2) Formalisation de la « scène du travail personnel » :

La « scène du travail personnel « s’inscrit dans deux espaces différents, qui ne bénéficient pas, dans le discours de l’informatrice, d’un développement équivalent. Il s’agit du domicile, d’une part, et de l’établissement, d’autre part. Le premier de ces deux espaces de travail fait l’objet d’une description minutieuse, alors que le second est délimité de manière plus imprécise. Il est donc possible d’en inférer la prédominance du domicile en tant que lieu du travail personnel, ainsi que le statut subalterne de l’établissement en la matière. Quelques données explicatives nous permettent d’appréhender la cohérence interne de cette organisation :

  • la nécessité, pour l’informatrice, d’avoir accès, en permanence, à un poste informatique ;
  • un besoin d’espace pour stocker et disposer les ressources documentaires non-virtuelles ;
  • le souci, pour des raisons inhérentes à son mode personnel de travail, de garantir la permanence de l’espace ainsi organisé.

Le premier de ces trois critères n’est, semble-t-il, pas satisfait dans l’établissement, où seuls sont accessibles, nous indique l’informatrice, deux ordinateurs, que l’on destine à plusieurs usages concurrentiels, et qui, en outre, n’autorisent que ponctuellement la veille documentaire sur Internet dont elle doit s’acquitter, en tant que professeur d’Anglais. En second lieu, sans que nous ayons pu relever la moindre mention de l’existence, dans l’établissement, d’un lieu dédié à la documentation (C.D.I. ou autre), l’orientation du discours de l’informatrice nous amène à postuler qu’elle est dans l’obligation de constituer sa propre documentation et d’en assurer la conservation à son domicile. Enfin, le mode de travail qu’elle adopte, compte tenu du besoin d’espace qu’il implique, ne peut probablement pas se déployer dans la salle des professeurs d’un « petit établissement de milieu rural » (Q2).

L’établissement, lorsqu’il est utilisé comme espace de travail personnel, répond à plusieurs autres fonctions, dont certaines revêtent un caractère plus exclusif. Ainsi, l’informatrice décrit deux types d’actions dont la localisation dans l’établissement est impérative : la permanence d’assistance aux élèves et l’animation du club linguistique, assurées volontairement (« …] je reste parce que je le souhaite. ») D’autre part, le travail coopératif avec Mme P. implique sans doute de demeurer sur place, pour des raisons pratiques et professionnelles. Le lien de dépendance pédagogique 324 qui colore ce volet de l’activité hors-service nous incite à penser que la suggestion d’un tiers-lieu éventuel (domicile, par exemple) ne pourrait être faite par le professeur-stagiaire. En outre, l’établissement est, aussi, un lieu de travail personnel par défaut, lorsqu’il que l’informatrice indique : « Enfin, lorsque j’ai des moments au collège, je ne vais pas rester…, d’emmener une disquette et de travailler, d’enregistrer ces données et de retravailler le soir. »

Pour autant, le choix, prioritaire, du domicile comme lieu du travail personnel ne va pas sans ambivalence. D’après les indices contenus dans l’entretien, celle-ci naît de la concurrence entre les diverses fonctions du domicile : lieu de vie (privée et sociale) ; lieu de travail, qui s’étend sur les deux pièces de l’appartement (un bureau dans la chambre, une table, une bibliothèque et un ordinateur dans la pièce principale) d’un « petit » appartement. Le qualificatif de « tout petit appartement d’étudiante » illustre, d’une autre manière, le caractère confusionnel de cette gestion de l’espace.

Compte tenu de notre objet d’étude, nous n’insisterons pas davantage sur les enjeux liés à la vie privée et sociale ; aussi nous concentrerons-nous plutôt sur le sens de l’expression précitée. Le passage de l’informatrice du statut d’étudiante à celui de professeur-stagiaire ne s’est pas accompagné d’une redéfinition de l’espace dédié aux tâches intellectuelles, alors que le travail changeait, lui-même, de nature. Les conditions d’accueil dans l’établissement du stage en responsabilité, en terme d’espace de travail personnel disponible, ne permettant pas de répondre aux besoins exprimés, on constate que la fonction du domicile comme lieu de travail se trouve légitimé. Cela est amplifié par un autre type de mutation : contrairement au travail de recherche de l’étudiant, qui peut, en partie, être accompli en bibliothèque, les tâches documentaires et de conception d’un professeur d’Anglais, semblent reposer, selon ce que déclare l’informatrice, sur des types de supports dont la recherche et la sélection impliquent une démarche spécifique.

