1) De modèle à « stimulus actif » : la rencontre avec l’art

La recherche d’une « compagnie » de la part de Creeley, répondant à la polarisation participation-isolement, se présente donc d’une part comme le produit d’une exigence de spontanéité, d’autre part comme le reflet d’une recherche de repères. Comme nous l’avons vu, le besoin de spontanéité était ressenti par une génération entière d’intellectuels révoltés par le pacte que la société leur imposait : appartenir à la société en sacrifiant leur propre voix, la mettant au service du pouvoir dominant, ou bien être des outsiders. Le développement des mouvements de contre-culture qui marquent l’horizon culturel américain jusqu’à la moitié des années soixante n’est qu’un exemple de cette nécessité de se constituer sa propre micro société idéale à l’intérieur de laquelle il est possible de s’exprimer librement. La mise en valeur de la personnalité que chaque intellectuel poursuivait au sein de ces groupes s’opposait ainsi à la dépersonnalisation diffusée au niveau social où la sensibilité individuelle semblait ne plus avoir de valeur à cause de l’action généralisante de l’autorité 29 .

Ainsi, pour Creeley comme pour la plupart des jeunes intellectuels de l’époque, la recherche d’une « famille » artistique coïncide avec la quête d’une voix lyrique. La rencontre avec Charles Olson et avec la communauté des artistes rassemblés au collège expérimental connu sous le nom de Black Mountain College, représentera une première étape essentielle pour l’affirmation de la voix unique du poète 30 . Le rapport avec Olson, établi au début des années 1950, constitue une véritable « ouverture » pour la carrière du jeune Creeley et une voie de sortie à la crise qu’il traverse au niveau personnel à cause de la fin de son premier mariage 31  :

‘In 1950, a chance contact with Charles Olson, gained through a mutual friend, Vincent Ferrini, changed my mind entirely and gave me access at last to a way of thinking of the process of writing that made both the thing said and the way of saying it an integral event. More, Olson’s relation to Black Mountain College (which led to my own) found me that company I had almost despaired of ever having 32 .’

Les deux écrivains entreprennent une très longue correspondance à travers laquelle ils trouvent le moyen de se battre contre la solitude et l’isolement. La lettre devient alors le premier moyen d’échange d’une vision du monde, ce premier « lieu » où Creeley réussit enfin à trouver sa voix, pour ensuite l’affirmer au niveau de l’écriture. La correspondance restera d’ailleurs un moyen d’échange constant pour l’écrivain : elle va guider et enrichir sa pratique collaborative et lui assurer un constant contact avec les autres 33 . L’ouverture représentée par la rencontre avec Olson se concrétise dans le nouveau regard vers le monde que Creeley acquiert grâce à son modèle. Comme il le raconte, Olson lui apprend à sortir d’un état d’indifférence et de désillusion par rapport au réel, état qu’il partageait avec beaucoup d’autres jeunes qui, tout comme lui, demeuraient « dans leur propre isolement pensant ne rien voir ». La lecture des The Maximus Poems aide ainsi l’écrivain à sortir de cet état de résignation. « The Maximus Poems are, or seem first to me », écrit-il en 1953, « the modulation of a man’s attentions, by which I mean the whole wonder of perception » 34 . Le rôle central de la perception tout comme la stimulation des organes visuels vont façonner, comme nous le verrons dans les chapitres consacrés à la vision, l’expérience collaborative de Creeley, l’encourageant à être constamment attentif et vigilant par rapport à ce qui l’entoure.

Si d’une part la recherche d’une compagnie correspond, comme nous l’avons vu, à une exigence généralisée de spontanéité expressive, elle se présente également chez Creeley comme une réponse à une recherche de repères. Essayant de reconstituer un ordre dans le chaos et l’incohérence, le poète, comme la plupart des artistes de l’époque, regarde les autres disciplines à la recherche de modèles. « Attention is looking for something to pay attention to » 35 , explique Creeley en citant Merleau-Ponty.

Les arts ainsi semblent « se faire les uns avec les autres » 36 pendant la période comprise entre 1950 et 1960. Les écrivains ne sont pas les seuls à rechercher des repères dans d’autres domaines, nous pouvons assister à une même « quête » de la part des peintres, sculpteurs et musiciens qui font de l’interdisciplinarité leur base créative. Cet échange est partiellement le produit de la valeur que la pratique collaborative détient dans des contextes tels que la New York School et le Black Mountain College où la « contamination » des arts les uns par les autres est fortement encouragée. Des écrivains tels que Frank O’Hara, Kenneth Koch ou John Ashbery se forment, tout comme Creeley, dans un milieu expérimental et interdisciplinaire établissant avec l’art une relation durable et profonde. Dans « Why I Am Not a Painter » (1956) notamment, O’Hara expose la nature hautement collaborative du processus créatif lui-même. N’exaltant pas uniquement des valeurs de l’Expressionnisme Abstrait comme le rôle central des matériaux et l’interdépendance de l’abstraction et de la figuration, l’auteur propose une véritable parabole des rapports peinture-poésie. Comme le souligne David Lehman, dans les vers « I am not a painter, I am a poet./ Why ? I think I would rather be/ a painter, but I am not » 37 nous pouvons lire ce qu’il définit comme « the painter-envy » caractérisant les relations entre les écrivains et les artistes new-yorkais à l’époque de l’explosion de l’Expressionnisme Abstrait 38 .

Même si, en ce qui concerne Creeley, nous ne pouvons pas parler de « jalousie » par rapport aux acquis artistiques de son époque, ceux-ci sont néanmoins regardés avec beaucoup de respect et d’admiration de la part du jeune poète qui désire obtenir des mêmes résultats dans son écriture. C’est donc en considérant l’art comme un modèle, que débute l’aventure de Creeley dans l’univers artistique international 39 . D’une part l’art constitue un exemple auquel emprunter des techniques et des styles. D’autre part, il lui offre des solutions pour composer avec une réalité nouvelle lui montrant la nécessité de s’adapter à une temporalité comprimée, basée sur le présent. La peinture des expressionnistes abstraits, comme la révolution musicale opérée par Charlie Parker, deviennent les modèles principaux grâce auxquels Creeley réussit à définir les bases de sa poétique en découvrant des coïncidences extraordinaires avec la recherche esthétique qu’il avait entreprise avec Olson.

