3) Interprétation :

Dans la partie précédente, nous avons mis en évidence plusieurs caractéristiques de la « scène du travail personnel », telles que l’informatrice nous a permis de les entrevoir au travers de son discours. A l’aide de la typologie des rationalités définie par R.BOUDON, nous allons nous appliquer à tenter de saisir plus précisément la sens et la cohérence propre des pratiques déclarées.

Nous consignons dans le tableau ci-dessous les premiers éléments qui constitueront la base de notre interprétation. Nous respectons l’ordre de présentation suivi précédemment lors de la formalisation de la « scène du travail personnel ». Quatre statuts seront attribués aux relations que nous cherchons à établir : très probable (TP), plutôt probable (PP), plutôt incertain (PI), non mesurable (NM). Les valeurs respectives que nous attribuons à ces cotes sont les suivantes :

Nous effectuerons la lecture du tableau, qui en justifiera le contenu, en abscisse puis en ordonnée.

Selon une lecture en abscisse, nous accordons le plus haut degré de probabilité à la rationalité de type téléologique : TP = 3, PP = 5. Le discours se structure autour de l’importance qu’accorde l’informatrice aux deux types d’activités principales qui caractérisent son travail personnel ; de manière récurrente, elle montre ainsi la prégnance, dans son activité, du travail sur les programmes et des contacts avec les collègues de l’établissement dans lequel elle assure son service partiel. Compte tenu de l’importance qu’elle déclare accorder au « respect des programmes », et de son champ d’investigation en la matière, restreint à quelques livres qui lui «suffisaient », il nous semble possible d’avancer que se manifeste là une volonté d’atteindre le but principal que peut se fixer un professeur-stagiaire : la conformité optimale de son travail aux règles prescrites en matière de didactique de sa discipline. Pour mieux servir ce dessein en l’ancrant, toujours selon les prescriptions, dans une connaissance approfondie des publics auxquels l’informatrice doit s’adresser, elle a établi un réseau de relations avec des pairs-enseignants qui doivent pouvoir lui fournir les indices, les informations, les recommandations dont elle pourrait tirer profit. Ce second volet du travail reste, à nos yeux, nettement marqué par la poursuite du but que nous avons nommé. Nous notons, en particulier, que l’activité dont il est question ne se présente pas explicitement comme un échange à proprement parler, mais comme une investigation autorisant, dans le meilleur des cas, l’approche progressive d’une réalité nouvelle. La situation initiale dans laquelle l’informatrice déclare s’être trouvée peut rendre cette option plutôt vraisemblable (E.b.Q1.2, 3.1, 3.2, 3.3, 3.4, E.c.Q3.5).

Il apparaît donc plutôt probable que les buts poursuivis à travers les activités principales accomplies soient, eux-aussi, sous-tendus par le but ultime d’une intégration réussie, au terme de l’année de stage en responsabilité. Quelques indices concordants nous incitent à le postuler. Cependant, nous n’optons pas pour TP, car nous n’avons pas obtenu l’assurance raisonnable que ces buts constituaient, en eux-mêmes, des objets désirables pour l’informatrice. Le respect des prescriptions tant didactiques que pédagogiques, qui suppose la connaissance des programmes et des élèves auxquels ils sont destinés, constitue-t-il, pour l’informatrice, une norme intangible dont il convient de ne pas d’écarter (position du professeur-stagiaire) ou une condition préalable, nécessaire mais non-suffisante, à la maîtrise professionnelle à moyen et long termes (position du professionnel débutant) ?

Par ailleurs, nous avons constaté qu’en fonction des orientations de l’activité, les choix opérés en matière de temps et de lieux de travail pouvaient découler plutôt probablement (PP) d’un type de rationalité - téléologique - lié aux buts que l’informatrice s’était fixés. Des indices nous sont livrés relativement au domicile considéré comme l’un des deux lieux du travail personnel, mais nous ne pouvons être plus affirmatif (TP). Nous nous sommes demandé en quoi le domicile constituait le lieu adéquat pour le travail sur les programmes, et s’il permettait, par les ressources particulières auxquelles il autorisait à recourir, d’atteindre plus sûrement le but visé.

En matière de travail dans l’établissement, en revanche, nous faisons l’option d’un choix dicté très probablement (TP) par les buts poursuivis ; les raisons qui, selon l’informatrice, l’ont amenée à accomplir une partie de son activité hors-cours dans l’établissement correspondent bien aux nécessités d’une optimisation de l’efficience de son travail devant élèves, dans un laps de temps restreint.

En ordre décroissant, le second type de rationalité susceptible d’éclairer significativement les choix déclarés est de type axiologique. Les hypothèses sont moins assurées que dans le premier axe : TP = 1 et PP = 4 ; elles doivent néanmoins être prises en considération.

Nous considérons que des valeurs ou des normes peuvent être en jeu dans les orientations que l’informatrice dit avoir donné à son travail personnel, plus particulièrement en matière de respect des prescriptions. Les valeurs ou normes qui sont en jeu peuvent avoir trait aux devoirs ou règles qu’un lauréat des épreuves théoriques sélectives des concours doit s’efforcer d’assumer, pour mieux être admis dans le corps enseignant ; à cet égard, les réponses susceptibles de pallier l’isolement et le relatif désarroi initiaux peuvent se concentrer dans le respect scrupuleux de règles professionnelles prescrites (programmes et tâches à accomplir) et l’écoute des pairs, qui peuvent éclairer certaines conditions de mise en œuvre des prescriptions officielles sur le terrain.