La dimension temporelle épouse étroitement l’espace de travail dont nous venons de tracer les contours. Nous pouvons ainsi souligner que le temps passé au travail à domicile doit excéder sensiblement celui que l’informatrice a choisi ou accepté d’effectuer dans l’établissement. Nous en voulons pour preuves les indices suivants :

  • la recherche documentaire sur Internet est effectuée, principalement, à domicile ;
  • la correction de copies n’est pas mentionnée dans les tâches accomplies, même ponctuellement, dans l’établissement ;
  • la consultation des manuels et la compilation des supports sont également liés à la présence d’une bibliothèque dans l’appartement de l’informatrice ;
  • la lenteur dont elle admet faire preuve dans l’accomplissement de ces diverses tâches contribue sans doute à augmenter le temps mobilisé ;
  • les tâches assurées dans l’établissement (animation d’un Club linguistique, coopération avec le professeur conseiller pédagogique, permanence d’assistance aux élèves, récupération d’informations sur Internet entre deux cours) peuvent être régulières mais d’une durée limitée ;
  • l’informatrice utilise, elle-même, l’expression « il m’arrive de », à deux reprises, en référence à ces types d’activités, ce qui souligne la fréquence aléatoire de son investissement ;
  • compte tenu des situations d’interaction avec un tiers qui caractérisent ces activités dans l’établissement, on peut supposer que, dans ce cas, la « lenteur » alléguée par l’informatrice pour expliquer son besoin de temps et d’espace dans la phase de préparation des cours n’a probablement pas la même incidence.

En second lieu, nous devons souligner le caractère itératif de la structure temporelle qui prédomine dans la description qui nous en est donnée. Il s’agit, pour l’essentiel de « revenir sur ce qui a été fait » pour mieux « re-prévoir ce qui sera fait le lendemain   ». L’informatrice n’envisage pas, lorsqu’elle est invitée à se projeter dans un service à temps-plein, d’être en mesure d’infléchir un tant soit peu ce processus : « …] enfin de toute façon, je vois pas comment c’est possible de prévoir à long terme les séances 325 , sachant finalement qu’on remodule après chacune d’elle […» La tâche essentielle, telle que la conçoit l’informatrice, suit donc un rythme quotidien et échappe à toute programmation à moyen terme, puisque que chaque cours est censé fournir les indices indispensables à la préparation de l’étape suivante. Le motif temporel qui se dessine ainsi semble s’apparenter à celui qui sous-tend le travail scolaire en général, et celui des élèves en particulier ; en conséquence, l’informatrice pense qu’elle devra consacrer du temps « tous les soirs » en vue de préparer le travail du lendemain. Cette perspective est probablement liée aux buts poursuivis sur un plan pédagogique et/ou didactique : « aide, remédiation, ajustement ».

La trame temporelle est sans doute plus complexe encore : l’activité de préparation proprement dite est, en partie, dépendante de la recherche documentaire et de la compilation des manuels scolaires. Cette dernière forme d’activité n’est pas quantifiable a priori ; en fonction des indices prélevés dans le cours, le type de support le plus susceptible de répondre aux besoins des élèves peut varier et nécessiter une investigation plus ou moins longue. Il convient d’ajouter que, selon les cas, l’informatrice est amenée à « fabriquer » certains supports, ce qui doit avoir une incidence sur le temps investi.

Enfin, on relève le souci de rentabiliser le temps professionnel mobilisé : à court terme, entre deux cours, et, à plus long terme, lorsque l’expérience autorisera « un gain de temps ». D’ores et déjà, l’usage systématique de l’informatique concourt à cette tentative de maîtrise du temps de travail personnel : « …] je ne prends plus de notes manuscrites, je tape directement ce que j’écris sur l’ordinateur [… ». Dans l’idéal, l’ordinateur pourrait ainsi répondre à un double objectif : en terme d’espace, permettre de réduire le volume de stockage physique de la documentation et des supports fabriqués ; en terme de temps, contribuer à raccourcir la phase de saisie et de finalisation des documents et supports.

L’orientation générale du travail se situe essentiellement dans le registre didactique. Les activités, qu’elles soient principales (préparation et correction), secondaires (aide aux élèves et remédiation), liées (lecture et saisie) en attestent. Les démarches et procédures repérées (B.a, b, c, d) sont contingentes à ces activités, et donc en cohérence avec les objectifs et conceptions que nous venons de mentionner. Quant à l’implication dans les activités du club linguistique, nous pourrions y déceler la présence d’une préoccupation éducative 326 plus nette. Les compétences et capacités mobilisées dans l’exercice du travail personnel ne semblent pas décalées par rapport à ce que nous venons de souligner. Telles qu’elles sont suggérées dans le discours de l’informatrice, elles s’avèrent nécessaires à l’acquisition raisonnée de « gestes » professionnels initiaux. Nous notons ainsi qu’elles interviennent logiquement dans plusieurs registres :

  • l’acquisition et le transfert de connaissance par le truchement de la formation et de l’auto formation 327 ;
  • le discernement et l’adaptabilité et l’anticipation, propres à étayer les choix et à en autoriser la mise en œuvre ;
  • la capacité à travailler de manière coopérative ainsi que la disponibilité qui peuvent favoriser le travail d’équipe et la prise en charge de tâches à coloration plus éducative ;
  • la maîtrise de l’outil informatique et la régularité dans le travail complètent cet ensemble, et soutiennent les efforts de rationalisation et les gains de temps.

