2) Formalisation de la « scène du travail personnel » :

La« scène du travail personnel » s’inscrit tout d’abord dans deux espaces assez clairement délimités dans le verbatim : le domicile de l’informateur, d’une part, et l’établissement 309 où se déroule le stage en responsabilité, d’autre part. On ne relève aucune mention d’un autre lieu susceptible de constituer un espace intermédiaire entre les deux entités précitées. On peut noter que ces deux lieux sont liés, par nécessité ou par choix, en fonction des tâches à accomplir.

Le continuum entre les deux lieux n’est sans doute qu’apparent car, dans le propos de l’informateur, la référence à chacun d’eux reste spécifique : le domicile se distingue de l’établissement par la quantité et le type de travail effectués, « beaucoup à domicile » (H.a.2.2) et par la proximité, que l’informateur souligne : « je suis proche de mon domicile » (H.a.2.4). Le caractère impersonnel du lieu d’exercice est perceptible ; en effet, il est question d’un « lieu » , d’ « aller sur place » . Il s’agit d’une démarche encore peu assurée : « Essayer de voir »(H.a.Q2.1), « j’essaie de, d’aller sur place »(I.a.Q2.5), « j’ai du mal à travailler sur le lieu, l’établissement » (H.a.Q2.3).

Sans être antinomiques, les deux pôles spatiaux de cette « scène du travail personnel » semblent donc se situer en tension, entre choix et nécessité : le domicile versus l’établissement. Nous pouvons souligner, par exemple, que l’option du domicile comme lieu de travail apparaît assez nettement lorsqu’il est question de l’usage d’Internet : l’informateur justifie sa présence majoritaire à son domicile en soulignant, entre autres arguments, qu’il peut-y utiliser cette source d’information ; on constate néanmoins, quelques lignes plus loin, que l’établissement en autorise également l’accès. En outre, la proximité avec le domicile, que nous avons déjà mentionnée, n’appelle pas, dans le discours de l’informateur, la réciprocité : l’accès plus aisé à l’établissement, gage d’une plus large fréquentation. En l’absence de précisions quant à l’intérêt du travail à domicile, nous devons au moins en postuler la vraisemblance, tout en remarquant que celui-ci semble agir comme un frein potentiel à l’implantation majoritaire du travail personnel dans l’établissement. La nécessité de s’y présenter ne paraît être impérieuse que lorsque l’établissement permet, seul, la mise en œuvre de certaines démarches que l’informateur estime utiles, voire indispensables, qu’il s’agisse du travail préparatoire au laboratoire ou de l’échange avec les collègues qui peut, selon lui, s’avérer « important » et dont il développe largement l’intérêt qu’il lui accorde.

Les aspects temporels de la « scène du travail personnel » ne se découpent pas selon un schéma parallèle à la répartition spatiale. Les traits les plus saillants de la temporalité évoquée dans cet entretien semblent s’organiser dans deux registres principaux : quantitatif, d’une part, et chronologique, d’autre part.

Dans le premier cas, à la relative abondance répond une dépense qui épuise la ressource (I.a.Q2 / J.a.Q4.1, Q4.2, Q4.3) et - c’est sans doute lié à la perception de la volatilité du temps non-contraint dans le service 310 - la perspective du service à temps-plein suscite le souci d’une utilisation optimisée de chaque heure disponible dans l’emploi du temps du professeur 311 « pour vraiment le maximiser. » Nous notons également que cet aspect quantitatif est formulé sommairement 312 et ne donne pas lieu à développement quant aux effets éventuellement induits sur le travail personnel de l’informateur. Nous estimons donc qu’il s’agit d’un constat qui, pour notre informateur, doit se suffire à lui-même ; il est l’expression subjective du temps éprouvé et trouve, sans doute, sa mesure au regard de normes que l’informateur a adoptées en matière de temps à consentir pour accomplir son travail mais qu’il n’évoque pas dans l’entretien.

