3.3.1. L’apprentissage explicite de la grammaire

A partir de l’hypothèse de l’input de Krashen, d’importantes conséquences pour l’enseignement de la grammaire surgissent. Dans son concept de l’acquisition d’une langue étrangère, les cours de grammaire n’ont plus de place ni de fonction dans l’enseignement. L’acquisition d’une langue étrangère se fait par définition de manière inconsciente et exclut alors l’apprentissage de règles. Un cours de grammaire fait donc toujours partie de l’apprentissage. De plus, dans un cours dans lequel on veut introduire une certaine structure, l’input devient automatiquement plus pauvre, puisque l’enseignant et les apprenants se concentrent sur la forme et non pas sur le sens. La communication d’idées est alors réduite à un minimum. Selon Krashen, une analyse contrastive en cours n’a pas non plus de sens. Même si les apprenants apprennent à tenir compte des différences dans les deux langues, il s’agit toujours seulement d’un savoir appris et n’aura aucune influence sur l’acquisition. Les règles apprises forment le moniteur qui ne peut être utilisé que très peu en situation naturelle. Pourtant, Krashen met en évidence que le moniteur, et alors les règles et structures apprises, peuvent être utiles dans certaines situations que peut rencontrer un apprenant. Ainsi, un utilisateur idéal du moniteur saurait exactement quand l’utiliser. Ces situations sont surtout des situations où l’apprenant ne se trouve pas dans une communication actuelle, mais où il a le temps d’appliquer les règles apprises et où il peut se focaliser sur la forme. Ceci est souvent le cas à l’écrit.

Krashen voit plusieurs dangers dans le cours traditionnel de grammaire : d’abord, ce sont le plus souvent les points grammaticaux qui déterminent les cours, c’est-à-dire que dans chaque nouveau cours, un nouveau point de grammaire est traité. Cela suppose que tous les apprenants parcourent le même développement, dans le même ordre et la même vitesse. Ils doivent tous être au même stade de l’apprentissage pour pouvoir profiter de la même manière du nouveau cours. Ceci n’est pourtant jamais le cas. De plus, chaque nouvelle structure est seulement présentée une fois, le cours suivant, une nouvelle structure est traitée et les structures traitées auparavant sont considérées comme connues et apprises. Krashen met pourtant en évidence qu’une structure ne peut pas être acquises en l’apprenant par cœur, et qu’un cours ne suffit pas pour bien l’intérioriser. Il est vrai que nos observations dans le chapitre précédent confirment cela. Ainsi, les nouvelles structures, souvent traitées dans un cours seulement, n’ont pas du tout été intériorisées par les apprenants. Enfin, Krashen remarque que les cours de grammaire supposent un ordre fixe de l’apprentissage de structures dans une langue étrangère. Il n’est pourtant pas encore clair dans quel ordre précis l’acquisition d’une langue se réalise. Il reproche alors aux manuels de fixer un ordre de l’apprentissage de règles qui ne correspond pas à l’ordre naturel. Le plus souvent, cet ordre dans les manuels serait choisi par simplicité prétendue, même si on a déjà découvert que certaines structures d’apparence simple ne sont apprises que très tard dans des situations naturelles comme dans l’acquisition de la langue maternelle. Ces problèmes ne se présentent pas si l’on a recours à l’hypothèse de l’input. Les apprenants, même s’ils ne sont pas tous au même stade de l’apprentissage, peuvent profiter du même input selon leur connaissance et compétence actuelles. Une même structure revient pendant plusieurs semaines, mais une fois acquise, elle fera alors partie des compétences de l’apprenant. Même si cette structure revient alors dans l’input, l’apprenant aura la possibilité de se concentrer sur d’autres structures qu’il ne connaît pas encore.

Krashen propose alors que si, on doit faire un cours de grammaire, il faut tenir compte du fait que la grammaire va seulement faire partie du moniteur mais qu’elle ne va rien apporter à l’acquisition même. Ainsi, il propose de seulement traiter la grammaire qui satisfait à trois nécessités :

‘Nous pouvons seulement enseigner ce qui est possible d’apprendre, et (…) ce qui est portable, ce qui peut être retenu dans les têtes des apprenants. (…) Nous n’avons pas besoin d’enseigner des règles que nos étudiants ont déjà acquises 18 . (Krashen (1982 : 115-116))’

Selon Krashen, c’est entre autre la morphologie simple qui satisfait à ces trois conditions.

