3) Interprétation :

Dans la partie précédente, nous avons mis en évidence plusieurs caractéristiques de la « scène du travail personnel », telles que l’informateur nous a permis de les entrevoir au travers de son discours. A l’aide de la typologie des rationalités définie par R.BOUDON, nous allons nous appliquer à tenter de saisir plus précisément la sens et la cohérence propre des pratiques déclarées.

Nous consignons dans le tableau ci-dessous les premiers éléments qui constitueront la base de notre interprétation. Nous respectons l’ordre de présentation suivi précédemment lors de la formalisation de la « scène du travail personnel ». Quatre statuts seront attribués aux relations que nous cherchons à établir : très probable (TP), plutôt probable (PP), plutôt incertain (PI), non mesurable (NM). Les valeurs respectives que nous attribuons à ces cotes sont les suivantes :

Nous effectuerons la lecture du tableau, qui en justifiera le contenu, en abscisse puis en ordonnée.

Nous accordons le plus haut degré de probabilité à la rationalité de type cognitif, (TP / 2) et PP / 2) en référence à la manière dont l’informateur décrit son activité productive et en liant la correction des copies à cette même approche didactique, marquée, dans les Sciences de la vie et de la terre, par un primat « constructiviste ». Nous sommes, nous semble-t-il, en présence d’une pratique sous-tendue par les connaissances acquises en formation professionnelle ; la rupture déclarée avec des conceptions antérieurement construites en atteste : « Non, j’ai vraiment découvert. Car le seul repère que j’avais, finalement, dans ce métier, c’était mon vécu d’élève. », « Alors que maintenant, on demande plus de constructivisme. »La façon dont sont évoquées ces pratiques nous paraît suffisamment nette pour dire que les connaissances dont il est question semblent bien constituer, en fonction de ce que le professeur-stagiaire en a retenu, l’épine dorsale de son travail disciplinaire. Nous sommes moins affirmatif en ce qui concerne le lien entre la rationalité cognitive et la démarche par rapport aux élèves, que nous codons (PP) ; en l’absence d’informations plus détaillées 320 , il ne nous semble pas aussi probable que des connaissances ou théories pédagogiques, éducatives et autres motivent la position avancée par l’informateur ; nous pourrions tout aussi bien avoir affaire à une rationalité de type axiologique, motivée par l’existence de normes et de valeurs associées qui placent l’élève « au centre » du système scolaire.

De manière plus précise, la rationalité axiologique est significativement représentée, en PP(5). Nous postulons à ce propos que l’acteur pourrait donc agir en concordance à des normes professionnelles et institutionnelles, qu’il s’agisse des procédures de construction des séquences, des références sur lesquelles elles s’appuient, de la manière de corriger les copies, et des buts assignés à ces tâches, tels que nous les avons présentés dans la partie précédente ; cependant, la traduction d’une forme définie de respect de ces normes en tant que telles est ténue (l’effort pour aller travailler dans l’établissement, les références « normées » aux élèves…) et nous restons donc prudent sur ce point. L’indécision provient donc sans doute de la formulation des indices potentiels : « on demande », « ce qu’on doit enseigner », « Le fait d’enseigner /…/ demande quand même une maîtrise du programme très importante. »

La rationalité utilitaire nous paraît devoir être également prise en compte, prioritairement à cause du choix affirmé en termes d’espace, de rapport au temps et de recours aux collègues, sous un aspect du moins 321 . Comme nous l’avons décrit, des préférences, et un intérêt personnel immédiat peuvent sous-tendre les choix énoncés par l’informateur ; une estimation des gains et des pertes est perceptible : le temps investi dans l’établissement (perte), par nécessité, serait néanmoins compensable (gain), lorsque les pairs que l’on rencontre « sur place » permettent, par la coopération à laquelle ils peuvent consentir, de réduire sensiblement le temps de préparation des cours. D’une manière comparable, le remplissage optimal des espaces interstitiels de l’emploi du temps réduit la charge de travail à l’extérieur de l’établissement. La limite de cette tendance (PI) nous semble cependant perceptible dans la conception déclarée des démarches de construction des séquences et de correction des copies : les processus mentionnés ne semblent pas excessivement simplifiés, par souci de stricte rentabilité ou de préférence personnelle.

Des traces du type de rationalité téléologique sont peu ou pas perceptibles dans l’entretien. Les finalités que l’acteur est susceptible d’associer 322 à sa mission d’enseignant et d’éducateur, les buts qu’il poursuit par son engagement dans la profession enseignante ne sont pas clairement explicités. Son apport reste, pour l’essentiel, dans un registre pragmatique ; le rapport aux pairs demeure ambigu à ce propos : ce qui anime, sur le fond, la démarche d’échange/coopération reste dans l’ombre même si, sporadiquement, on peut percevoir qu’un sens particulier du rapport à l’autre pourrait éclairer le propos.