La véritable rencontre avec l’art a lieu, comme le poète le raconte, en 1953. Intrigué par l’essentielle « américanité » de certains artistes tout comme par leur inconditionnelle solitude dans laquelle il voyait un reflet de la sienne, il commence ainsi à explorer ce milieu riche en perspectives. « It wasn’t really the painting as something done that interested me », explique-t-il. « It was the painter, or the activity of painting I was really intrigued by. And so, at the beginning of that time I began to look at things ». Ainsi il continue:

‘I was intrigued by the condition of life these guys had. Not simply that they were drinking all the time, but they were loners and they were, they were peculiarly American, specifically American in ways that writing, except for Williams and Olson and Duncan – I mean, they had almost you might say the iconography of the peculiar American fact. And their ways of experiencing activity, energy – that whole process, like Pollock’s “When I’m in my painting” – that the whole condition of their way of moving and acting and being in this activity was so manifestly the thing we were trying to get to with Olson’s “Projective Verse,” the open field, you know, The Opening of the Field. [...]’ ‘That curiously, was far more fresh as imagination of possibility than what was the case in writing, where everything was still argued with traditional or inherited attitudes and forms. So, in the middle fifties anyhow, the painters, without any question, became very decisive for me personally 40 .’

En observant le milieu artistique plus encore que l’art pendant cette période 41 , l’écrivain semble trouver les réponses qu’il recherchait, sans succès, dans le milieu littéraire de son époque, incapable d’établir un pont entre la nouvelle génération d’écrivains et celle représentée par Pound et Williams 42 . Surtout, des peintres tels que Willem de Kooning et Jackson Pollock semblaient avoir traduit esthétiquement des concepts que Creeley et Olson avaient théorisés dans leur correspondance et que ce dernier avait synthétisés dans le célèbre essai « Projective Verse » (1950). Aux yeux de Creeley, l’art semblait alors avoir réalisé ce « passage » fondamental de la représentation (mimésis) à l’expression de l’énergie caractéristique du processus créatif que l’écriture aussi visait à accomplir. En réalité, le lyrisme whitmanien avait déjà permis à l’écriture de dépasser les limites de la mimésis. D’ailleurs, son influence sur Pound et Williams est évidente et influe sur leur intérêt pour les formes d’expressions artistique de leur époque. En regardant les œuvres de Pollock pour la première fois, Creeley sera ainsi plutôt le témoin direct d’un changement d’attention, focalisée maintenant sur le processus créatif plus que sur le produit de ce dernier, que d’un dépassement de la mimésis. Comme il le souligne, le point de contact entre les théories littéraires et artistiques de son époque était à rechercher au niveau de la notion de « processus » élaborée par Alfred Norton Whitehead dans Process and Reality 43  :

‘Possibly I hadn’t as yet realized that a number of American painters had made the shift I was myself soanxious to accomplish, that they had, in fact, already begun to move away from the insistently pictorial, whether figurative or non-figurative, to manifest directly of the energy inherent in the materials, literally, and their physical manipulation in the act of painting itself. Process, in the sense that Olson had found it in Whitehead, was clearly much on their minds 44 .’

L’occasion d’un contact direct avec ces innovations et d’une rencontre avec cette « compagnie » représentée en partie par les peintres américains qu’il admire, ne tarde pas à se présenter. La période vécue au Black Mountain College à partir de 1954 est primordiale dans le rapprochement du poète du milieu artistique et pour la réalisation des possibilités de son écriture.

‘The way I came of age as a poet, or came into poetry at the time, it really was a company. I’d lived in a sort of isolated manner and then suddenly arriving at Black Mountain I found here were all these peers and relationships were just validating and reassuring beyond belief. That company stayed all my life. I’d blessedly have it, had it 45 .’

L’interdisciplinarité étant à la base de la pratique pédagogique du collège, Creeley peut prendre contact avec d’autres langages expressifs et faire l’expérience d’un dialogue direct entre différents matériaux. Surtout, il remarque comment il est possible de traduire les recherches effectuées dans le domaine de la peinture au niveau de l’écriture. La notion de « compagnie » semble alors s’élargir. Elle devient concrète et abstraite, englobant, pendant cette période, aussi bien les artistes et les écrivains que les arts et en faisant de l’expérimentalisme et de la collaboration les terrains de jeu de plusieurs jeunes intellectuels.

Les formes expressives encouragées dans le collège constituent pour Creeley également un exemple de la création d’un langage alternatif par rapport au discours hégémonique. La quête de la sincérité et de la spontanéité artistiques seront, à partir de ce moment, centrales dans le développement du jeune écrivain qui, comme toute la génération d’artistes réunis au Black Mountain, conçoit la poursuite d’une expression authentique comme sa propre responsabilité d’être humain. L’homme Creeley revendiquera ainsi toujours sa présence dans ses vers, son être responsable de chaque mot, incarnant cette métaphore visuelle de la sincérité énoncée plusieurs fois par Ezra Pound et à laquelle Creeley fera souvent référence : « Man standing by his word – Pound’s translation of the Chinese ideogram for sincerity – stays as my own measure, but I have begun to apprehend too the complexity of that situation » 46 , affirme-t-il en 1969. Cette conception de la « sincérité », qui d’une part met l’accent sur la responsabilité de l’écrivain, souligne également la relation immédiate qui doit exister entre le corps et le langage, entre une « perception » et un « acte » :

‘Possibly the attraction the artist had for people like myself – think of O’Hara, Ashbery, Koch, Duncan, McClure, Ginsberg; or Kerouac’s wistful claim that he could probably paint better than Kline – was that lovely, uncluttered directness of perception and act we found in so many of them 47 .’

En observant le travail des artistes, Creeley apprend ainsi l’importance de ce rapport immédiat entre la perception visuelle et la création 48 qu’il essayera de garder tout le long de sa carrière de collaborateur. L’instantanéité avec laquelle il essaye d’enregistrer ses perceptions dérivant de l’observation d’une image (que nous aurons l’occasion de remarquer lors des analyses des œuvres collaboratives) semble être le produit direct de ces enseignements communiqués par les artistes qu’il côtoie au Black Mountain College.

