2) Le danger du solipsisme et l’ouverture : The Immoral Proposition

Réalisée en 1953, lorsque Creeley vivait à Majorque avec sa famille issue de son premier mariage, The Immoral Proposition s’inscrit dans ce processus de passage que nous avons évoqué dans le chapitre précédent, caractérisé par le conflit chez Creeley entre l’individualisme et le partage 81 . L’œuvre, réalisée en collaboration avec le peintre René Laubiès 82 , a été publiée grâce au soutien de Jonathan Williams, fondateur et directeur de Jargon Press, maison d’édition qui, au début des années 1950, permettait à des auteurs encore « mineurs » tels que Creeley de publier et diffuser leurs œuvres. Comme il l’écrit à Williams, l’idée de travailler ensemble était venue de Laubiès. « While René Laubiès was here he talked about doing some drawings for some poems I had, but all of same were used in The Kind of Act of and that was already in press », écrit Creeley 83 . Ainsi, flatté par la proposition, le poète s’était consacré à l’écriture d’autres poèmes à partir desquels l’artiste aurait ensuite réalisé des dessins. Creeley était en effet un admirateur du peintre français : Laubiès semblait s’inscrire d’ailleurs, comme le souligne Anne Midgette dans son essai « Words Worth a Thousand Pictures », dans ce courant Expressionniste abstrait qui, à l’époque, fonctionnait comme un modèle fondamental pour Creeley.

‘Spare yet lush, tough yet yielding, Mr. Creeley’s poetry is ideally suited for such collaboration [The Immoral Proposition], portraying states of being or facets of reality without, usually, creating images itself. In a catalogue essay, poet John Yau points out that Mr. Creeley shares with the Abstract Expressionists a concern with his physical media - with doing things that are only possible in words - and with the process of making art, playing with the sense of time and narrative flow in subjective, elliptical juxtapositions of words and sentences. Mr. Creeley was attracted to the work of an Abstract Expressionist like Jackson Pollock because, as he explained to the show's curator, Elizabeth Licata, “It's a way of stating what one feels without describing it” 84 .’

Ce rapprochement indirect entre l’art de Laubiès et celui de Pollock risque néanmoins de se révéler dangereux. Tout en faisant du geste un acte essentiel de la création artistique l’art de Laubiès, que Midgette rapproche justement précédemment dans son essai de celui de Franz Kline, demeure essentiellement méditatif, ce qui le différencie de l’activisme du père de l’« action painting ». Creeley lui-même, quelques années après sa collaboration avec Laubiès, se soucie de distinguer l’art du peintre français de celui du peintre américain :

‘Living in Europe, in France and then in Mallorca, I had come to know some painters, like they say. Ezra Pound had generously put me in touch with René Laubiès, the first to translate selections from the Cantos into French, and I found him a warm and intelligent friend. However, I felt rather gauche and heavy around his work, which was in some respects an extension of usual School of Paris preoccupations – that is, he did work to realize a thing in mind, a sign or symbol that had value for him apart from its occasion in the work itself 85 .’

L’utilisation d’une idée préexistante à l’acte créatif, caractéristique que Creeley attribue à l’art de Laubiès, semble ainsi s’opposer au concept de processus si présent dans sa poétique comme dans celle de Charles Olson ou encore évident dans la création gestuelle de Pollock. La peinture de Laubiès est bien le produit d’une « tension nerveuse du bras », impliquant « une sorte de compte rendu sismographique des fluctuations psychiques de l’artiste dans l’acte de peindre envisagé comme acte de vivre » 86 . Toutefois, cette tension se traduit dans des images d’une synthèse extrême évoquant plutôt la condensation et l’équilibre des idéogrammes que l’expansion énergétique des tracés tourbillonnants de Pollock. La peinture de Laubiès est une « peinture-poésie » 87 qui semble s’approcher beaucoup plus de la poétique imagiste de Pound que du « projectivisme » de Olson et qui, par conséquent, constitue aux yeux de Creeley l’incarnation d’un modèle secondaire 88 . La peinture de Laubiès, bien qu’admirable, reste le produit d’un artiste tourné vers lui-même et qui semble refuser de « peindre en dehors de sa propre méditation » 89 , ce qui explique la sensation de maladresse éprouvé par Creeley face à ses œuvres difficiles à pénétrer 90 . « L’art de Laubiès est un art de litote » 91 affirme justement Henri Nesme. La création chez cet artiste représente « ce rien éblouissant où s’élabore, affleure, se condense, éclate la pulvérulente intuition d’une totalité prochaine, promise et pourtant dérobée » 92 . A la contemplation et au recueillement de cette peinture s’oppose l’action d’un artiste tel que Pollock. À la suspension temporelle d’une image de Laubiès, s’oppose la durée d’un processus dont la structure rythmique est incarnée par les traits du peintre expressionniste abstrait. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, face à de telles dichotomies (isolement-participation ; contemplation-action) Creeley, après une période de recherche et d’hésitation, penche vers le deuxième terme. Il se sent plus à l’aise dans le monde qu’au-delà de celui-ci.

