Conclusion

Remarques relatives à la validité du cadre d’analyse constitué par la « scène du travail personnel » des professeurs du secondaire.

Afin de procéder à une analyse que nous espérions exhaustive des entretiens que nous avions recueillis, et dans une perspective microsociologique, nous avions pensé qu’il était pertinent d’adosser notre démarche à un cadre conceptuel spécialement bâti à cet effet : « la scène du travail personnel du professeur. » N’ayant pas été en mesure de le tester préalablement, c’est donc directement en situation d’analyse des données à traiter que nous nous sommes résolu à en éprouver la viabilité.

Le bilan que nous avons pu effectuer à ce propos nous a permis de repérer des indices concordants quant à l’utilité du cadre d’analyse en question. Des limites sont également apparues, qui modulent le point précédent. Des ajustements s’avèreraient dont nécessaires en vue d’un hypothétique recours ultérieur à cet outil.

Le cadre d’analyse s’est révélé convenablement utilisable à plusieurs titres. Il devait autoriser - c’était du moins ce que nous avions escompté - la délimitation d’un espace-temps professionnel spécifique, tout en ne masquant pas son potentiel degré de porosité par rapport à d’autres ensembles contigus 282 . Dans la plupart des cas, il nous a été possible, sans excessive difficulté, de mettre en évidence un nombre suffisant de caractéristiques pour constituer les contours du territoire en question.

En outre, de manière récurrente, nous estimons avoir pu repérer certains des processus qui concouraient à la logique interne de chaque scène, et nous permettaient ainsi d’accéder, incomplètement, nous en sommes conscient, à une forme de cohérence qui pouvait éclairer la démarche de chaque informateur. A cet égard, la singularité des scènes mises à jour à partir du cadre méthodologique adopté nous paraît frappante ; elle provient de l’agencement particulier auquel chacun des professeurs stagiaires interrogés a procédé, empiriquement, à partir d’éléments génériques qu’il partageait avec ses pairs, et - cela renforce la singularité que nous avons mentionnée - à partir de routines empruntées à un mode antérieur de travail personnel, selon des logiques d’action qui lui étaient propres.

Certaines limites du cadre adopté ont progressivement pu être mises en évidence au cours des analyses auxquelles nous avons procédé. Nous ne mentionnerons que les plus fréquemment repérées. Sans invalider le cadre adopté, ces premières réflexions conduiraient naturellement à son amendement en cas d’approfondissement ultérieur du thème de recherche.

En premier lieu, nous avons noté qu’entre le travail en classe stricto sensu - décalque fidèle du service (4 a 6 heures hebdomadaires.) - et le travail personnel, tel que le cadre utilisé nous conduisait à le formaliser, un tiers espace apparaissait assez fréquemment en creux, sans qu’il nous fût possible de l’intégrer au second ou de l’associer au premier 283 . Probablement constitué de tâches informelles à caractère pédagogique ou même éducatif 284 , réalisées ponctuellement dans des temps intermédiaires forcément compressés entre les deux espaces précités, elles n’ont pu compléter la scène du travail personnel comme nous l’avions escompté. L’une des causes de cette imprécision peut se trouver dans la variable « distance entre domicile et établissement. » Le passage du travail en classe au travail personnel n’est peut être pas perçu d’une manière similaire selon qu’il existe ou non un sas entre les deux types de lieux. Notre outil d’analyse ne nous a pas permis de statuer sur ce point.