Ainsi, au début de la carrière littéraire de Creeley, l’art dans son acception la plus vaste (peinture, sculpture mais aussi musique) fonctionne en tant que modèle. A ce propos nous pouvons distinguer trois niveaux d’influence principaux caractérisés respectivement par les modèles modernistes, Expressionniste Abstrait et Minimaliste, et enfin par le rôle de la musique. Premièrement il faut prendre en compte le rôle des techniques modernistes de dérivation artistique dont a hérité Creeley à travers ses prédécesseurs. La technique de la juxtaposition (équivalent littéraire du collage cubiste), extrêmement présente dans l’écriture du poète, était caractéristique aussi bien de la poésie « cubiste » de Gertrude Stein que de l’écriture de William Carlos Williams. Ce dernier avait d’ailleurs été profondément influencé par les innovations artistiques apportées par le Cubisme au point de collaborer avec des artistes appartenant à ce mouvement comme le peintre Juan Gris 49 . La théorie esthétique à partir de laquelle le mouvement cubiste s’est développé voyait l’œuvre d’art comme le produit d’une réaction émotionnelle élémentaire et immédiate à la perception des lignes, des couleurs ou des formes qui entouraient l’artiste. Williams était surtout intéressé par la fusion d’éléments concrets et abstraits dans les images cubistes, ce qu’il essaye de traduire dans son écriture. Ce jeu entre le concret et l’abstrait sera d’ailleurs transmis à Creeley. Williams représente en effet un modèle idéal pour l’intégration de principes artistiques à l’écriture : il montre au jeune Creeley la possibilité de partager, au-delà des différences entre les disciplines, les mêmes objectifs et souligne l’utilité d’un échange entre les différents domaines artistiques. La recherche de repères représente ainsi le moteur commun qui conduit des artistes tels que Williams vers l’art plastique : « No one knew consistently enough to formulate a “movement”…We were restless and constrained, closely allied to the painters », raconte-t-il. « Impressionism, Dadaism, Surrealism applied to both painting and the poem » 50 .

L’Imagisme puis le Vorticisme d’Ezra Pound, tout comme les théories idéogrammatiques et les techniques de représentation analogique héritées de Ernst Fenollosa 51 , influencent partiellement l’écriture de Creeley qui retient de ces deux derniers modèles principalement la possibilité de traduire, par le langage, la simultanéité perceptive de l’image visuelle. Le concept d’énergétique d’origine poundienne, ou bien les idées relatives à la cinétique des mots seront ensuite théorisés par Olson, et indirectement par Creeley à la suite de l’échange épistolaire qu’il entretient avec lui, dans « Projective Verse ».

Beaucoup de théories énoncées dans ce célèbre essai sont en effet d’inspiration moderniste évidente. Le mérite de Olson a été de théoriser une poétique privilégiant l’aspect énergétique du langage, déjà découvert par Pound et les imagistes mais qui n’avait jamais été théorisé de façon systématique et officielle. Dans ce fameux essai, plusieurs points nous renvoient aussi bien à l’Imagisme et au Vorticisme, qu’aux avant-gardes du début du siècle. L’idée du poème comme « champ d’action » avait notamment été examinée par Williams et Pound encouragés par les théories de Kandinsky. Olson reprend cette idée et l’applique à sa conception du vers « ouvert » proposant ce qui peut être vu aujourd’hui comme une analyse structuraliste avant la lettre : le poème est un « champ de forces » où chaque syllabe doit être considérée par rapport aux liens qu’elle entretient avec les autres. Cette composition par champ permettrait de reconnaître, selon Olson, la nature cinétique des choses : le poème opère un transfert d’énergie de l’écrivain au lecteur. Mais aussi bien la nature cinétique des choses, que l’importance de rendre le mouvement dans l’œuvre d’art, avaient déjà été soulignées par Williams et, avant lui, par l’avant-garde Futuriste. Celle-ci avait également mis au premier plan la nature « potentielle » du vers, c’est-à-dire le fait qu’il doit être projeté vers le futur (prospective). Enfin, le processus conçu par Olson pour donner une forme aux énergies que l’on a accumulées, ne paraît pas être tout à fait nouveau mais semble se rapprocher des théories imagistes de Pound, même si, dans ce cas, la traduction de « l’énergie » a lieu à deux niveaux expressifs différents. Selon l’auteur de « Projective Verse », « une perception doit conduire d’une façon directe et immédiate à une autre perception » 52 , ce que Pound avait déjà partiellement évoqué à propos de son poème « In a Station of a Metro », lorsque il parlait de la nécessité de rapprocher de façon « immédiate » deux images conceptuelles de nature différente. La différence toutefois ici concerne la distinction entre l’ordre métaphorique et métonymique. En parlant du rapprochement immédiat de deux images « conceptuelles » de nature différente Pound évoque la métaphore. Au contraire, lorsque l’on parle du rapport entre des perceptions comme chez Olson, qui affirme qu’une perception doit conduire à une autre perception, nous sommes dans l’ordre métonymique.

La « révolution » souvent associée au manifeste de l’écriture projective se présente ainsi comme le produit d’une réaction à la tradition inaugurée bien plus tôt par Walt Whitman et perpétuée ensuite par Pound et Williams. L’idée de « nouveauté » associée à la poésie produite aux États-Unis après le second conflit mondial, et confirmée par l’apparition d’anthologies telles que The New American Poetry (1960) éditée par Donald Allen, n’est ainsi que le produit de la nouvelle image du pays que les medias essayaient de véhiculer. La vérité de la création artistique, comme le souligne T.S. Eliot, est toujours le produit d’un dialogue entre la tradition et le « talent individuel » qui montre comment le passé et le présent s’influencent réciproquement :

‘The existing order is complete before the new work arrives; for order to persist after the supervention of novelty, the whole existing order must be, if ever so slightly, altered; and so the relations, proportions, values of each work of art toward the whole are readjusted; and this is conformity between the old and the new. Whoever has approved this idea of order, of the form of European, of English literature, will not find it preposterous that the past should be altered by the present as much as the present is directed by the past. And the poet who is aware of this will be aware of great difficulties and responsibilities 53 .’

