2) Formalisation de la « scène du travail personnel « :

La « scène du travail personnel « s’inscrit dans trois espaces qui jouent leurs rôles respectifs selon un schéma relativement stable. Dans la phase de collecte d’informations, les bibliothèques sont prioritairement et abondamment consultées, et le domicile constitue un lieu secondaire de documentation, puisque la télévision contribue à fournir des ressources pour le travail pédagogique et didactique. En outre, la réflexion en vue de la conception des cours étant présentée comme un processus continu, nous envisagerons que, sous cet angle, les deux espaces soient, en quelque sorte, contigus. Le tiers-espace inclus par l’informatrice dans sa description se structure autour des établissements, de formation et du stage en responsabilité. Dans les deux cas, présentées de manière indifférenciée, nous avons affaire à une sorte de lieu ouvert, dans lequel l’échange, la sollicitation du conseil sont aisés, ce qui favorise la validation d’options, l’acquisition informelle de savoirs de la pratique ; il y est question, à plusieurs reprises, de « discussions », ce qui souligne le caractère informel et ouvert de cet espace, tel que semble le percevoir et en rendre compte l’informatrice. Dans la phase de « macération » qui doit précéder la synthèse et permettre la décision, le domicile est, de nouveau, le lieu de travail privilégié. Enfin, il convient de souligner que, dans les différents lieux mentionnés, l’activité liée au travail personnel est, selon le descriptif qui nous en est donné, consacrée exclusivement à la discipline enseignée.

Qu’il s’agisse de l’estimation du temps nécessaire à la préparation du cours, de l’utilité de le circonscrire par des démarches plus adaptées, de le contenir, lorsque l’on envisage l’activité à temps-plein, le volet temporel du travail personnel de l’informatrice est exprimé majoritairement dans un registre quantitatif. Cette prédominance peut relever de plusieurs facteurs : la matière enseignée, la pratique personnelle de l’informatrice, le caractère non-borné de l’activité telle qu’elle l’envisage.

La discipline de l’informatrice, l’histoire - géographie, repose, dans une visée d’enseignement/apprentissage, sur une documentation adaptée respectant, naturellement, les critères académiques et didactiques, tout en s’avérant accessible voire attractive pour les élèves auxquels elle sera proposée. La variété des sources, que souligne à l’envi l’informatrice, peut constituer, pour un enseignant non-averti, une forme de labyrinthe. La « passion » déclarée par le professeur-stagiaire peut concourir à lui faire rechercher l’exhaustivité dans sa quête de sources, de documents, d’informations et, dans un même mouvement, à éprouver continûment le plaisir de la recherche (Q3 / maîtrise et projet de thèse). Sa pratique documentaire antérieure, ancrée dans son travail d’étudiante, trouve un terrain d’expansion naturel dans cette activité de préparation de cours qui inclut la prise en compte de « notions un peu compliquées. » Le besoin de sécurité, tel qu’il transparaît à travers l’exigence revendiquée d’établir une planification à moyen et long termes, peut encore amplifier le temps de préparation.

Selon ces différentes hypothèses, on peut comprendre que le contrôle du temps, afin d’en limiter l’expansion, n’ait pas été, dans la pratique initiale, un but particulièrement privilégié. A cet égard, la perspective du temps-plein laisse entrevoir un paradoxe : pour contenir un débordement anticipé, l’informatrice formule ainsi l’option qui se présente à elle : « …] donc, je serai obligée de réduire et d’aller plus rapidement à mes objectifs, de passer moins de temps à réfléchir, à préparer mes cours [… » mais, ajoute-t-elle néanmoins : « Je veux toujours avoir un délai devant moi, donc je sacrifierai autre chose, je sacrifierai une partie de mon temps libre pour, quand même, avoir un délai. »

Ce terme de « temps-libre », utilisé à deux reprises au cours de l’entretien, mérite d’être examiné ; Il semble tracer les contours d’un espace identifié, puisqu’il est possible de « ronger tout le temps libre » (3b) ou d’en sacrifier « une partie » (Q4b). Les estimations avancées par l’informatrice en matière de rapport temps de travail / temps de préparation illustrent le phénomène : environ trois heures pour une heure effective devant la classe, soit 18 heures pour 6 heures maximum dans le stage en responsabilité, pour un total de 24 heures ; à temps-plein, l’estimation serait encore de 36 heures pour 18 heures de cours, pour 54 heures au total, en s’en tenant à la stricte préparation. La recherche d’économies, de rationalisation, sont compréhensibles face à une telle estimation. Sur un plan plus général, on pourrait formuler l’hypothèse suivante : le temps libre est-il, pour la profession enseignante, un volume stable qui peut délimiter a priori ; dans la pratique, selon les schémas organisationnels adoptés en matière de temps de travail personnel, à partir d’options personnelles et de règles générales communément partagées, le volume de temps libre peut être préservé ou significativement entamé. La tension vers l’équilibre s’opèrerait au fur et à mesure de l’expérience, ou de l’ancienneté dans la profession.