La limite que nous venons de souligner est peut être aussi due à la réception du terme « travail » par les informateurs, dans la première question : « Selon vous, en quoi consiste le travail d’un professeur du secondaire en dehors de son service devant les élèves ? » Le plus souvent, ce qui a été décrit en tant que « travail » relevait du champ de l’activité intellectuelle dans la discipline 285 ou de zones connexes 286 , lorsqu’il était question de démarches plus concrètes ou matérielles 287 . Si ce lien n’était pas avéré, pouvait-on, dans l’esprit des professeurs stagiaires, réellement parler de travail ? En fait, nous sommes conduit à cette question à cause de l’apparente continuité que nous avons relevée entre les modes d’activité du travail étudiant et ceux que disaient avoir adoptés les professeurs stagiaires ; outre le souci de recourir à des méthodes connues et éprouvées, ne pouvait-il pas s’agir de respecter une cohérence dans les registres de l’activité : à un travail d’acquisition intellectuelle de plusieurs années orienté vers l’enseignement, pouvait-on se résoudre à faire, subitement 288 , succéder un travail plus composite 289 , une fois franchi le cap des épreuves théoriques ?

En second lieu, nous estimons qu’il nous faudrait expliciter le statut de la « scène du travail personnel » par rapport à celle qu’elle précède ou à laquelle elle succède théoriquement, qui se déroule devant les élèves. Le cadre d’analyse nous a permis de confirmer la spécificité que nous avions initialement postulée ; il ne nous a pas autorisé à envisager la nature des processus qui permettaient au professeur stagiaire de contrôler la continuité lors du passage de la phase du travail personnel à la phase du travail devant élèves et réciproquement. En cela, il nous est souvent apparu qu’à « la scène du travail personnel » pouvait ne pas correspondre symétriquement une « scène du travail devant élèves » de même statut ou de même nature. Statuts différents parce que l’une serait invisible à autrui et l’autre visible aux élèves, au PCP et, indirectement, aux collègues ainsi qu’aux membres de l’encadrement et aux parents ; mais, statuts différents, surtout, parce que l’une pourrait jouer un rôle prééminent par rapport à l’autre, en induisant un mode ou un registre de jeu particulier. C’est ce que nous pensons avoir repéré partiellement dans notre étude : le travail personnel, dans les configurations respectives que lui donnent les informateurs, paraît, par son ampleur, sa structuration, sa personnalisation, de nature à orienter la production et sa diffusion.

En conclusion, nous estimons que le cadre d’analyse choisi avait une pertinence globale et l’a prouvé mais a pu, sous certains angles, limiter l’exploration des données.

Face aux résultats auxquels nous avons pu aboutir à l’issue de cette recherche, la question que nous avions posée se trouve, en quelque sorte, resituée et réactivée ; si, malgré les apports de la formation qu’ils suivent et les bénéfices qu’ils pourraient logiquement tirer d’une alternance terrain - institut de formation, les démarches des professeurs stagiaires que nous avons rencontrés restent, en matière d’organisation de leur temps de travail personnel, majoritairement 290 empiriques et fortement individualisées, quelles en sont les causes et quels sont les effets induits par cet écart ?

En ce qui concerne les causes potentielles, plusieurs pistes sont à envisager, à un niveau particulier ou à plusieurs niveaux simultanés :

  1. institutionnel ;
  2. individuel, concernant les acteurs sociaux ;
  3. formatif.

Au premier, nous avons pu constater qu’il existait, pour la population que nous avons étudiée, un faible facteur apparent d’incitation ou de pression institutionnelle susceptible d’influencer l’organisation du travail personnel des professeurs. L’incitation pourrait consister en une mise à disposition de locaux spécifiques, dûment équipés, qui offriraient un cadre raisonnablement attractif pour y accomplir certaines tâches. L’informatique postée 291 y contribuerait ; l’existence d’une bibliothèque 292 également ; enfin, la possibilité d’utiliser un bureau, même partagé, serait peut être susceptible de modifier les pratiques.

Nous pensons qu’il s’agit d’une question d’ordre institutionnel à plusieurs titres. Tout d’abord, c’est la conception architecturale et fonctionnelle des établissements secondaires qui est en cause. Les choix traditionnels 293 ont favorisé une division des espaces orientée vers la gestion pédagogique et administrative des populations d’élèves 294 , assortie, plus tardivement, d’une préoccupation éducative plus marquée. Des fonctionnalités particulières, envisagées du point de vue des professionnels de l’enseignement, paraissent n’avoir été prises en compte que dans une période plus récente, lors de la rénovation ou de l’édification de collèges et de lycées.