L’écriture de Creeley, par sa re-appropriation critique des théories poundiennes et olsoniennes tout comme par son choix de dépasser les limites de l’Expressionnisme Abstrait, confirme l’existence de cet échange entre la tradition et la nouveauté. Le rapport établi par le poète avec le modernisme explique également l’influence sur l’écriture de Creeley des théories esthétiques développées par des artistes tels que Paul Klee et Vassili Kandinsky qui ont eu un rôle fondamental dans la révolution artistique du XXe siècle. Tous deux d’ailleurs, ayant grandi artistiquement dans le Bauhaus, avaient élaboré des théories artistiques qui se prêtaient à des analyses interdisciplinaires. L’art de Klee, dont Creeley connaissait les principes énoncés dans « On Modern Art », devient un objet de discussion dans sa correspondance avec Olson 54 . Creeley souligne notamment la conception de Klee de l’artiste en tant que « moyen » par lequel il s’opère la transmission d’un message ou d’une émotion sur la toile, ou encore l’importance du présent en tant que dimension unique de l’œuvre d’art, ce qui se concrétisera dans des œuvres collaboratives telles que Presences et Theaters 55 . Kandinsky quant à lui, avait profondément influencé les prédécesseurs littéraires du poète soulignant, notamment dans Concerning the Spiritual in Art (1911), la nécessité pour les arts de s’appuyer les uns sur les autres tout en mettant en place un processus de re-appropriation :

‘This borrowing of method by one art from another, can only be truly successful when the application of the borrowed methods is not superficial but fundamental. One art must learn first how another uses its methods, so that the methods may afterwards be applied to the borrower's art from the beginning, and suitably. The artist must not forget that in him lies the power of true application of every method, but that that power must be developed 56 .’

L’influence moderniste est donc présente dans l’écriture de Creeley même si elle est filtrée par ses rapports avec les artistes contemporains. A ce propos, il faut tenir compte de l’action combinée de l’Expressionnisme Abstrait et du Minimalisme sur l’écriture du poète. L’Expressionnisme Abstrait est admiré pour l’importance qu’il accorde à la spécificité des matériaux, pour l’insistance avec laquelle les artistes affirment l’absence d’idées préalables à l’acte créatif, et bien sûr pour l’utilisation de la toile en tant que « champ », ce qui les conduit parfois à défier et dépasser les limites du cadre. Les textes de critique littéraire de Creeley foisonnent d’ailleurs de références directes à l’Expressionniste Abstrait dont il souligne le lien avec les théories olsoniennes. En décrivant son processus créatif, il le définit notamment comme « la réalisation d’un événement linguistique » 57 qui se termine lorsque l’énergie tombe, définition dans laquelle on remarque l’influence des affirmations de Jackson Pollock concernant l’acte créatif. Celui-ci est souvent cité comme exemple par Creeley qui, en dialoguant avec Charles Tomlinson en 1964, souligne la profonde réassurance produite par la coïncidence des théories olsoniennes avec celles du peintre expressionniste dont le travail constituait ce qu’il définit comme « un parallèle rassurant » :

‘I think of a comment by Pollock when he makes a point about his own work. He says, “When I’m in my panting, I am not aware of what I am doing. It is only after a sort of ‘get-acquainted’ period that I see what I have been about. I have no fears about making, changing or destroying images, because the painting has a life of its own. I try to let it come through. It is only when I lose contact that the result is a mess. Otherwise, there is pure harmony and it is easy going” 58 .’

L’expressionnisme fonctionne ainsi comme un modèle théorique dans lequel le jeune Creeley découvre des correspondances avec ses modèles littéraires. Toutefois, ses poèmes ne seront jamais véritablement expressionnistes, ce qui le distingue de poètes tels que Frank O’Hara ou James Schuyler qui, au contraire, comme nous l’avons vu à propos de « Why I Am Not a Painter », cherchaient à produire, par les mots, un véritable choc émotionnel équivalent à celui dont le spectateur fait l’expérience face à un tableau de Pollock ou de De Kooning. D’ailleurs leur poésie était définie, par analogie avec l’œuvre des expressionnistes abstraits, comme de l’« action poetry ».

Ainsi, même s’il en défend constamment les positions idéologiques et stylistiques, Creeley est tout à fait conscient des excès du subjectivisme expressionniste qui est filtré, et donc limité dans son écriture, grâce à l’influence du Minimalisme à partir de 1960. Creeley voit ce passage d’un courant artistique à l’autre comme naturel et nécessaire : il en souligne ainsi la continuité plutôt que la rupture. « It is interesting that it should be in what seems the antithetically disciplined formalism of Frank Stella, and those akin to him as Neil Williams and Larry Poons that the gains of Abstract Expressionism are most used », écrit-il 59 . C’est en absorbant ce passage grâce au maintien d’une position constamment critique par rapport à ses modèles que Creeley découvre sa spécificité à l’intérieur du milieu artistique américain. Il confirme en même temps sa partielle indépendance vis-à-vis des théories olsoniennes qui semblent rester au niveau des acquis de l’Expressionnisme Abstrait et de l’application parallèle des théories poundiennes concernant l’énergétique. Décrivant le travail des artistes minimalistes qu’il admire, Creeley propose ainsi une définition indirecte de son propre rapport avec la « tradition expressionniste » :

‘Those artists who most saw the experience of Abstract Expressionism, its completions or its success, tended therefore to move towards alternatives, instead of continuing its situation, instead of making it a tradition, moved on from its containments to areas that hadn’t actually been used 60 .’

Grâce au filtre du Minimalisme, Creeley apprend ainsi à prendre ses distances par rapport à l’égocentrisme expressionniste : dans la poétique de l’écrivain, on constate ainsi une négociation entre ces deux mouvements, comme entre le contrôle et la spontanéité, la présence et l’absence d’idées préexistantes à l’acte créatif, l’impersonnalité et la participation 61 . L’omniprésence du « I » dans son écriture, comme nous aurons l’occasion de le remarquer dans ses collaborations, n’est donc pas le reflet du subjectivisme mais le signe d’une prise de responsabilité de la part de l’écrivain par rapport à ses mots 62 .