Malgré le malaise éprouvé face à cet art méditatif, Creeley admire l’œuvre de Laubiès qui reste à ses yeux un exemple unique d’expression artistique autoréférentielle :

‘It is his [Laubiés’] art, if you will, to begin here, at this point of things as yet unrecognized, without more reference than themselves. It is his purpose to effects these things as form, as painting, as simply there. So that we are involved unmistakably – like a sound perhaps, which no “language” has yet found “words” for, may affect us nonetheless 93 .’

The Immoral Proposition se présente comme une œuvre originale qui d’une part, du fait du nombre limité des copies publiées (deux cents), paraît vouloir s’insérer dans le domaine du « livre d’artiste », mais qui d’autre part, à cause de la simplicité de sa reliure comme de l’utilisation de matériaux « pauvres » (papier cartonné et corde), semble nier cette même aspiration. L’œuvre, constituée par huit poèmes et sept lithographies, se présente sous la forme d’un petit livret rectangulaire dans un format à l’italienne. Il est un produit évident du désir, de la part des collaborateurs comme de son concepteur, Jonathan Williams, de réaliser un ouvrage original et « nouveau », tenant compte des rapports entre les images et le texte et se présentant sous une forme esthétiquement soignée, tout en se mesurant avec les limitations au niveau des coûts que Jargon Press, étant une petite maison d’édition, impose nécessairement.

3. Robert Creeley et René Laubiès. The Immoral Proposition. (Couverture. 16,51 x 22,22 cm). Karlsruhre: Jonathan Williams, 1953. John Hay Library, Brown University.

Creeley s’était beaucoup intéressé, pendant tout le processus de réalisation de l’œuvre, à la conception du livre : sa correspondance avec Williams témoigne d’un souci constant de la part du poète pour la présentation des images de Laubiès dont il craignait qu’elles ne soient affectées par une reliure classique qui aurait inévitablement réduit le bord gauche de chaque lithographie, risquant de les effacer partiellement. Le choix d’utiliser une corde noire satinée et de la faire passer à travers deux perforations sur le bord gauche de chaque page constitue ainsi une solution astucieuse pour la présentation complète des images. De plus, de cette façon l’image et le texte pouvaient se présenter aux yeux du spectateur/lecteur l’une à côté de l’autre, car l’ouvrage pouvait être ouvert complètement :

‘The one thing that had worried me, I think I finally see a way around, which explains de dummy here enclosed, etc. i.e., it was this damn biz of the binding, and the holes, and all – and fact one was not able to see the inks in their entirety. In any case, I thot of everything from adding one centimetre to the over-all width of the paper, between the open edges, and use that for the binding holes, etc. the point is, that unless those inks can be seen…completely, over one half of them are very close to pointless…And the rest are too cramped. So what the hell seemed necessary was either extra width on the paper, to allow a tight sort of binding, with the inks still openings wide enough to be seen, etc. Or a means of loose binding, that would allow any two pages to open edge to edge, and/or completely…I have tried this figure-eight style, over the spine, and with the green cord, it looks ok, i.e. falls to an interesting form, by virtue of the 8 pattern, etc… But do keep that cord loose enough, to allow the book to open completely 94 . [sic]’

L’engagement de Creeley dans la conception de The Immoral Proposition constitue le premier exemple d’une activité qui caractérisera toute sa carrière collaborative : à partir de ce moment il sera toujours au premier plan dans la conception physique et matérielle des livres issus de ses expériences collaboratives, se préoccupant de mettre en valeur les rapports entre le visible et le lisible, comme il exalte, par son écriture, l’art de son collaborateur. La correspondance avec Williams à la suite de cette première expérience nous dévoile ainsi le processus de rapprochement de Creeley avec l’art et le développement d’une sensibilité particulière par rapport aux liens entre le texte et l’image. Dans une autre lettre au directeur de Jargon Press, le poète réalise : « A poem alone is one thing but [a] poem in juxtaposition with RL/s drawings, etc., is something else again… » 95 . Il se consacre ainsi à la création de poèmes capables de stimuler son collaborateur : Creeley joue ici le rôle de modèle pour Laubiès qui crée ses images à partir de poèmes préexistants. Dans la plupart de ses collaborations futures nous verrons comment Creeley préférera une position qui le fera créer directement à partir du visuel.

