A : « Robin Hood’s Band » : la recherche d’une compagnie

L’aventure de Robert Creeley dans le monde littéraire commence par la recherche d’une « compagnie » 16 . Proche ou lointaine, elle va être son modèle et sa source de renouvellement constante. C’est en recherchant cette compagnie que Creeley se rapproche du milieu de l’art pour y trouver une inépuisable source de soutien et d’inspiration. En collaborant, il célébrera alors cette rencontre avec l’art, fondamentale pour son développement personnel et littéraire.

Cette quête d’une compagnie débute dans l’Amérique de l’après Deuxième Guerre mondiale. Le pays, devenu une superpuissance grâce au progrès économique et technologique, doit faire face aux conséquences parmi lesquelles figurent l’explosion du capitalisme et le début de la guerre froide. Le développement de la société de consommation, et l’action de ce que le psychologue et philosophe humaniste Erich Fromm définit comme l’« autorité anonyme » 17 , produisent un nivellement des goûts et réduisent la possibilité d’action spontanée. La guerre froide de son côté, avec sa menace nucléaire, contribue à accentuer un sentiment d’anxiété généralisée et de méfiance par rapport à « l’autre ».

L’esprit de victoire est rapidement remplacé par la conscience de la précarité de l’équilibre acquis. « Anxiety loomed behind such material victories » 18 , souligne Daniel Belgrad, une anxiété qui est principalement ressentie par les jeunes générations parmi lesquelles se diffuse un esprit de défaite et d’aliénation. La possibilité de s’exprimer librement semble se réduire à mesure que la société de consommation de masse progresse, d’où le sentiment nostalgique d’un passé dont la logique ne semble toutefois plus être disponible pour se repérer dans un monde où la stabilité fait place à l’instabilité, où l’ordre cède au désordre.

La perception de l’incohérence du réel avait déjà partiellement caractérisé l’expérience du monde de la modernité. A la fin des années 1950 toutefois, cette perception du monde social semble s’établir définitivement :

‘In all disciplines of human attention and act, the possibilities inherent in the previous conception of a Newtonian universe – with its containment, and thus the possibility of being known – have been yielded. We do not know the world in that way, nor will we. Reality is continuous, not separable, and cannot be objectified. We cannot stand aside to see it. Writing, and all of the art as well, have entered the altered consciousness of men’s situation in the world 19 .’

Être « dans-le-monde » signifie donc, selon cette vision post-existentialiste, faire l’expérience de sa fragmentation, de sa précarité et de la solitude de l’homme face au réel. Cette condition existentielle d’un individu n’ayant d’autre ressource que lui-même représente un stéréotype de la nouvelle génération américaine dont le malaise sera reflété dans les textes d’artistes tels que Bob Dylan qui, dans des chansons comme Like a Rolling Stone, devient porte-parole de la crise générationnelle 20 .

Pour se battre contre la dissolution de tout repère, l’homme s’accroche alors à ce qu’il y a de concret autour de lui, essayant de résoudre le manque de stabilité par l’ancrage dans le réel. Ceci sera d’autant plus évident pendant les années 1960 lorsque, suite à des événements comme le début de la guerre du Vietnam, l’assassinat de J-F. Kennedy et de Martin Luther King, et les mouvements de revendications sociales, on assiste à la rupture de cet équilibre précaire qui semblait encore pouvoir tenir pendant les années 1950. La réaction de la société sera alors celle d’un ancrage dans la seule dimension qui assure une sorte de stabilité, celle du marché. La prégnance de l’objet de consommation dans la société américaine de cette période est à voir comme la réponse à une nécessité de stabilité recherchée non pas dans le monde mais dans le « mondain ». L’art principalement sera vu comme l’expression d’une véritable « quête du réel, des choses tangibles auxquelles on pouvait se raccrocher » 21 , ce qui manifeste, comme le souligne Irving Sandler, une opposition des artistes au subjectivisme expressionniste de la décennie précédente.

‘Indéniablement, les artistes des années soixante s’intéressaient aux objets pour eux-mêmes, et non en tant que métaphores des sentiments humains ; c’est ce que Ruskin appelait le « sophisme pathétique ». Il y a donc eu un renversement des valeurs : du psychologique au concret, de la subjectivité à l’objectivité, de l’interprétation à la présentation, du symbole au signe – à une vision des choses dans leur réalité objective ; « dire les choses comme elles sont », l’un des slogans de la décennie 22 .’