Si l’on suit alors l’hypothèse de l’input de Krashen, aucun enseignement explicite des structures utilisées ne devrait être effectué en cours de langue étrangère. Les apprenants devraient seulement être confrontés à un input le plus divers possible.

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, Swain (1985) constate entre autres que l’input peut servir à l’acquisition des structures grammaticales, mais non pas parce que, comme le dit Krashen, l’apprenant se focalise sur le sens et oublie de se concentrer sur la forme, mais justement parce qu’il se focalise sur la forme. Ellis (1994) met également en évidence que la connaissance de structures grammaticales aide l’apprenant à reconnaître les structures dans l’input (qu’elles soient à l’écrit ou à l’oral). Le savoir explicite renforce alors la capacité de recevoir de l’input et d’acquérir des compétences implicites. De plus, il constate que les structures grammaticales facilitent la reconnaissance de la différence entre l’input et l’interlangue de l’apprenant. Même si cela ne provoque pas une amélioration immédiate, le fait de rendre conscient l’état de sa propre interlangue peut au moins indirectement contribuer à son développement. Comme Krashen le constate également, Ellis (1994) décrit que le moniteur peut jouer un rôle important dans la production de l’output, surtout à l’écrit où l’apprenant dispose le plus souvent de plus de temps pour réfléchir et pour chercher les structures adéquates. Enfin, il est convaincu que seulement le savoir explicite permet de parler d’une langue et cela peut influencer l’acquisition de certaines structures. Il est pourtant important de noter que pouvoir parler d’une langue n’implique pas forcément de connaître tous les termes grammaticaux.

Weskamp (2001) constate également qu’en négociant le sens dans une communication, il faut pouvoir modifier et restructurer les énoncés. Ceci ne peut pas se faire sans notions de grammaire et sans une certaine focalisation sur la forme. Ainsi, Weskamp (2001) propose que dans un cours communicatif de langue étrangère, quatre éléments jouent un rôle primordial dans l’apprentissage. Il faut donner à l’apprenant la possibilité de jouer avec la langue, de l’explorer et de la discuter, d’assurer et d’agrandir le savoir sur la langue et de se focaliser sur la forme. Ces quatre éléments se conditionnent (voir tableau 3).

Tableau 3 : La grammaire en cours de langue étrangère. Weskamp (2001 :165)
Tableau 3 : La grammaire en cours de langue étrangère. Weskamp (2001 :165)

Dans notre cas spécifique, cela voudrait dire qu’il faut se focaliser sur l’utilisation des déterminants différents et discuter et comparer leur emploi. Il faut amener les apprenants à devenir conscients, par exemple, des fonctions différentes que peut avoir le mot des et leur donner la possibilité de jouer avec ce mot. Cela signifie de leur laisser la place pour essayer et tester leur savoir et pour développer un sentiment de ce qui est correct et de ce qui ne l’est pas. Ainsi, les apprenants peuvent agrandir et assurer leur savoir sur la langue. Pour Weskamp (2001), l’enseignement explicite joue alors un rôle primordial dans l’enseignement d’une langue étrangère.

Un autre élément de l’hypothèse de l’input est le fait qu’il faut toujours se focaliser sur le sens au lieu de se focaliser sur la forme. Après avoir effectué plusieurs recherches empiriques, Scott (1990) constate que cela peut pourtant empêcher les apprenants d’apprendre de nouvelles structures. Ainsi, un cours de grammaire explicite semble avoir plus de succès qu’un cours de grammaire implicite. Dans sa recherche, elle a analysé les compétences grammaticales (de l’utilisation du subjonctif et des pronom relatifs) de deux classes universitaires différents, les uns suivant un cours explicite et les autres un cours implicite. Avant de traiter les nouvelles structures, un test de positionnement a été effectué pour pouvoir comparer le progrès après avoir traité les nouvelles structures. Il s’agissait de deux classes avec un niveau et des connaissances semblables, et pour éviter les erreurs, chaque groupe a suivi les deux approches, c’est-à-dire que ceux qui ont suivi le cours implicite pour le subjonctif, ont suivi le cours explicite pour les pronoms relatifs et le contraire. Dans les deux approches, aucun entraînement des structures, ni à l’écrit ni à l’oral, n’a eu lieu. Après la présentation des structures, un nouveau test a été effectué. Scott (1990) a alors constaté que les apprenants ayant suivi le cours explicite ont eu de meilleurs résultats dans les tests. Ces tests se composaient de QCM, d’un texte à trou mais également de quelques questions auxquelles il fallait répondre avec des phrases complètes, utilisant la forme en question. Scott (1990) suppose alors que les éléments linguistiques entendus dans un contexte naturel ne peuvent pas être placés dans un cadre grammatical par les apprenants. Ils profitent plus d’un cours de grammaire organisé où une présentation explicite est effectuée. Apparemment, les apprenants du cours implicite étaient plus concentrés sur le sens de l’histoire qui était absent pour les apprenants du cours explicite. Ces derniers pouvaient fixer toute leur attention sur la nouvelle structure.