4. Robert Creeley et René Laubiès. The Immoral Proposition. « An Obscene Poem » (texte et image).

La référence au visuel est en effet indirecte dans The Immoral Proposition. Le poète compose ses poèmes en connaissant l’art de son collaborateur et en essayant de se conformer à son style sans pourtant se référer à des images spécifiques 96 . Elisabeth Licata parle justement de « pairing » à propos du rapport texte-image dans le travail collaboratif de Creeley et Laubiès où des produits artistiques similaires sont rapprochés afin de créer une unité 97 . Creeley cherche ainsi à reproduire, dans son écriture, la concentration, l’intensité et l’abstraction de l’art de Laubiès de façon à lui offrir un terrain fertile pour sa propre création :

‘I’d like to make it as tight as possible, i.e., anything weak is going to bug Laubiès as well as myself. Hence I have cut it a little, to what strikes me as being a decent sequence and also nothing flabby, etc…The whole headache is to work a plausible sequence, i.e., set, for them all, to clear rhythms and all, and yet keep it tight. The inks ought to provide some breather but a weak poem would let it all down like a lead balloon 98 .’

Cette concentration verbale semble correspondre, comme Creeley lui-même l’explique, à sa manière de vivre les émotions. « My way to experience emotion », explique-t-il, « was to tighten it up as much as possible » 99 . Les poèmes écrits pour Laubiès toutefois, tout en s’efforçant de se conformer à l’art du peintre, n’atteignent pas complètement la compression du haïku qu’il semble inspirer et cela car, pendant cette période, Creeley demeure en quelque sorte encore dans une phase de fascination par rapport à des modèles parmi lesquels, comme nous l’avons vu, figurent des artistes tels que Pollock dont l’abstraction assume une forme plus dilatée par rapport à celle de Laubiès. Dans son excellent essai « Active Participant : Robert Creeley and the Visual Arts » 100 , John Yau indique comment l’écriture du poète, pendant la période de ses débuts, reflète des innovations formelles que l’on peut remarquer, à la même époque, dans le domaine artistique. Yau se réfère principalement à des choix stylistiques tels que l’utilisation des juxtapositions verticales et horizontales, le choix d’un vocabulaire à la fois concret et abstrait, et la présentation d’un espace non référentiel qu’il fait correspondre aux techniques du collage utilisées par Robert Rauschenberg et James Rosenquist ainsi qu’à la peinture abstraite de Pollock. Analysant « An Obscene Poem », un des poèmes insérés dans The Immoral Proposition, Yau propose des exemples concrets de ce style utilisé par Creeley qui, à l’époque de la réalisation de sa collaboration avec Laubiès ne connaissait pas encore l’œuvre de Rauschenberg et de Rosenquist mais avait pourtant déjà pu admirer le travail de Pollock 101 . D’autre part, il ne faut pas oublier le rôle central de la technique juxtapositionnelle dans l’art cubiste tout comme dans l’écriture de Gertrude Stein et William Carlos Williams, tous deux modèles, comme nous l’avons souligné, du jeune Creeley.

Il nous semble toutefois que la distance encore présente dans The Immoral Proposition entre le visible et le lisible soit, outre le produit de la tentative de Creeely de concilier deux formes différentes d’abstraction (comprimée et dilatée), également la conséquence du rapport encore conflictuel de Creeley avec les « autres ». Même s’il se trouve, en 1953, dans une phase de changement, le poète n’arrive pas encore à être tout à fait à l’aise face à l’art de son collaborateur, à créer sans la crainte d’aucun jugement, laissant l’écriture être un prolongement direct de l’œuvre d’art, même lorsqu’elle ne s’y réfère, comme dans ce cas, qu’indirectement. Il est donc difficile de distinguer, dans cette première collaboration, les éléments dérivant du désir du poète de satisfaire Laubiès (tout comme Williams) et ceux produits par sa recherche formelle plutôt empruntée à Pollock. Ni l’un ni l’autre ne constituent des modèles pleinement absorbés par le poète qui se trouve, en 1953, en pleine phase de recherche et de découverte du milieu artistique. Il faut donc être prudent dans la lecture et l’analyse de The Immoral Proposition car si cette œuvre permet effectivement au poète de se mesurer pour la première fois avec l’activité collaborative, elle est encore loin de véhiculer la tension et l’échange actif entre le verbal et le visuel que l’on peut admirer dans les collaborations suivantes. Sans oublier qu’ici le texte précède chronologiquement l’image, il faut essayer d’isoler ce qui nous semble avoir plus de valeur à ce stade de notre discours, c’est-à-dire les traces d’un rapprochement du poète avec un domaine nouveau, un rapprochement qui coïncide avec une ouverture à d’autres points de vue, à d’autres perceptions et expressions du monde, et qui a lieu en bonne partie grâce à la rencontre avec l’art.