Les tâches et activités effectuées, et les démarches et procédures adoptées pour en garantir la bonne exécution, relèvent du domaine disciplinaire et du champ didactique. Il s’agit, en substance, d’assurer la préparation des cours et leur planification à moyen et long termes, à partir d’une documentation variée. Nous pensons devoir distinguer le volet disciplinaire du versant didactique pour deux raisons principales. La pratique documentaire, et la démarche personnelle qui en sous-tend la logique, trouvent leur origine dans une phase antérieure de la formation, à dominante académique ; les routines ainsi acquises ne semblent pas, dans la phase initiale de le pratique en responsabilité, remises en question ; elles se situent, partiellement, dans une continuité plus universitaire que secondaire ; ainsi, l’informatrice mentionne la maîtrise et un projet de poursuite en thèse pour illustrer sa « passion » pour la discipline et éclairer sa pratique documentaire. Cette motivation à chercher, rechercher, réfléchir, s’articule progressivement avec des impératifs plus spécifiquement didactiques. Pourtant, il est perceptible que cette forme d’aménagement de la pratique « empirique » initiale, au profit d’une démarche plus « pratique », ne signifie pas que tous les facteurs de rationalisation qui sont proposés à l’informatrice soient intégrés d’une manière homogène. Les conseils des pairs, explicitement associés à la réflexion sur le travail personnel, et les discussions partagées avec eux constituent un facteur incontesté de progrès dans la maîtrise professionnelle. En revanche, les supports fournis par les manuels, d’une part, et les livrets d’accompagnement des programmes, d’autre part, sont considérés avec un recul critique plus net : l’informatrice indique ne pas pouvoir se contenter « d’un ou deux manuels » (B.c.Q2.5), et s’inspirer des livrets d’accompagnement, « mais sans suivre toutes les directives données. » (G.d.Q4.1)

La prise en compte des destinataires que sont les élèves montre, plus sûrement, qu’une mutation d’ordre didactique est en gestation. Ainsi, la veille documentaire est orientée vers ce qui « pourrait être utilisable en cours, pour permettre une meilleure compréhension en cours des élèves » (C.a.Q1.2 et D.a.Q1.1), la recherche d’aide et de conseils a pour but de découvrir « ce qui « marche » auprès des élèves ou ce qui ne marche pas, ce qui est compréhensible ou ce qui ne l’est pas. »

La différence que nous avons soulignée entre le niveau apparent d’intérêt porté par l’informatrice aux conseils directs et celui accordé aux sources telles que manuels et livrets d’accompagnement peut sans doute s’expliquer, en partie, par le souci d’enraciner une pratique encore embryonnaire sur un terrain où il serait possible de s’appuyer, avec une relative fiabilité, sur la motivation des élèves ; une fois cela acquis, l’inscription de la progression didactique dans un cadre conforme aux prescriptions permettrait de parfaire la démarche.

Enfin, au titre des supports et matériels auxquels dit avoir recours l’informatrice, nous notons l’absence de mention de l’informatique, d’Internet ; Il ne s’agirait donc pas d’une source documentaire vraisemblable ou d’un matériel de saisie habituel. Aussi l’informatrice se trouverait-elle devant une ressource et une contrainte : une ressource relative à la liberté quant à l’organisation spatiale de son travail, non-dépendante d’un poste informatique, à domicile ou dans l’établissement scolaire ; une contrainte puisque l’absence de possibilité de stockage virtuel de documents, et de recherche à distance des bases de données des bibliothèques l’amènerait à de fréquents déplacements et à une gestion physique plus chronophage.

Le degré de généralisation du discours est perceptible dans l’usage du pronom « on », lorsqu’il est préféré à « je » ; « on » semble désigner « les professeurs-stagiaires en responsabilité ». L’alternance entre « on » et « je » marque l’articulation entre le cas général, pour lequel sont pris en compte contraintes et ressources, et les choix personnels assumés ou envisagés, qui illustrent une prise de distance et l’émergence d’une autonomie en matière d’organisation dans le travail personnel.