Lorsqu’il est question du travail dans l’établissement à proprement parler, nous observons que l’informateur qualifie explicitement le temps entre les cours dont il précise l’usage idéal et qu’il lui faut « maximiser, rentabiliser ». Le temps nécessaire d’échange, d’interlocution avec les pairs ne fait, au contraire, l’objet d’aucune comptabilité spécifique ; nous sommes tenté de considérer que, dans ce second cas, le caractère qualitatif l’emporte sur le versant quantitatif.

Pour ce qui est de la dimension chronologique, nous remarquons qu’elle est évoquée sous deux formes : l’une qui désigne la tâche hors-service comme l’anticipation de l’activité didactique ou comme son bilan (I.a.Q1.1), l’autre qui semble décrire un mode procédural simplifié de l’activité ( I.a.Q2.1). La première fait référence à un schéma classique de la situation d’enseignement, qui inscrit les tâches hors du service dans un mouvement rétroactif permanent subordonné à l’activité d’enseignement à proprement parler. Bien qu’évoquée brièvement, la seconde pourrait, si toutefois elle était récurrente, révéler un autre aspect structurant du temps professionnel non-contraint : il s’agirait de respecter un ordre précis dans l’accomplissement des tâches pour mieux garantir l’atteinte du but visé. Compte tenu de l’absence de précisions complémentaires, nous ne pouvons statuer sur la portée de ce point, entre « routines incertaines 313  » et procédures plus solidement établies, entre tentatives empiriques et application scrupuleuse de prescriptions 314 .

Les constituants spatio-temporels de la scène étant circonscrits, il nous faut tenter d’identifier l’activité qu’y s’y déroule. Nous trouvons majoritairement mention de l’activité productive liée à l’enseignement lui-même. Nous notons que cette production est étroitement liée à plusieurs types d’activité : entre autres, recherche documentaire et recueil d’avis auprès des pairs ; entre ces deux étapes, on peut supposer qu’une matrice provisoire du cours a été établie, qui constitue une base de référence et qui n’est validée, avec amendement éventuel, qu’après confrontation avec le point de vue des collègues.

Selon ce qu’exprime l’informateur, sans toutefois y insister, le processus d’élaboration dont il est question se révèle composite 315 : les sources auxquelles dit se référer le professeur-stagiaire sont de plusieurs ordres, les buts poursuivis de divers registres.

En ce qui concerne les sources, sont pris en compte « le bulletin officiel, les points-clés, centraux du programme, des ouvrages didactiques, des ouvrages du secondaire, éventuellement des ressources Internet ou des choses comme ça », le site« académique ». Le caractère homogène de ces sources, pour les quatre premières, n’est pas explicitement contredit par les deux dernières, il est de type didactique et se situe dans un registre essentiellement normatif de type théorico-pratique 316 . Le recours à des sources potentiellement plus diversifiées (ressources Internet et sites académiques) semble n’être qu’« éventuelle ». Malgré le caractère homogène des sources dont il découle, le travail dont il est question peut nécessiter plusieurs niveaux d’activité : repérage, confrontation, discrimination, élagage, formalisation, validation… Le fait même de dépasser le cadre étroit du programme et du manuel qui prétend en être la traduction directement applicable peut impliquer le professeur dans un processus de décision exigeant qui est susceptible d’accroître le degré d’incertitude quant à la décision à prendre. Cela est à considérer dans le cadre du travail personnel. Cette posture peut également avoir une influence sur l’autre volet de l’activité professorale, la correction des copies, qui ne fait l’objet d’un commentaire détaillé mais dont nous avons déjà souligné le caractère chronophage évoqué dans l’entretien.