« The Immoral Proposition », le poème qui donne le titre à la collaboration, dramatise le contraste entre ce qui peut être vu comme le reflet d’une position solipsiste occupée par Creeley au début de sa carrière et de constantes intuitions concernant la richesse de ce qui réside à l’extérieur du « I », des intuitions venant miner la solidité de cette position. L’égocentrisme métaphysique du jeune Creeley se bat en effet, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, avec une tendance à dépasser les limites de l’individualisme et à se rapprocher des autres, rapprochement marqué par la recherche d’inspiration dans d’autres domaines artistiques. Ainsi, la voix lyrique, dans son « égocentrisme instable », semble exprimer le conflit interne du jeune Creeley qui, tout en étant encore concentré sur lui-même, commence à s’ouvrir progressivement aux autres :

‘If you never do anything for anyone else
you are spared the tragedy of human relation-
ships. If quietly, and like another time
there is the passage of an unexpected thing:
to look at it is more
than it was. God knows
nothing is competent nothing is
all there is. The unsure
egoist is not
good for himself.’

Ces vers témoignent du doute de l’écrivain à propos de son égocentrisme passé et de la décentration que ce doute opère dans l’univers du sujet. La centralisation solipsiste est déstabilisée par « l’apparition d’autrui dans le monde » car elle correspond « à un glissement figé de tout l’univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la centralisation que j’opère dans le même temps » 102 . Pourtant, à ce stade de son développement, Creeley n’est pas encore complètement sorti de la cage du « je » : la voix lyrique hésite, fragmentant les vers par les enjambements et véhiculant l’incertitude par l’utilisation et la réitération, dans les deux premières strophes, de la forme hypothétique. Comme l’explique Charles Altieri dans « The Unsure Egoist : Robert Creeley and the Theme of Nothingness », à partir d’une position, caractéristique de sa jeunesse, où il croit que l’équilibre existentiel va être atteint en faisant abstraction du temps et de l’espace, en vivant dans une dimension au-delà du réel, d’une position solipsiste donc car l’unique réalité reconnue est celle du sujet, Creeley réalise que l’homme trouve sa raison d’être à l’intérieur du temps, dans le flux de l’existence, et non pas au delà de celui-ci 103 . Ainsi, les relations humaines, qui dans la première strophe du poème sont qualifiées de « tragiques », se révèlent dans le temps être une source perpétuelle de renouvellement pour l’art du poète et constituer la base même de son existence. Si, pendant sa jeunesse, Creeley arrive à considérer utile d’éviter de tisser des liens avec les autres, à l’âge adulte il affirmera, au contraire, que c’est dans ces liens, dans les relations humaines, que la vie lui semble acquérir un sens 104 .

« The Immoral Proposition » témoigne alors parfaitement du passage du poète d’une conception à l’autre de la vie et du conflit intérieur qui l’accompagne. Un conflit qui se résout dans les derniers vers du poème où la voix lyrique reconnaît : « The unsure// egoist is not/ good for himself ». Le blanc séparant l’épithète du nom intensifie la suspension hypothétique introduite au début du poème, nous maintenant en arrêt au niveau de l’incertitude véhiculée par l’adjectif. L’incertitude du solipsiste semble être à première vue contrastée par la position de force affirmée par le substantif (« egoist ») en tête de vers. Celui-ci, toutefois, « n’est pas bon pour lui-même » : sa stabilité est immédiatement perturbée par l’apposition de la négation, qui marque l’affirmation de sa défaite. Par cet acte d’acceptation, Creeley indique ainsi, d’une façon manifeste, le début d’un abandon de sa position individualiste et sa volonté d’ouverture au monde, aux autres.

