisationnels afférents qui doivent ajouter aux impératifs de l’activité principale les contraintes de l’activité secondaire librement choisie.

En fonction des caractéristiques de la situation, telle que nous venons d’en énoncer certaines caractéristiques, les cinq types de rationalités mises en évidence par R. BOUDON pourraient, selon des agencements et des équilibres spécifiques, nous éclairer sur l’origine présumée des choix déclaratifs des informateurs. Nous en précisons maintenant la définition sémantique :

‘« 1 / … car Y correspondait à l’intérêt (ou aux préférences) de X ;’ ‘2 / … car Y était le meilleur moyen pour Y d’atteindre l’objectif qu’il s’était fixé ;’ ‘3 / … car Y découlait du principe normatif Z ; que X croyait en Z, et qu’il avait de bonnes raisons d’y croire ;’ ‘4 / … car X avait toujours fait Y et qu’il n’avait aucune raison de remettre cette pratique en question ; ’ ‘5 / … car Y découlait de la théorie Z ; que X croyait en Z et qu’il avait de bonnes raisons d’y croire, etc. 219 »’

Ces définitions sont relatives à cinq types de rationalités :

‘« A propos du premier cas, l’on peut parler de rationalité utilitaire. Le second peut être considéré comme fournissant une définition implicite de la notion de rationalité téléologique(Zweckrationalität chez Weber). Le troisième définit implicitement de son côté la rationalité axiologique (Wertrationalität chez Weber). A propos du quatrième, l’on peut parler de rationalité traditionnelle. […] Quant au cinquième cas, il définit implicitement ce que l’on peut proposer d’appeler la rationalité cognitive. 220  »’

En adoptant cette démarche spéculative, nous repoussons 221 donc, dans le champ auquel nous nous intéressons, l’option qui privilégierait le primat d’une causalité unique ou dominante, généralisable dans les choix opérés par tous les professeurs-stagiaires, qu’il s’agisse, par exemple, d’une rationalité exclusivement utilitaire 222 - correspondant à l’intérêt (ou aux préférences) - ou de la seule rationalité axiologique, reposant, par exemple, sur un choix dicté par les normes sociales du groupe professionnel ou de l’institution d’appartenance 223 . Nous tenterons donc de circonscrire, puis d’en rendre compte, la complexité des intrications potentielle, de la rationalité des informateurs.

Notes
206.

Ce travail n’a été effectué qu’après la clôture de la phase d’enregistrement des données, afin de ne pas influencer les conditions d’entretiens.

207.

En nombre d’entretiens, d’une part, mais en terme de représentativité relative par rapport au contexte régional.

208.

Ce qui nous nous oblige à enrichir le mode d’analyse du corpus d’entretiens pour tenter d’en compenser la relative faiblesse numérique.

209.

Nous ne nous orientons bien entendu pas vers une étude à caractère monographique, compte tenu de l’inadaptation de la structure du matériau à ce type d’analyse.

210.

DUBOIS, Michel, Premières leçons sur la Sociologie de Raymond Boudon, Paris, PUF, Coll. Major, 2000, p. 30.

211.

Préparation aux épreuves écrites et orales théoriques du concours.

212.

Même débutant.

213.

BOUDON, R., (Dir.), Traité de Sociologie, Paris, 1992, Presses Universitaires de France, p. 26, 575 p.

219.

BOUDON, R., (Dir.), Op. cit., p. 37, 575 p.

220.

Ibid.

221.

En nous référant à R. BOUDON.

222.

Sous sa forme exclusive, nous avons affaire à la notion d’ « utilitarisme ». Selon BOUDON, « il nous indique que, si nous voulons expliquer pourquoi un acteur a choisi X plutôt qu’Y, il nous faut montrer que pour cet acteur, X était préférable du point de vue du calcul des plaisirs et des peines, ou, dans un langage plus moderne, du point de vue de la comparaison coûts-avantages. » (BOUDON, R., L’idéologie - L’origine des idées reçues, Paris, 1986, Fayard, p. 214, 330 p.)

223.

Cette option ramènerait à considérer le professeur essentiellement comme agent et non comme acteur.