Relativement aux destinataires, nous notons que deux seules dénominations sont utilisées dans le discours de l’informatrice : « les élèves » et « des élèves 328  ». L’usage du pluriel fait écho à l’une des formulations utilisées dans le texte de « La Mission du professeur exerçant en collège, lycée d’enseignement général et technologique ou en lycée professionnel 329  » : « les élèves sont au centre de la réflexion et de l’action du professeur, qui les considère comme des personnes capables d’apprendre et de progresser et qui les conduit à devenir les acteurs de leur propre formation. ».

Nous constatons, en outre, l’influence potentielle de ce texte sur la conception développée par l’informatrice lorsqu’elle mentionne l’importance de la formation, présente et à venir, comme une composante importante du travail personnel hors temps de service (A.f.Q1.9) ; le texte précise que le professeur « sait qu’il lui revient de poursuivre sa propre formation tout au long de sa carrière, il s’attache pour cela à actualiser ses connaissances et à mener une réflexion permanente sur ses pratiques professionnelles. 330  ».

Enfin, nous devons souligner que les acteurs auxquels l’informatrice dit s’associer ou avoir l’intention de s’associer sont peu nombreux : une collègue d’anglais 331 et, ultérieurement, les collègues de la même discipline 332 . Cette ouverture étroite est corroborée par plusieurs indicateurs, dont certains ont déjà été mentionnés :

  • le travail personnel est majoritairement effectué à domicile, à partir d’investigations personnelles et dans une structure qui allie indépendance et autonomie ;
  • dans la gestion du temps contraint entre deux cours, il n’est jamais fait mention d’échanges, formels ou informels, avec les collègues ;
  • les choix affirmés en matière didactique 333 ne nécessitent pas une coopération sur les objectifs, la programmation, les supports.

Notes
324.

Mme P. est le professeur conseiller pédagogique du stage en responsabilité (4 / 6 heures) de l'informatrice. Dans le contexte régional et institutionnel de référence (Enseignement privé sous contrat des Pays de Loire, en convention avec l'I.U.F.M. local), ce dernier est censé, exercer, à la date de l'entretien, dans le même établissement que le stagiaire dont il a la charge. La proximité est susceptible d'améliorer la supervision ; elle peut majorer l'empreinte du pair-tuteur sur le néophyte.

325.

Le terme "séance", dans son acception didactique, désigne une unité de cours lié à un ensemble cohérent - la séquence - qui regroupe plusieurs séances permettant d'atteindre, progressivement, les objectifs visés.

326.

Les élèves accueillis dans ce club doivent provenir de plusieurs classes ; leur probable volontariat et les activités qu'ils peuvent se voir proposer seraient de nature à modifier sensiblement le rapport à la discipline-support et aux adultes qui les encadrent. La fonction même de ces adultes diffère sans doute de celle qu'ils exercent au sein des classes qu'ils ont en charge.

327.

On peut penser que les lectures, citées à plusieurs reprises, contribuent à l'acquisition de savoirs, a caractère professionnel au sens large, pédagogique et didactique, de manière plus restreinte.

328.

Les seconds sont un sous-ensemble du premier groupe ; des élèves qui expriment des besoins ou dont on a repéré les éventuelles difficultés.

329.

Circulaire n°97-123 du 23/05/97 adressée aux recteurs d'Académie, aux directeurs d'I.U.F.M..

330.

Ibid.

331.

Qui est aussi, et avant tout, sa professeur conseiller pédagogique et a donc une fonction officielle de tutrice disciplinaire ; le lien de dépendance ainsi créé ne nous autorise pas à conclure à un choix autonome de la part de l'informatrice..

332.

Il n'est question que d'un contact préalable à la rentrée, afin de connaître la liste des manuels en usage.

333.

Il est question d'une régulation quotidienne et de l'impossibilité supposée d'établir une programmation articulée à une éventuelle progression. D'autre part, la remédiation, dont l'informatrice souligne la nécessité, est étroitement liée au contexte singulier des classes dont elle a la charge ; elle ne fait pas l’objet d’échanges avec des collègues.