5. Robert Creeley et René Laubies. The Immoral Proposition. Dessin de Laubiès correspondant au poème « The Immoral Proposition ».

The Immoral Proposition, œuvre instable car en équilibre entre le livre d’artiste et la publication à bas coût, constitue donc un véritable document de passage, celui de Creeley-poète à celui de Creeley-collaborateur. Par cette œuvre, Creeley s’adresse une véritable « proposition immorale » selon les critères de l’éthique solipsiste qui menace la première phase de sa carrière. Il se lance un défi : celui de regarder au-delà de son univers individuel, de remettre en cause son écriture, de se confronter avec l’autre, de s’exposer sans s’intéresser au jugement du public qui semble être une constante source d’angoisse au début de sa carrière. Comme il l’écrit à Williams, le titre de la collaboration, tout en étant ironique, traduit aussi le défi que l’artiste et le poète se lancent à eux-mêmes ainsi qu’au lecteur :

‘This title: The Immoral Proposition […] it’s an irony, of course – but it is also, the poem is, “an immoral proposition”, by the standards of the (expected) reader. The whole book is, an immoral proposition by polite standards… 105

Parmi les « critères » (standards) évoqués par Creeley figurent, bien sûr, ses propres habitudes créatives qu’il remet ainsi en cause. Dans cette œuvre il teste ses capacités, en alternant son rôle entre celui de « modèle » (pour Laubiès) et celui de « modelant » (son rôle actif dans la conception du livre). Il satisfait ainsi d’une part son narcissisme, fonctionnant comme point de départ du travail de l’autre, d’autre part il accepte également de plier son écriture aux exigences de cet « autre » afin de le mettre en valeur. L’hésitation et la recherche caractérisant cette collaboration, tout comme l’incertitude du rôle assumé par Creeley, sont également attestés par le rapport entre le texte et l’image, soigné mais pas tout à fait défini car les poèmes et les lithographies reposent simplement les uns à côté des autres, sans pourtant dialoguer. Ils se regardent. Ils s’observent. Ils n’osent pas encore s’adresser la parole, se confronter : ainsi, l’œuvre demeure encore loin du débat que les deux langages engageront dans les collaborations futures.

Instable et précaire, y compris « physiquement » car nous avons l’impression qu’elle peut se défaire entre nos mains à cause de la fragile mobilité de la reliure, la première œuvre collaborative de Creeley reste ainsi, à nos yeux, le document d’un passage, le signe d’une recherche et, surtout, la première étape d’un chemin vers « l’autre » qui va rester ouvert, sans chercher de point d’arrivée mais trouvant sa valeur en tant que « parcours ».

Entre 1953, date de réalisation de The Immoral Proposition et 1966, date qui marque le début de l’intensification de l’activité collaborative de Creeley, le poète réalise deux autres projets avec les artistes Dan Rice et Fielding Dawson : All That is Lovely in Men (1955) et If You (1956). Ces deux œuvres nous informent sur le processus d’évolution de Creeley en tant que collaborateur tout en confirmant encore sa partielle dépendance vis-à-vis des modèles expressionnistes abstraits.

6. Robert Creeley et Dan Rice. All That is Lovely in Men.(Couverture. 20,32 x 15,24 cm). Asheville: Jonathan Williams, 1955. John Hay Library, Brown University.

All That is Lovely in Men, constitué par une suite de 30 poèmes associés à des dessins abstraits de Rice 106 , témoigne avant tout du parallèle existant entre la recherche esthétique entreprise par le poète et ses modèles artistiques de l’époque. L’œuvre propose des poèmes produits sous l’influence combinée des techniques de l’Expressionnisme Abstrait et de la musique jazz. Ces poèmes sont accompagnés par des dessins réalisés à l’encre noire où la rythmicité du geste expressionniste laisse parfois entrevoir des détails figuratifs. Le format de l’œuvre est rectangulaire et la reliure est classique : malgré la valeur des images et des poèmes qu’elle recueille, la collaboration assume un aspect informel, ce qui est confirmé par la photographie choisie pour la couverture et prise par Jonathan Williams, où les collaborateurs apparaissent ensemble dans une voiture 107 .

7. Robert Creeley et Dan Rice. All That is Lovely in Men. (Page de titre).

Dans l’introduction, Creeley explique qu’une de ses préoccupations principales concerne le rapport que les dessins et les mots établissent avec l’espace dans lequel ils sont insérés :

‘The drawings here are a disposition toward, for, and of – SPACE – I think there is no matter more urgent, now, than – how we occupy our space, any of us. Why else this thing of rocket-ship to moon? Technique alone never engaged anyone 108 .’