Enfin, en ce qui concerne la rationalité de type traditionnelle, on note également l’absence, dans l’entretien, de références à la pérennisation de pratiques ou à des conceptions inscrites dans une période antérieure à l’année de formation PLC2. Au contraire, c’est bien la rupture ou l’abandon qui sont mis en exergue : expérience d’élève non-mobilisable, dominante constructiviste dans les conceptions didactiques contemporaines. Cela ne signifie pas pour autant que l’on ne puisse détecter des traces en matière de rationalité « traditionnelle ». La quantité de temps et de travail qu’implique l’activité enseignante en dehors de la classe, telle qu’elle est perçue et formulée par l’informateur en est une illustration : « beaucoup » de travail, de temps, en référence à quels points de repère ? A quelles habitudes ou conceptions antérieures ? Ainsi, lorsque l’informateur dit qu’il n’avait « pas l’impression que le métier demandait autant d’organisation et de travail en dehors du cours. », il nous livre un indice en matière de conception antérieure à l’année PLC2; a-t-elle été finalement été supplantée durablement dans l’esprit de l’informateur ?

La lecture du tableau en ordonnée nous permet de compléter l’interprétation sur quelques points particuliers. Le type dominant de rationalité attribuable aux éléments de cette « scène du travail personnel » est soit unique, soit composite. Dans le premier cas, ce sont les choix en matière d’espace qui nous semblent pouvoir être associés au type utilitaire de rationalité. En revanche, dès lors qu’il s’agit de temps, l’hypothèse d’une source double est de mise : utilitaire et/ou traditionnelle, mais, dans ce cas précis, l’articulation n’est pas aberrante ; ce qui relève d’une intentionnalité fondée sur la tradition ne peut-il pas, en situation professionnelle, s’affirmer davantage, sous le coup de la sollicitation accrue en matière de temps, et amener l’individu à formuler plus explicitement, à partir de sa vision traditionnelle, en termes de choix et de préférences ?

Dans le cadre que nous nous sommes donné et en matière d’ « activité » à destination des élèves, une ambivalence entre rationalité cognitive (l’intention d’agir trouve sa justification dans les théories et des connaissances) et rationalité axiologique (l’intention d’agir trouve sa source dans des normes, des valeurs) nous retient de trancher exclusivement en faveur de la première. Dans l’institution scolaire française, l’intrication est telle, entre les valeurs promues, les normes qui concourent à en garantir raisonnablement le respect dans les établissements, et les connaissances qui contribuent théoriquement à forger l’armature de l’enseignement dispensé, que la lecture de l’intentionnalité des acteurs, considérés individuellement, n’est pas aisée. En ce qui concerne précisément le cas que nous étudions, nous attribuons la cote TP à la rationalité cognitive en raison de la situation particulière de l’informateur. La concomitance entre la prise - partielle - de responsabilité professionnelle et la formation disciplinaire dispensée en I.U.F.M. peut renforcer le statut des connaissances qui sont exposées, d’autant plus qu’elles peuvent apparaître à la fois comme une source qui balise le maîtrise progressive de la pratique attendue, et comme la base du travail théorique 323 qui sera évalué en fin de cycle. En ce sens donc, l’ambivalence que nous avons soulignée nous paraît justifiable.

Enfin, pour ce qui relève du travail avec les pairs, nous ne tranchons pas entre rationalités utilitaire et axiologique. Pour la première, nous avons évoqué notre justification précédemment. Pour la seconde, il nous apparaît que normes et/ou valeurs pourraient être convoquées pour éclairer la situation. Normes institutionnelles, à travers la promotion - dans les textes officiels et dans la formation - du travail d’équipe, en tant que pratique professionnelle exemplaire ; normes professionnelles plus implicites qui supposent que le néophyte soit en mesure d’écouter et d’entendre l’expérience des praticiens expérimentés. Valeurs collectives, d’aide aux moins expérimentés ou de partage, mais aussi de soumission aux rituels d’intégration.

Notes
320.

Contenu de modules dédiés dans le cursus de formation PLC2, en dehors du champ didactique, référence à des lectures, à des théories pédagogiques.

321.

Il s'agit de s'appuyer sur les collègues, mais ce n'est pas le seul aspect significatif de la relation.

322.

Soit parce ces finalités sont communément partagées dans le cadre d’exercice, en fonction de la culture institutionnelle et professionnelle, soit parce que l’acteur reconnaît, en articulation aux premières, et à titre personnel, l’importance de certaines finalités comme structurant son activité professionnelle.

323.

Nous pensons au Mémoire professionnel, dont le statut n'était pas remis en cause au moment de l'entretien.