Cette adhésion à une norme supérieure nous semble renforcée par l’absence de point de vue personnel de l’informatrice sur les situations d’enseignement qu’elle affronte, et par la priorité qu’elle entend donner au respect du programme plutôt - pour le moment - qu’aux moyens de mieux approcher le public dont elle a la charge, en consentant à rechercher des exemples attractifs en dehors des « livres » et du programme :

Q3.1 / « C’est vrai que me trouver face aux livres et avoir un programme à enseigner à l’élève, alors que j’avais jamais enseigné. »

Nous avons codé (PI), à propos de la rationalité axiologique, la colonne « But : connaissance du public scolaire ». En effet, comme nous l’avons souligné dans l’analyse, les destinataires du travail personnel de l’informatrice apparaissent sous une forme abstraite, qu’il soit question de la préparation des cours ou de tentatives pour mieux « cerner les élèves », en parlant à d’autres professeurs. Aucune conception personnelle précise, pédagogique ou éducative, n’a pu être mise en évidence ; aucun signe d’adhésion raisonnée à une norme de l’institution, à une valeur partagée avec les pairs-enseignants n’est perceptible 351 .

La référence aux rationalités de types « utilitaire » et « traditionnel » semble moins pertinente. Il n’y a que dans le rapport « quantitatif et qualitatif » au temps qu’un lien puisse être établi ; nous expliciterons, dans la lecture du tableau en ordonnée, les raisons de notre choix.

Enfin, la rationalité de nature cognitive est très faiblement référencée. Les allusions à ce qui pourrait relever d’approches théoriques ayant présidé à des choix personnels, en institut de formation, sont rares ; les mentions explicites à une approche spécifique, qui aurait pu être privilégiée, sont quasi absentes, qu’il s’agisse des champs didactique 352 , pédagogique ou éducatif. Le poids de la maîtrise pratique domine la scène du travail personnel.

La lecture du tableau en ordonnée, nous permet de compléter l’interprétation sur quelques points particuliers.

Comme nous l’avons indiqué précédemment, la compréhension des choix effectués, quantitativement et qualitativement, en matière de temps de travail, peut être éclairée par des rationalités traditionnelle, d’une part, et utilitaire, d’autre part. L’insistance de l’informatrice sur le registre quantitatif, et, de son propre aveu (I.a.Q5.1), sa lenteur naturelle à accomplir les tâches qu’elle entreprend ont plaidé, à nos yeux, pour l’inscription dans la rationalité traditionnelle. Le changement radical de position que sa situation professionnelle l’a amenée à envisager ne semble pas avoir remis en cause ses pratiques antérieures en matière de gestion du temps de travail.

Par ailleurs, sur le plan qualitatif, le registre utilitaire, répondant à des préférences personnelles, nous paraît pouvoir être mis en évidence. L’informatrice admet qu’elle « aime bien » prendre son temps, « que ce soit bien fait, quitte à passer plus de temps. » (I.b.Q5.2). Le choix, subjectif, ainsi posé a indéniablement des conséquences sur la quantité de temps de travail mobilisable pour répondre à d’autres exigences ; il s’agit d’une forme d’arbitrage avec soi-même qui oriente le sens du travail : plus de temps passé à vérifier, à peaufiner la préparation, dans le respect du programme, peut signifier moins de temps pour explorer des sources multiples (Internet), glaner des exemples illustratifs (vie quotidienne). En complément de la référence que nous venons de faire, la mise en regard des citations relevées en I.a.Q2.1, 2.2, 2.5, 3.1) peut favoriser cette hypothèse.

Enfin, l’observation des trois autres groupes « lieux, activités, buts » fait apparaître, en ordonnée, que les types de rationalités dont il est vraisemblable qu’ils aient pu motiver les choix déclarés sont soit téléologiques, soit, dans une moindre mesure, axiologiques. Nous avons pu commenter cet état de fait lors de la lecture en abscisse, mais nous devons souligner l’homogénéité du discours qui nous a été tenu. Les rationalités utilitaire, traditionnelle, cognitive sont ainsi peu convoquées à l’explicitation des choix repérés ; l’absence 353 de traces patentes de continuité dans les goûts et les préférences, dans des habitudes qui auraient pu logiquement perdurer peut signaler une situation de rupture, rendue inévitable par la découverte, brutale 354 , de l’exercice professionnel. De manière parallèle, la rationalité cognitive pourrait ne pas être en jeu dans la mesure où le type de situation que nous venons d’évoquer, et la question de rapport au temps que nous avons également analysée, ne laissent guère d’espace à l’ancrage de théories dont on aborde l’étude ou à la croyance qui aurait pu animer un projet antérieur d’enseigner.

Notes
351.

Les conditions du recueil de données peuvent avoir joué un rôle dans ce cas : l’absence de détection ne peut préjuger de l’inexistence, chez l’informatrice, de point de vue personnel.

352.

S’agissant des sciences de la matière, les théories constructivistes auraient pu être mentionnées, par exemple.

353.

En dehors du cadre temporel.

354.

L’informatrice emploie l’adverbe « brutalement » ; en évoquant la rentrée suivante, elle dit craindre d’être « parachutée », terme qui confirme la perception d’une rupture, d’une impréparation et, aussi, d’un danger potentiel.