Il est nécessaire de rappeler enfin le rôle de la musique en tant que troisième modèle fondamental pour le développement de l’écriture de Creeley. Tout comme les arts plastiques, la musique représente un modèle pour l’écrivain qui dans l’improvisation jazz trouve une base technique à laquelle il fera souvent référence pour la composition de ses vers. Creeley semble être principalement influencé par la naissance du be-bop. Le passage des Big Bands aux petits groupes de musiciens réunis dans les jam sessions marque un changement des rôles de chaque musicien qui reflète l’exigence de spontanéité et de liberté ressentie au niveau social. Si dans les Big Bands il existait encore un chef d’orchestre qui gérait l’interprétation des morceaux musicaux, lors des jam sessions ce rôle devient mobile et est assumée successivement par chaque membre du groupe. Le groupe d’ailleurs n’est plus séparé du public par la piste de danse mais établit avec le spectateur un dialogue direct et constant, le faisant participer activement à la création. Le jazz admiré par Creeley sera donc surtout représenté par des personnalités telles que Charlie Parker, Thelonious Monk et Miles Davis qui, comme le souligne le poète, semblent être limités uniquement par ce qu’il définit comme « la nature de leur activité » 63 . Écoutant, à la fin des années 1940, les enregistrements des jam sessions Creeley découvre des modèles desquels s’inspirer pour le traitement des silences et des unités rythmiques dans son écriture:

‘This is what I was doing from 1946 to 1950. […] I listened to records. I was fascinated by them; well, first of all, not at all easily, I was fascinated by what these people did with time. Not to impose this kind of intellectual term upon it, as I’d question that; but I want to emphasize this was where I was hearing “things said” in terms of rhythmic and sound possibilities 64 .’

Comme l’explique Sascha Feinstein, l’innovation opérée par Parker consistait dans le développement d’une cadence harmonique qui le poussait à étendre ses phrases musicales au-delà des schémas classiques. Même si la compression de l’écriture de Creeley se différencie de la longueur du souffle de Parker, le poète voit dans la musique de son modèle un exemple de la conformation de la forme musicale au souffle de l’artiste, ce qui coïncide avec l’enseignement de Olson de faire correspondre la longueur des vers du poème à son propre souffle pendant l’acte créatif 65 .

Les compositions aléatoires de John Cage représentent un autre modèle fondamental pour le jeune Creeley. Rencontré au Black Mountain, le musicien compositeur l’initiera à une autre utilisation de la technique du thème et de la variation caractéristique des improvisations du jazz. Comme nous le verrons dans le chapitre consacré au « Common Place », Cage sera particulièrement admiré pour la composition d’œuvres sérielles et pour le jeu entre création et destruction des barrières formelles. La spontanéité défendue par les musiciens de jazz semble ainsi s’unir aux théories esthétiques des expressionnistes abstraits pour contribuer à la définition de ce que Daniel Belgrad nomme une « culture de la spontanéité », caractéristique de l’art américain des années 1950 66 . Cage, tout en se basant sur des techniques semblables, s’intéresse à des procédés aléatoires différents, fondés sur la répétition et la monotonie, et qui se développent à partir de règles formelles précises plus en accord avec l’esthétique des années soixante. Tout comme dans son rapport avec les arts plastiques, Creeley semble donc se positionner à mi-chemin entre ces modèles musicaux, créant des poèmes qui restent en équilibre entre l’énergétique expressionniste et la précision minimaliste, la spontanéité et le contrôle. Son écriture témoigne d’une vision du poème qui est à la fois un « lieu » (« a place to be ») et un « acte », et qui voit son créateur hésiter entre le localisme et l’avant-garde. Dans « I am Given to Write Poems » en effet, Creeley d’une part affirme partager la vision de Robert Duncan du poème en tant que « champ où l’on retourne » :

‘This sense of poem – that place, that meadow – has echoes of so many things that are intimate to my own sense of the reality experienced in writing. One would find that field or “meadow” in Whitman also, and it would be equally the sense of place I feel in Allen Ginsberg many times to be entering, to be speaking of, or longing for 67 .’

D’autre part, deux pages plus tard, en citant « The Desert Music » de William Carlos Williams il affirme: « In “The Desert Music” – for myself the loveliest form he left us – Williams makes further qualification of the poem in its particular and singular function of making real […] Act becomes the primary issue of “verb”, or verbum, a word » 68 .

A partir de la fin des années 1950 on peut toutefois remarquer un changement du rapport de l’écrivain avec l’art. Jusqu’alors il avait fonctionné comme un modèle. Une fois absorbés ses enseignements, Creeley, plus confiant dans ses moyens, regarde le milieu artistique non pas seulement comme un réservoir d’exemples mais comme une source d’inspiration. L’art devient ce « stimulus actif » dont il parle à propos de sa pratique collaborative qui va se fonder ainsi sur un échange et non plus sur un rapport de dépendance. Ce changement de perspective coïncide avec une ouverture aux « autres » que les critiques remarquent dans son écriture à partir des années 1960. Ekbert Faas décrit le changement comme le produit de la rencontre de l’écrivain avec le vide, puis de son refus :

‘Most of his [Creeley’s] recent poetry seems to have been written by a man who, after emerging from the depths of mystic experience and still blinded by the glaring vision of emptiness, has come stumbling back into reality, groping for a hold in the bewildering chaos of a world, deconceptualized by his former quest of the void 69 .’

Creeley lui-même souligne le changement de son rapport au monde et de son écriture pendant cette période : « I was trying to think of ways in which the statement could include the diversity and variousness of experience rather than always choosing these moments of intensive crisis which tend to be singularizing and thus contained » 70 . Ce qui nous semble central dans ce discours, est le fait que, non plus tourné uniquement vers le « I » mais ouvert aux suggestions de ces « they » qui, au début, représentaient une menace 71 , l’écrivain découvre la communauté de l’expérience humaine et ce changement d’attitude envers le monde marque le début de sa pratique collaborative qui l’accompagnera tout au long de sa carrière. La polarisation entre la participation et l’isolement que nous avions remarquée au niveau de la société américaine semble ainsi être partiellement résolue par Creeley par le choix de se pencher vers le premier terme de cette dichotomie et de faire du partage la source de son activité créative.