En ce qui concerne l’enseignement explicite des nouvelles structures grammaticales, Nunan (1998) met en évidence qu’il faut faire particulièrement attention à l’ordre dans lequel les structures d’une langue étrangère sont enseignées. Ainsi, il ne faut absolument pas supposer que la grammaire peut être apprise dans un ordre linéaire. Il ne s’agit pas d’une construction régulière de structures qui sont comprises et qui peuvent être utilisées après les avoir traitées en cours, mais il s’agit plutôt d’un processus qui peut aller en avant mais également en arrière. Ainsi, il décrit que la maîtrise d’une certaine structure grammaticale n’implique pas forcément une maîtrise durative. Au moment où l’on avance et où d’autres structures s’ajoutent, l’apprenant devient souvent plus incertain des formes déjà apprises. Ceci est en effet le cas dans notre exemple des apprenants à l’université d’Oldenbourg. Leur confusion en ce qui concerne entre autres l’emploi du partitif et du mot de s’explique par le fait qu’avec le temps, d’autres emplois et structures se sont ajoutés et que les apprenants ne savent plus exactement comment les utiliser. On peut alors observer un apprentissage des formes non-duratif.

Nunan (1998) constate que la tâche de l’enseignant est d’abord de montrer clairement à l’apprenant qu’il y a un lien étroit entre la communication fonctionnelle et les formes grammaticales. Ainsi, il doit trouver un moyen de construire chez l’apprenant un lien entre la forme et son contexte. Il faut que les apprenants se rendent compte du fait que les formes différentes apprises semblent souvent redondantes mais qu’elles servent à donner plus de liberté à l’apprenant et à faire des différences stylistiques. L’apprenant comprendra alors que la grammaire sert, comme tous les autres éléments (vocabulaire etc.), non seulement à parler correctement, mais à maîtriser toutes les situations qu’il peut rencontrer. La langue se compose alors d’un ensemble de choix. Pour maîtriser tout cet ensemble, l’apprenant doit être encouragé à explorer activement la langue, à chercher des situations et contextes différents et à oser utiliser des structures différentes. Ceci ne peut pas se faire si l’apprenant n’explore pas non plus les relations entre la grammaire et le discours. En proposant par exemple des activités où les apprenants doivent analyser les styles (et alors structures) différentes, la conscience du choix est renforcée. De plus, les apprenants apprécieront la pensée que finalement, c’est eux qui choisiront les structures utilisées.

Nous allons alors suivre les idées de Nunan (1998) qui constate qu’il faut établir un lien entre les formes grammaticales et la communication fonctionnelle. Il est important de focaliser l’attention de l’apprenant sur la forme pour lui montrer que c’est celle-ci qui détermine le sens de l’énoncé. Bien sûr, il est possible de connaître les structures adéquates d’une situation spécifique si on acquiert une langue dans un environnement naturel (la langue maternelle et les enfants bilingues en sont la preuve). Mais la recherche de Swain (1985) nous montre qu’un apprenant a tendance à se focaliser sur le contenu sans tenir compte des structures utilisées. Il ne va alors pas forcément intégrer les formes entendues. Le savoir explicite va permettre de mieux analyser l’input que reçoit l’apprenant. En étant capable de nommer les éléments de la phrase et de se rendre compte des structures différentes, il pourra mieux les intégrer (Ellis (1994)). Bien entendu, nous le suivons également dans sa proposition qu’un savoir explicite ne veut pas forcément dire qu’il faut pouvoir exprimer les structures avec des termes grammaticaux.

Notes
18.

Traduit de l’anglais: « We can only teach what is learnable, and (…) what is portable, what can be carried around in the students’ heads. (…)We don’t have to teach rules that our students have already acquired. »