Quant aux buts poursuivis et aux destinataires auxquels ils sont attachés, nous devons souligner qu’ils associent plus explicitement, et à différents titres, deux types de personnes 317  : les élèves, d’une part, et les collègues, d’autre part. Les élèves, tout d’abord, sont fréquemment cités comme étant au centre de la préoccupation de l’informateur, dans la phase d’élaboration de la séquence comme dans les temps de correction : par exemple, il dit agir à destination de « la classe » , « pour permettre aux élèves de progresser chacun à leur manière », « pour individualiser un peu l’enseignement », en considérant que« les élèves vont buter sur tel point ». Cette préoccupation qui donner sens à l’activité professionnelle, sous son aspect didactique, accompagne peut-être le processus de production dont nous avons déjà souligné quelques caractéristiques dominantes. S’il en était bien ainsi, le processus s’en trouverait à la fois dynamisé, grâce à l’identification de destinataires précis, mais complexifié, à cause des exigences 318 que peut engendrer le souci de la prise en compte de chaque élève et de tous les élèves. Cependant, la formulation adoptée dans l’entretien est impersonnelle «  les élèves », «  aux élèves » , «  l ’enseignement » et ne se démarque pas du registre normatif et prescriptif des textes officiels : nous n’y découvrons donc pas trace incontestable d’une pratique singulière marquée par des choix personnels.

Nous estimons que, d’une certaine manière, cette première préoccupation peut être placée en tension avec celle qu’évoque l’informateur relativement aux collègues sur lesquels il dit « prendre appui », En effet, dans la scène singulière dont nous tentons de délimiter le plus précisément possible les contours, l’interlocution avec les pairs apparaît à la fois comme une étape indispensable, une forme de contrepoint à la phase d’élaboration individuelle des séquences, mais aussi comme un but en soi, fixé par délibération personnelle.

En premier lieu, il nous semble utile de souligner que cette activité interpersonnelle est bien amenée, à plusieurs moments de l’entretien (Q2 et Q3), comme un élément significatif du travail personnel de l’informateur ; nous ne pouvons donc pas la considérer comme un simple appendice, comme une démarche facultative. Les fonctions explicitement 319 attribuées à ce type d’échange sont de trois types : vérification, confrontation, production.

On cherche à vérifier le bien-fondé d’une option en sollicitant l’avis des pairs aînés, gage de validité : « Puis, bah ! également au niveau des collègues, prendre appui pour voir […] comment ils envisagent de faire la séquence etc. », « profiter de l’expérience des collègues », « avoir cet avis là, c’est important. »

Ce premier niveau, dont on peut penser qu’il est inhérent au statut de professeur-stagiaire débutant dans l’enseignement, est néanmoins tempéré par un second type d’attente qui marque plus nettement l’affirmation d’une relative autonomie professionnelle ; ainsi, l’informateur utilise la formule suivante : « Donc, c’est vrai que le fait d’échange r/…/ pour voir, un petit peu, lui, ce qu’il en pense, puis, moi, ce que j’en pense. »Sans que nous puissions être affirmatif, il nous semble que l’informateur tente de se situer d’égal à égal avec son interlocuteur, et que la validation d’une option didactique ou pédagogique, n’est pas le fruit d’un simple acquiescement mais le résultat d’un véritable échange de points de vue professionnels. Nous indiquions plus haut que l’échange avec les pairs semblait avoir un double statut de moyen et de but ; nous pensons en avoir ici une première confirmation puisque la prise d’informations utiles (moyen) auprès des pairs est étroitement associée à l’expression d’un point de vue personnel, dans le but de le faire entendre comme une alternative à part entière.

Enfin, et ceci renforce le point précédent, la phase d’interlocution entre pairs pourrait recouvrir une fonction plus ambitieuse encore, puisqu’il est question, grâce à l’instauration de ce dialogue professionnel, de produire de l’inédit : « Pour vraiment apporter chacun une idée novatrice. ». Cette fonction est productive et relève légitimement de la sphère du travail personnel du professeur mais des spécificités caractérisent la manière dont l’informateur l’exprime. Il s’agit de la formulation successive de deux points de vue distincts, également novateurs ; il n’est pas fait mention d’une confrontation critique et le résultat n’est pas une co-production mais plutôt deux productions singulières qui, au mieux, restent juxtaposées. En outre, on ne dispose pas de précisions quant à l’éventualité d’une adoption réciproque de l’« idée novatrice »émise par le pair ou sur le sens précis que l’on peut attribuer à cette formule. A ce stade de formalisation, nous en restons donc aux conjectures suivantes : pour l’informateur, la pratique qu’il évoque peut avoir une fonction d’aide à l’affirmation progressive de son professionnalisme, au moins d’un point de vue rhétorique et / ou une fonction de contribution au savoir professionnel collectif. La formule « Ouais, le travail en équipe, pour moi, c’est important » pourrait donner du crédit à la seconde de ces options.