Nous remarquons toutefois la limite de cette conception de la carrière de l’écrivain élaborée par Faas. Il est vrai qu’à partir du début des années 1960 le malaise et l’angoisse dérivant du rapport de Creeley avec les autres semblent se réduire considérablement dans son écriture qui porte les traces d’une détente. Les signes de ce changement étaient toutefois, selon nous, déjà visibles dans ses rapports au milieu artistique, ce qui est également confirmé par la première expérience collaborative du poète avec le peintre René Laubiès. Nous serions donc plutôt portée à voir, dans l’« ouverture » des années 1960, le début de la réalisation d’un partage dont le poète ressentait l’exigence depuis longtemps plutôt qu’un changement radical de son rapport avec les autres.

Comme nous l’avons énoncé au début du chapitre, l’aventure de Creeley dans le milieu artistique nous semble être la conséquence évidente de la recherche d’une compagnie. Or, cette recherche caractérise les origines mêmes de la pratique littéraire du poète et marque sa carrière avant même la composition d’œuvres telles que Pieces (1962). Si cette œuvre porte effectivement le signe d’un passage d’une position solipsiste à une sorte d’ouverture, des indices de ce changement étaient déjà visibles avant les années 1960, partiellement au niveau écrit, et surtout au niveau de la recherche esthétique entreprise par l’écrivain, caractérisée par l’ouverture de son regard vers d’autres domaines artistiques comme la peinture et la musique. Le fait de rechercher dans les autres domaines et chez d’autres artistes des modèles comme le besoin de s’affirmer au sein d’un groupe confirment le désir du poète de sortir du bloc du « je » et d’aller vers le « commun ».

Le processus de rapprochement de l’art visuel peut en effet être vu comme un des moteurs principaux du passage de Creeley de l’isolement au partage et à la confrontation. Un passage ayant eu lieu entre 1945 et 1960 et dont on trouve les traces visibles dans sa production poétique. A partir de The Charm jusqu’à Pieces, en passant par For Love et Words, son écriture porte les signes de l’existence, au début de sa carrière, d’un conflit entre l’affirmation individuelle et le besoin de l’autre. Les poèmes composant The Charm témoignent d’un Creeley encore tourné vers lui-même, victime de ses complexes d’infériorité, et de sa crainte de « l’autre » qui est vu, en 1945, comme une véritable menace. D’une part, cette crainte peut bien sur être assimilée au sentiment de peur et de méfiance produit par la fin du conflit mondial et par la Guerre Froide. D’autre part, elle est fondée sur un complexe d’infériorité produisant la crainte du jugement de l’autre qui mène le poète à se considérer inéluctablement « seul et non désiré par les autres » :

‘I would begin by explaining
that by reason of being
I am and no other.
Always the self returns to
self-consciousness, seeing
the figure drawn by the window
by its own hand, standing
alone and unwanted by others.
It sees this, the self sees
and returns to the figure
there in the evening, the darkness,
alone and unwanted by others 72 .’

Donc si, au début de sa carrière, Creeley ne voit dans les autres que les synonymes d’une hostilité constamment perçue 73 , déjà dans For Love les indices d’un changement d’attitude peuvent être relevés. Il semble en effet que les poèmes appartenant à ce recueil témoignent directement du début d’un changement et d’une mise en question des a priori sur lesquels Creeley avait fondé son existence. Ainsi, si les « autres » au début du recueil semblent demeurer redoutables, comme en témoigne le poème « The Dishonest Mailman » où la voix lyrique accuse les « autres » de pénétrer dans son univers en détruisant tout ce qui lui appartient, ce qui est détruit, ce sont des lettres, donc des preuves d’un contact de l’individu avec le monde. Il se dessine ainsi, pendant cette période, une nouvelle opposition au sein de l’œuvre du poète : le « I » n’est plus seul face aux autres mais il fait partie d’un groupe, d’une compagnie, contre laquelle les « autres » continuent à s’opposer. Une nouvelle vision de l’autre en tant que confrère et camarade se développe chez Creeley, venant ainsi atténuer la conception négative jusqu’ici omniprésent dans ses vers. Une nouvelle conception qui n’est pas le produit du hasard mais qui coïncide avec l’expérience du poète au Black Mountain College : les poèmes recueillis dans For Love ont tous été composés entre 1950 et 1960 ; or comme nous l’avons souligné précédemment, Creeley arrive au Black Mountain en 1954. Avant cette date, il exprimait encore son impression de solitude comme il indiquait le vide constituant son monde. Entre 1953 et 1955, l’on commence au contraire à remarquer la présence de plus en plus fréquente de cette nouvelle vision (positive) de l’autre en tant que « compagnon » :

‘You send me your poems,
I’ll send you mine.
Things tend to awaken
even through random communication.
Let us suddenly
proclaim spring. And jeer
at the others,
all the others.
I will send a picture too
if you will send me one of you 74 .’

Ce poème acquiert encore plus d’intérêt si l’on considère que son titre est « The Conspiracy ». Il est évident que Creeley, au sein du Black Mountain College, a le sentiment de faire enfin partie sinon du monde, du moins « d’un monde » : d’être membre d’une société alternative en lutte contre le système affirmé. Même si elle est encore minée par un sentiment d’hostilité envers l’autre (And jeer// at the others,/ all the others.), cette volonté d’union des forces et d’échange exprimée dans les deux derniers vers du poème, va fonder la pratique collaborative de Creeley dont nous avons un premier exemple précisément pendant cette époque décisive, en 1953.

Dans Words, le recueil qui suit chronologiquement For Love, les oppositions je-autres, et compagnie-autres semblent lentement se dissoudre pour laisser place à une nouvelle conception plus positive et optimiste du monde. La lecture des poèmes constituant ce recueil nous dévoile des détails caractérisant le passage de Creeley d’une position solipsiste à une ouverture, des détails qui semblent tourner autour d’une dichotomie essentielle, celle de l’aveuglement-vision. Dans « Out of Sight », poème inséré dans For Love, Creeley écrivait encore :

‘He thinks
always things
will be simpler,
with face
of a clown
so that the mouth
rolls down, then
the eye shuts
as a fist
to hold patience,
patience,
in the locked mind 75 .’

Ce désir d’auto-effacement, comme la vision « aveuglée » qui en découle, laissera place, quelques années plus tard, à un désir de remplir ce vide jadis si effrayant. « There is/ a silence/ to fill » 76 écrit Creeley dans « The Hole », soulignant comment désormais le vide n’existe que pour être rempli, de la même façon que le regard trouve son sens dans l’acte qui le dirige vers l’autre :

‘I could look at
an empty hole for hours
thinking it will
get something in it,
will collect
things. There is
an infinite emptiness
placed there 77 .’