Le second facteur, de pression plus que d’incitation, pourrait consister, au niveau micro (l’établissement), et non pas seulement macro (les textes officiels relatifs à la mission des professeurs du second degré), à s’assurer de la prise en compte progressive, mais concomitante, des tâches disciplinaires, pédagogiques, éducatives, selon un équilibre qui respecte l’importance relative de chacun de ces registres. L’objet et le calendrier des réunions auxquelles les informateurs ont déclaré devoir participer traduisent, nous semble-t-il, la faible pression à laquelle ils ont le sentiment d’être soumis dans ce domaine.

Sur un plan prospectif, les résultats dont nous avons fait état peuvent être mis en perspective à partir de certaines propositions de modification du temps de travail des enseignants du secondaire. Synthétiquement, la proposition qui ressort plus nettement consisterait à diminuer le service devant élèves et à transformer les heures de cours (et de préparation et correction) ainsi libérées en heures de présence postée dans les établissements. Indéniablement, pour les dix entretiens, l’impact serait sans doute significatif dans plusieurs registres connexes :

  1. la diminution mécanique probable du temps de conception des séquences, séances et des évaluations afférentes ;
  2. la diminution potentielle du temps de présence hors de l’établissement (bibliothèques, domicile…) ;
  3. une relative régularité dans la présence au collège ou au lycée, présence statutaire faisant partie intégrante de l’emploi du temps personnel, puisque le service l’inclurait ;
  4. l’activation plus fréquente des types de partenariats avec d’autres membres de l’équipe enseignante et - ou éducative, tels que ceux que nous avons mentionnés dans l’étude ;
  5. la prise en compte plus aisée, et plus systématique, des élèves dans leur cadre de travail et de vie, et non plus seulement dans le cours.

Ces effets estimés ne pourraient être observés que si les conditions matérielles d’accueil des professeurs étaient conjointement améliorées, comme nous l’avons indiqué plus haut.

En ce qui concerne le registre individuel, concernant les acteurs sociaux, rappelons que les conditions actuelles de travail, telles qu’elles découlent de la définition du service, ne paraissent pas nécessairement insatisfaisantes aux professionnels concernés. Les professeurs stagiaires que nous avons interrogés n’ont pas manifesté - à une exception notable près (E7) - de désir de changement dans le sens de ce que préconisent certains rapports officiels. Il n’est donc nullement assuré que ces propositions trouvent un écho favorable, y compris chez des débutants. Les logiques d’action individuelles et les rationalités que nous avons mises en évidence montrent qu’une autre organisation nécessiterait un changement de point de vue de chacun en la matière, puisque des logiques essentiellement individuelles devraient pouvoir s’articuler – et non pas seulement cohabiter – avec des logiques concertées, de type collégial.

Dans le champ de la formation, nous avons constaté que les informations que pouvaient glaner les professeurs stagiaires n’étaient, en général, qu’indirectement reliées au problème de l’organisation du travail personnel, qu’elles fussent théoriques, dans l’institut de formation, ou pratiques, grâce au dispositif de tutorat et d’accompagnement au sein de l’établissement. La focalisation sur l’élaboration puis la mise en œuvre de schémas didactiques cohérents, au service de l’apprentissage disciplinaire, est perçue par ceux que nous avons rencontrés comme l’objet essentiel de leur activité professionnelle. L’absence apparente de clarification, dans la formation à l’institut et sur le terrain, à propos des procédures d’organisation du travail personnel des professeurs induit chez eux, pensons-nous, un phénomène de surinvestissement assez général, au détriment d’autres tâches plus transversales et moins délimitées, à caractère éducatif ou pédagogique général. Les arbitrages qui pourraient s’avérer utiles en la matière relèvent, certes, d’une capacité individuelle de discernement, mais cela peut advenir dans la confrontation avec d’autres pratiques et avec la pratique de l’autre, et grâce à réflexion sérieuse sur les critères d’arbitrage qui autoriseraient à contenir les préparations didactiques dans un empan raisonné et viable. A la lumière des résultats que nous avons constatés, il apparaît que, dans la majorité des cas, ces limites ne sont pas posées – ou même envisagées -, et que, selon des besoins subjectifs de sécurisation, le temps consacré au travail didactique et le choix des lieux afférents ne sont pas soumis à une évaluation périodique par les intéressés.