Ceci est évident dans la pratique des artistes Pop et Hyperréalistes, mais également dans la photographie de rue des nouveaux réalistes qui, évoquant indirectement le principe de William Carlos Williams (« no ideas but in things »), changent la direction de la photographie américaine affirmant que toute chose peut être le sujet d’une œuvre d’art. Ils se consacrent ainsi à la représentation du nouvel environnement américain et leurs images arrivent presque à déclarer la disparition du sujet humain.

Du fait de cette condition de l’homme face au réel il fallait, selon Creeley, se reconnaître comme un objet parmi des objets, accepter la dépendance de l’être humain à l’environnement culturel et social auquel il appartient et qui représente le seul contexte à partir duquel il peut se définir. A la différence de la photographie et de la peinture toutefois, son écriture ne fait pas disparaître le sujet humain. Le poète semble proposer une nouvelle forme désenchantée d’humanisme, contraire aux idées anthropocentriques, qui conçoit le rôle de l’homme comme, sinon inférieur, au mieux équivalent à celui de l’objet. Tout comme l’objet, il n’est plus maître de ses actions mais victime de forces qui lui sont extérieures. « A man and his objects », écrit-il, « must both be present in this field of force we call a poem » 23 . Creeley manifeste alors l’influence de l’« objectivisme » de Charles Olson sur son écriture, dans lequel il percevait une alternative à la tradition humaniste de matrice européenne :

‘What Olson is trying to do is break a condition which is possibly much more disastrous the closer you are to the European tradition, not sentimentally, but growing up, you know, on the East Coast. […] And what Olson is, I think, most involved in doing is trying to find an alternative to the heavy humanist tradition. I mean, it’s all very well to speak of the human psyche and its value to human experience, but Olson was trying to work, not just towards an attitude, but towards an experience of humanness that would be as explicit, say, as any other physical event in the world 24 .’

Des personnalités telles que Olson et Robert Duncan constituent effectivement pour le jeune Creeley des modèles « autres » par rapport à la tradition académique de l’époque. Étudiant à Harvard il se trouve face à une tradition littéraire caractérisée par la domination de l’école du New Criticism et par « l’autorité prépondérante » 25 de l’œuvre de T.S. Eliot. Ne se sentant pas appartenir à cette tradition, à laquelle il oppose la tradition représentée par William Carlos Williams et Ezra Pound, il abandonne ses études pour rechercher une compagnie avec laquelle partager ses idées littéraires. La confusion culturelle et sociale de l’époque le pousse surtout à la recherche de relations humaines capables de constituer des repères. La recherche de la part du poète d’une compagnie, recherche qui semble représenter un véritable phénomène générationnel s’étendant au delà de sa seule expérience, prend alors la forme d’une réponse à une « polarisation » : comme l’explique James T. Patterson, dans l’Amérique des années 1960 on hésitait entre la participation et l’isolement, entre la nécessité de s’affirmer en tant qu’individu dans une société qui vise à la dépersonnalisation, et le besoin d’être reconnu en tant que tel par les « autres » qui représentent à la fois un appui et une menace 26 . En se constituant une « compagnie », Creeley semble essayer de concilier ces deux tendances en opposition et de répondre à la double exigence qu’elles produisent : d’une part celle d’un besoin de liberté et de spontanéité, d’autre part celle de se constituer des repères dans un contexte où le désordre semble prévaloir.

Avant de nous consacrer à l’exploration des rapports de l’écrivain avec l’art il est nécessaire de souligner comment la « quête » de Creeley, tout en constituant un exemple d’un phénomène assez commun à l’époque, reste néanmoins, à cause de sa durée, unique. Elle ne constitue pas une période définie de sa carrière correspondant à sa jeunesse, mais elle investit toute son œuvre, plongeant ses racines dans son enfance 27 . Tout le long de sa vie Creeley sera en effet poussé vers une recherche (que l’on pourrait presque qualifier de « compulsive ») de relations qui puissent, par l’échange et le dialogue, lui assurer une existence pour les autres et souligner la place que ces « autres » ont dans son univers personnel. « There is a company », affirme-t-il, « a kind of leaderless Robin Hood’s band, which I dearly love. I am sure that’s even a horn to summon us all. There is no company dearer, more phenomenal, closer to my heart » 28 . Grâce à la conscience de l’existence de cette confrérie idéale et idéalisée, la recherche du poète s’achève dans la pratique collaborative par laquelle le poète se constitue régulièrement une « famille » célébrant, par la création de l’œuvre d’art, l’importance de ses « rencontres ».