Dans Words nous assistons ainsi à une re-acquisition de la vue ayant lieu parallèlement au processus d’individuation du poète. Une fois assumée sa propre existence, Creeley arrive enfin à regarder l’autre et à se laisser regarder par l’autre. C’est à partir de cet échange de regards que se développe sa pratique collaborative qui prend définitivement son élan à partir de la fin des années 1960. Dans Pieces, dernier recueil de la série d’ouvrages poétiques réalisés par le poète avant le véritable début de sa carrière de collaborateur 78 , nous pouvons enfin remarquer les traces d’un changement accompli, les signes de l’achèvement d’un parcours qui voit les « autres » devenir des confrères et, ensuite, des collaborateurs. « I am finally/ what I had to be,/ neither more nor less-/ become happiness » 79 , écrit-il dans un des poèmes insérés dans le recueil. Son unité trouvée Creeley peut, maintenant, se tourner vers l’autre et faire face à une confrontation sans craindre d’être déstabilisé. Ses collaborations naissent de l’affirmation de cet équilibre individuel 80 .

Néanmoins, comme nous le verrons plus tard, les traces d’une blessure individuelle, et donc visuelle, perdurent. Au-delà du plaisir, de la joie et du besoin de rencontrer l’autre, nous remarquerons toujours chez Creeley un constant besoin d’être rassuré de son importance pour les autres. Une sorte d’ambivalence domine alors son travail collaboratif, ambivalence dont nous remarquons les indices dans The Immoral Proposition, réalisé avec le peintre français René Laubiès. Tout en étant encore une œuvre de « passage » et de recherche, la collaboration avec Laubiès marque néanmoins d’une façon évidente le début d’une aventure dans le monde artistique qui, se développant parallèlement à sa production littéraire pure, va enrichir l’œuvre de Creeley, caractérisant toute sa carrière.

Notes
29.

La San Francisco Renaissance et le mouvement Beat tout comme les communautés liées au Black Mountain College et à la New York School constituent les produits d’une recherche de repères généralisée caractéristique de l’Amérique des années 1950.

30.

La communauté artistique et littéraire du Black Mountain College sera vue par Creeley comme sa première « compagnie ».

31.

Pour connaître l’état d’esprit de Creeley à l’époque de la rencontre avec Olson au Black Mountain voir l’article de Michael Rumaker « Robert Creeley at Black Mountain College ». Boundary 2 6.3. Robert Creeley: A Gathering. Spring - Autumn 1978: 137-172.

32.

Creeley. « On the Road: Notes on Artists and Poets, 1950-1965 ». Was That a Real Poem and Other Essays. 76.

33.

La passion de Creeley pour les nouvelles technologies comme Internet était connue par la plupart des personnes qui le côtoyaient. Dans les dernières années de sa vie le courriel vient ainsi remplacer la lettre traditionnelle en tant que « lieu » d’échange et de rencontre, lui assurant des contacts avec les autres encore plus fréquents et nombreux.

34.

Creeley. « Charles Olson: The Maximus Poems, 1-10 ». A Quick Graph. 157.

35.

Creeley. Séminaire du 10 décembre 2004, Université Brown.

36.

Voir l’article de J-L. Nancy. « Les arts se font les uns contre les autres ». Art, regard, écoute : la perception à l’œuvre. Presses Universitaires de Vincennes, 2000.

37.

O’Hara. « Why I Am Not a Painter ». The New American Poetry 1945-1960. 243.

38.

Lehman. The Last Avant-Garde: The Making of the New York School of Poets. New York: Doubleday, 1998.

39.

Même si les modèles artistiques des débuts sont surtout américains, Creeley va ensuite collaborer également avec des artistes européens.

40.

Creeley. Entrevue avec Lewis McAdams. Tales Out of School. 86-87.

41.

Dans ce passage Creeley se révèle plutôt contradictoire. Tout en soulignant des éléments fondamentaux de l’art de Pollock et d’autres expressionnistes abstraits qu’il admire (« their ways of experiencing activity, energy – that whole process, like Pollock’s “When I’m in my painting” – that the whole condition of their way of moving and acting and being in this activity ») il insiste aussi sur la façon dont ces artistes vivaient et sur leur anticonformisme. Le jeune Creeley nous semble ainsi, à cette époque, être aussi fasciné par l’art que par le milieu de l’art en général.

42.

Ezra Pound et William Carlos Williams avaient également entretenu avec les arts des liens actifs même si le rapport entre Creeley et les mouvements artistiques de son époque nous semble essentiellement différent de celui existant entre ses deux maîtres et des peintres tels que Henri Gaudier-Brzeska et Percy Wyndham Lewis pour Pound ou encore Georges Braque et Paul Cézanne pour Williams. A son époque Creeley était encore dans une position de dépendance par rapport à ses modèles artistiques et il n’était pas aussi influent que Pound ou Williams l’avaient au contraire été dans le passé pour les artistes.

43.

Whitehead. Process and Reality. (1929). Dans cet ouvrage le mathématicien et philosophe affirmait que le processus (et non pas la substance) devait être considéré comme le constituant métaphysique principal du monde. Nous aurons l’occasion de reprendre cette théorie et d’analyser ces implications dans l’écriture de Creeley dans le chapitre consacré à la « poétique de la présence » (partie I, chapitre C).

44.

Creeley. « On the Road: Notes on Artists & Poets 1950-1965 ». Was That a Real Poem and Other Essays. 77. L’influence des théories d’Ernst Fenollosa concernant le caractère chinois est également évidente. Nous allons souligner le rôle central de Fenollosa dans le développement de l’écriture de Creeley dans les pages suivantes.

45.

Creeley. « Robert Creeley and Bruce Jackson on the subject of Company ». Buffalo Report, 5 April 2005. <http://buffaloreport.com>

46.

Creeley. « The Writer’s Situation » (New American Review 10, August 1970). Context of Poetry: Interviews 1961-1971. 188.

47.

Creeley. « On the Road: Notes on Artists & Poets 1950-1965 ». Was That a Real Poem and Other Essays. 79.

48.