En outre, le phénomène de déséquilibre entre les pôles éducatif – pédagogique – didactique, dont nous subodorons la prégnance, pourrait être activé par d’autres causes : le caractère apparemment moins technique ou scientifique des apports en pédagogie générale ou en éducation, en comparaison des contenus didactiques ; la rare familiarité d’une majorité de professeurs-stagiaires par rapport aux champs en question, alors que la didactique de la discipline porte sur un objet qu’ils ont assidûment étudié pendant plusieurs années ; l’écart qui peut exister entre les approches éducatives et pédagogiques mises en valeur dans l’institut de formation et la diversité des points de vue sur ces deux domaines dans les établissements. En résumé, nous pensons qu’il peut exister une forme de confirmation, par les professionnels de terrain, de l’utilité et de l’intérêt des approches didactiques : en revanche, les opinions en matière pédagogique ou éducative obéiraient à une plus grande variabilité selon les professeurs ou formateurs rencontrés, ce qui pourrait contribuer à instiller du doute chez les professeurs stagiaires.

De plus, à l’examen des pratiques déclarées par nos interlocuteurs, il nous semble que la notion de régularité – voire de routine – dans l’organisation du travail personnel joue un rôle crucial. Qu’elle que soit la quantité estimative du travail en question, la perturbation et l’irrégularité sont peu perceptibles, y compris chez des individus moins aguerris (entretiens 5 à 10). Si l’on veut bien considérer que les phénomènes relevant de la pédagogie ou de l’éducation répondent rarement au critère de régularité, on peut sans doute mieux comprendre pourquoi il pourrait s’avérer difficile, pour des professeurs stagiaires, de les considérer comme parties intégrantes de leur travail personnel, conçu comme un ensemble cohérent parce que marqué du sceau de la régularité, dans sa structure comme dans les méthodologies qui contribuent à son accomplissement.

Notes
282.

Espace-temps professionnel contraint du service devant élèves, espace-temps privé.

283.

Notre approche n’était pas systémique, notre but premier ne consistait pas à étudie exhaustivement les interactions entre sous-systèmes.

284.

Echanges avec un ou des élèves, passage par le bureau des responsables pédagogiques, réception de parents, etc.

285.

Réflexion, recherche, élaboration, remédiation, par exemple.

286.

La zone du renseignement auprès des pairs sur ce qui fait obstacle dans le travail intellectuel disciplinaire.

287.

La saisie informatique, les travaux de reprographie des documents, etc.

288.

Dans la première phase de l’année du stage en responsabilité ; les sous-groupes 2 et 3 sont plus illustratifs.

289.

Certains informateurs font ainsi état d’un registre « plus matériel ».

290.

Pas uniquement en début de cycle de formation et de stage en responsabilité.

291.

La mise à disposition d’appareils nomades ne remplit manifestement pas la même fonction.

292.

Le CDI ne semble pas être de nature à remplir les mêmes fonctions, et ce n’est d’ailleurs pas sa vocation.

293.

Dans l’Education nationale. L’histoire des établissements privés, pré et post Loi Debré, 1959, a pu obéir à des logiques comparables ou plus spécifiques, en fonction des préconisations du projet éducatif fondateur, et des sources financières plus diversifiées en matière de construction ou de réaménagement.

294.

Tendance qui a pu être renforcée par l’augmentation de populations en question, au cours des précédentes décennies.