Notes
16.

Dans l’ensemble de notre texte nous allons nous référer au terme « company » souvent utilisé par Creeley pour indiquer la communauté d’écrivains et d’artistes à laquelle il se sentait appartenir. Ainsi, nous parlerons la plupart du temps d’« une compagnie » (« a company ») car le poète ne cherche pas uniquement « de la compagnie » mais signifie à plusieurs reprises son désir d’appartenir à une communauté littéraire/artistique spécifique.

17.

Fromm. The Sane So ciety. 1955. Dans cet ouvrage Fromm explique comment la diffusion au niveau social des lois du marché provoquerait un processus d’abstraction selon lequel, étant le commerce géré par cet élément abstrait qui est l’argent, les êtres humains sont considérés comme des marchandises, c’est-à-dire comme la personnification d’une valeur d’échange. Ceci mènerait à « l’aliénation » de l’individu qui semble ne plus être capable d’actions spontanées et autonomes.

18.

Belgrad. The Culture of Spontaneity: Improvisation and the Arts in Postwar America. Chicago: University of Chicago Press, 1999. 224.

19.

Creeley. « The Writer’s Situation ». Context of Poetry: Interviews 1961-1971. 185.

20.

Dylan. Dans Like a Rolling Stone (1965) il écrivait: « How does it feel/ how does it feel/ to be without a home/ like a complete unknown/ like a rolling stone? ».

21.

Sandler. Le triomphe de l’art américain: les années soixante. 68.

22.

Idem

23.

Creeley. « A Note on the Objective ». A Quick Graph: Collected Notes and Essays. Donald Alled ed.

24.

Creeely. Entrevue avec Ekbert Faas. Towards a New American Poetics. 172.

25.

Creeley. Tales Out of School. Préface.

26.

Patterson. Grand Expectations. Oxford : Oxford University Press, 1996. Patterson souligne la contradiction caractéristique de l’Amérique d’après Deuxième Guerre mondiale qu’il voit prise entre l’enthousiasme produit par le boom économique et l’univers de banalité et de saturation qu’il produit inévitablement.

27.

Creeley raconte comment, tout en ayant eu une enfance heureuse, la sensation de solitude et le besoin d’une compagnie l’ont toujours accompagné. En conversation avec Bruce Jackson, il explique : « I think partly because of growing up in a small town, which on the one hand, had a very intimate and to this day has still that, echoes of that real fact of people, both my people from that time but also the habits of this town, although it’s now largely suburbia. In any case, because my father had moved us in as a family, and although my mother was the town nurse, so that was certainly a real identification, I never felt quite person to the place. I mean I felt, on the one hand, who else could I be, I lived there. I had my friends there. They’d stay friends all my life. But I curiously never, I didn’t know quite how I’d got there. I felt like a foundling, as though I’d been left on the doorstep. So it was, it was always a curious ambivalence. Also our household didn’t have much company. There wasn’t, in the old-fashioned sense of “company come for dinner” or something. There weren’t many people coming and going from our house. It wasn’t physically isolated, but the nature of my mother’s work and her fatigue obviously when she had finished. Although she was a warm and responsive person, she was not a comfortably social person. That kind of “you all come in” was not her ability ». (« Robert Creeley and Bruce Jackson on the subject of Company ». Buffalo Report, 5 Apr. 2005. <http://buffaloreport.com>). En évoquant le mythe de la petite ville par des références à l’existence d’une communauté homogène et soudée ou à la maison individuelle, Creeley souligne en même temps le malaise éprouvé pendant son plus jeune âge. Ce qu’il définit comme une « étrange ambivalence » (a curious ambivalence) n’est que l’expression de la confrontation du mythe avec la réalité d’exclusion sociale qu’il cache souvent, et le témoignage d’un manque inhérent à son enfance et qui semble l’accompagner jusqu’à l’âge adulte.

28.

Creeley. « The Writer’s Situation ».Context of Poetry: Interviews 1961-1971. 184.