Le rôle central de la perception visuelle dans l’écriture collaborative de Creeley sera souligné dans la deuxième partie de notre texte (chapitre A).

49.

Williams connaissait les écrits critiques de Gris (surtout « On the Possibilities of Paintings ») à partir desquels il avait essayé de trouver des correspondances au niveau de l’écriture des principes énoncés par le peintre cubiste. Les deux ont collaboré dans « The Rose » dont nous parlerons dans les chapitres consacrés à Anamorphosis et It, collaborations réalisées par Creeley et le peintre Francesco Clemente.

50.

Williams. Cité par J.D. McClatchy. Poets on Painters: Essays on the Art of Painting by Twentieth-Century Poets. Berkeley: University of California Press, 1988. Introduction.

51.

Le célèbre essai de Ernst Fenollosa, « The Chinese Written Character as a Medium for Poetry », constitue un modèle pour les théories littéraires de Pound et pour le développement de l’Imagisme.

52.

Olson. « Projective Verse ». The New American Poetry. 387.

53.

Eliot. « Tradition and the Individual Talent ». The Sacred Wood: Essays on Poetry and Criticism. 1922.

54.

L’essai auquel Creeley fait référence avait été composé en 1924. La première édition du livre On Modern Art publié par Faber & Faber date de 1959.

55.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. III. 157.

56.

Kandinsky. Concerning the Spiritual in Art. Traduction de M. T. H. Sadler, publiée originalement sous le titre The Art of Spiritual Harmony, 1914.

57.

Creeley. Cité par Ekbert Faas. Towards a New American Poetics. 151.

58.

Creeley. Entrevue avec Charles Tomlinson. Context of Poetry: Interviews 1961-1971. 26.

59.

Creeley. «Frank Stella : A Way to Go». A Quick Graph. 349. Soulignant ce passage Creeley d’ailleurs nous informe du lien entre des mouvements a priori si différents tels que l’Expressionnisme Abstrait, le Minimalisme et le Pop art, entre lesquels nous sommes souvent portés à voir une rupture. Notamment l’ironie de « Why I am not a Painter » de O’Hara, tout comme la banalité des sujets qu’il aborde constituent des éléments qui caractériseront ensuite le Pop art.

60.

Creeley. Entrevue avec Ekbert Faas. Towards a New American Poetics. 178.

61.

A ce propos voir le chapitre C 2, partie I.

62.

Voir le chapitre : « Inside out » : le rôle du « I » et la re-présentation (partie I, chapitre C).

63.

Creeley. Entrevue avec Lewis McAdams. Tales Out of School. 87. Lors de cette entrevue, Creeley affirme :« That’s why Charlie Parker and Miles Davis and Thelonious Monk and those people were extraordinarily interesting to me. Simply that they seemed to have only the nature of the activity as limit ».

64.

Creeley. Entrevue avec John Sinclair and Robin Eichele. Tales Out of School. 5-6.

65.

Feinstein. « Chasin’ the Bird: Charlie Parker and the Enraptured Poets of the Fifties ». Jazz Poetry: From the 1920s to the Present. Westport [CT]: Greenwood Press, 1997. 89. Pour d’autres informations concernant l’influence de la musique jazz sur l’écriture de Creeley voir le livre de Charles O. Hartman. Jazz Text: Voice and Improvisation in Poetry, Jazz, and Song (Princeton: Princeton University Press, 1991) et en particulier le deuxième chapitre consacré à la poésie de Robert Creeley.

66.

Belgrad. The Culture of Spontaneity: Improvisation and the Arts in Postwar America. Chicago: The University of Chicago Press, 1998.

67.

Creeley. « I am Given to Write Poems ». A Quick Graph. 63.

68.

Ibid. 66-67.

69.

Faas. Towards a New American Poetics. 159.

70.

Creeley. Entrevue avec Ekbert Faas. Ibid. 186.

71.

Voir page suivante à propos de The Charm.

72.

Creeley. « Poem for D.H. Lawrence ». Collected Poems. 7.

73.

Dans « A Fragment », un des derniers poèmes insérés dans The Charm, il écrit: « On the street I am met with constant hostility/ and I would have finally nothing else around me,/ except my children who are trained to love/ and whom I intend to leave as relics of my intentions ». Ibid. 101.

74.

Creeley. « The Conspiracy ». Collected Poems. 131.

75.

Creeley. « Out of Sight ». Ibid. 220.

76.

Creeley. « The Hole ». Ibid. 344.

77.

Creeley. « Joy ». Ibid. 350.

78.

La première collaboration de Creeley date de 1953. Elle sera suivie par deux autres projets collaboratifs réalisés respectivement avec Dan Rice (1954) et Fielding Dawson (1956). C’est toutefois à partir de 1966 que l’activité collaborative de Creeley devient régulière se développant parallèlement à sa carrière de poète.

79.

Creeley. « Echo ». Ibid. 418.

80.

L’assurance et l’équilibre dont témoigne Creeley à la fin des années soixante, fondamentales pour le développement de sa carrière de collaborateur, sont le résultat de plusieurs facteurs. D’une part, en ce qui concerne sa vie privée, les années soixante sont marquées par son deuxième mariage avec Bobbie Louise Hawkins, écrivain et artiste, qui va non seulement l’encourager à expérimenter des nouvelles techniques d’écriture mais qui va être aussi un de ses principaux collaborateurs pendant cette période. La stabilité au niveau de sa vie privée se reflète dans son travail : après avoir reçu des diplômes du Black Mountain College (1956) et de l’Université du Nouveau Mexique (1960), Creeley reçoit ses premiers prix : Levington Prize (1960), Guggenheim Fellowship et Oscar Blumenthal Prize (1964), Rockfeller Grant (1965). En plus, après quelques expériences d’enseignement, (Black Mountain College, University of British Comumbia, University of New Mexico), en 1967 il est nommé professeur d’anglais à SUNY (Buffalo) où il restera presque toute sa carrière. D’autre part, l’équilibre personnel de Creeley se reflète dans le fait qu’il semble désormais avoir trouvé sa voix lyrique. Pendant ces mêmes années, très productives au niveau littéraire, il écrira entre autres son unique roman (The Island, 1963), un livre d’histoires courtes (The Gold Diggers and Other Stories, 1965) et il se consacrera plus sérieusement à sa pratique collaborative.