En dernier lieu - l’informateur se situe en extériorité par rapport à la pratique dont il nous entretient - une indication nous est livrée concernant une variable susceptible d’influencer les conditions du travail personnel d’un enseignant du secondaire. L’avis exprimé renferme plusieurs informations que nous ne devons pas négliger : dans le principe, la modalité d’organisation du travail personnel d’un enseignant n’est pas contingente au sexe du professionnel concerné (J.a.Q5.1) ; dans les faits, les conditions sociales de partage des tâches dans la sphère privée (charge des enfants) peuvent moduler le principe précité (J.a.Q5.3, 5.4) ; cette modulation ne remet pas en cause le principe (K.a.Q5.2). Pour renforcer ce constat, nous soulignons que l’informateur, lorsqu’il aborde la question domestique, situe le travail professionnel « en plus » de la prise en charge des enfants. Une priorité implicite est ainsi évoquée ; on pourrait la rapprocher de la question plus large, dans le monde enseignant, des paradoxes du travail à domicile et, plus largement, de la gestion des tâches et temps sociaux concurrentiels.

Notes
309.

Du point de vue du travail hors du temps de service, l'espace couvert par "l'établissement" n'exclue pas la classe comme lieu possible d'activité, à condition qu'une activité spécifice qui soit associée ; dans le cas général, la classe un espace virtuel, l'une des toiles de fond de "la scène du travail personnel".

310.

Et dans le cursus de formation des PLC2, bien que cette dimension n'apparaisse pas dans l'entretien.

311.

Ce souci de rentabilisation du temps indirectement contraint peut laisser supposer qu'il s'agit, pour l'informateur de ne pas augmenter excessivement le volume du travail à domicile. Les conditions matérielles offertes par l'établissement peuvent moduler le degré d'efficacité de ce travail interstitiel.

312.

Qu'il soit question de son sentiment de disposer de "beaucoup de temps" ou de la correction des copies qui "prend beaucoup de temps".

313.

Nous utilisons ici le sous-titre de l'ouvrage d'Anne BARRERE, " Les enseignants au travail ", op.cit..

314.

La formation disciplinaire didactique suivie par les professeurs-stagiaires dans le cursus PLC2 fournit des contenus et des méthodes à cet effet.

315.

Ce caractère composite ne nous permet pas, à lui-seul, d'en percevoir les effets sur le mode de production : linéaire ou itératif.

316.

Les sources que nous qualifions de théoriques seraient constituées par les ouvrages didactiques, les textes officiels, dans leur versant axiologique - "Quel type d'individu veut-on former ? Quelles démarches préconise-t-on à cette fin ?" ; les sources pratiques se trouveraient du côté des manuels scolaires, des programmes disciplinaires et instructions qui les accompagnent. On pourrait lier cela à la démarche pratique-théorie-pratique qui peut être privilégiée dans la formation dispensée dans le cursus PLC2.

317.

C'est à dessein que nous n'employons pas le terme "acteur" ; dans son acception sociologique, il pourrait être recevable, mais dans son usage didactique ("l'élève acteur de son propre apprentissage"), il ne rendrait pas compte de ce qui transparaît dans le discours de l'informateur : pour son apprentissage, l'élève semble dépendre étroitement de la qualité de la séquence élaborée par le professeur.

318.

Liées à la fonction enseignante dans son cadre actuel.

319.

Dans l'interprétation que nous donnons de cet entretien, nous abordons la question des fonctions implicites éventuelles qui seraient attachées à cette pratique d'interlocution.