Cette recherche d’une « place », correspondant à la recherche d’un rôle dans la société, caractéristique de la génération à laquelle Creeley appartient, se traduit dans la collaboration d’une part par l’originalité des placements internes des mots dans le texte et des lignes sur la toile, d’autre part par un questionnement constant à propos du positionnement des poèmes et des images dans le livre. Les poèmes de Creeley insistent en effet sur le rythme, la musicalité et sur la prosodie jazzistique, ce qui produit une rupture de l’ordre syntaxique classique et un constant repositionnement de l’écriture par rapport aux paramètres poétiques défendus par le modèle du New Criticism. Par la prolifération des enjambements Creeley affirme ainsi sa nouvelle gestion de l’espace littéraire tout comme son désir de se concentrer sur les qualités orales de l’écriture. La recherche concernant le positionnement rythmique caractéristique de la musique jazz implique, en même temps, un réexamen du « temps » de l’écriture :

‘Line-wise, the most complementary sense I have found is that of musicians like Charlie Parker, and Miles Davis. I am interested in how that is done, how “time” there is held to a measure peculiarly an evidence (a hand) of the emotion which prompts (drives) the poem in the first place 109 .’

Cette recherche sur l’espace/temps de l’écriture est incarnée par le poème qui donne le titre à la collaboration :

‘Nothing for a dirty man
but soap in his bathtub, a
greasy hand, lover’s
nuts
perhaps. Or else
something like sand
with which to scour him
for all
that is lovely in women.’

Grâce aux suspensions produites par les enjambements, Creeley n’insiste pas uniquement sur la façon de lire son poème (et donc sur les temps à respecter): il se positionne également par rapport à la tradition littéraire et renvoie par la forme à l’art expressionniste de son collaborateur. La suite de juxtapositions proposées par le poète (« soap in his bathtub », « greasy hand », « lover’s nuts ») crée une structure non hiérarchique où chaque mot acquiert la même importance que les autres, ce qui reflète, comme le souligne John Yau à propos de « An Obscene Poem », le rôle de chaque geste pictural dans les tableaux expressionnistes 110 . A la différence du poème étudié par Yau, les juxtapositions toutefois restent ici uniquement verticales, ce qui semble réduire partiellement leur impact en les rendant moins visibles à cause des coupures produites par les enjambements. C’est principalement grâce à l’introduction d’un autre élément dans l’avant dernière strophe (« something like sand ») que la suite de mots juxtaposés précédemment devient plus visible à cause de la dissonance logique de ce dernier terme (sand) par rapport aux précédents (soap, bathtub, greasy hand, lover’s nuts). Cette recherche se poursuit également dans la conception du livre : même si le texte et l’image ne se reflètent qu’indirectement à travers le réseau de modèles picturaux et musicaux qu’ils partagent, ils collaborent néanmoins à l’affirmation du mouvement de l’œuvre, occupant chacun une page distincte et alternant selon une séquence texte-image. La juxtaposition des mots et l’abstraction caractéristiques des poèmes correspondent ainsi aux dessins abstraits de Rice, où l’œil du spectateur arrive difficilement à percevoir des éléments figuratifs pourtant parfois présents mais à peine suggérés.

8. Robert Creeley et Dan Rice. All That is Lovely in Men. Dessin de Rice correspondant au poème « All that is Lovely in Men ».

Le travail avec Rice nous indique effectivement l’intérêt croissant de Creeley pour l’organisation matérielle des rapports entre le texte et l’image que l’écrivain veut organiser ici de façon à produire ce qu’il définit comme « something MOVING from the beginning to goddam END » 111 . Il aborde ainsi deux problématiques. Avant tout il se concentre sur la façon idéale de mettre en valeur, par l’écriture, l’art de son collaborateur, ce qui rapproche son travail de celui qui avait caractérisé sa collaboration avec Laubiès. Il suggère ainsi à Jonathan Williams l’utilisation de deux couleurs différentes (du papier ou de l’encre) de sorte que la nature immédiate et instable des dessins puisse être accentuée. « They need some kind of formal declaration for the space they take, if that makes sense? » 112 , écrit-il à Williams. D’autre part, il se concentre sur l’organisation des images et du texte de manière à éviter tout espace vide et par conséquent, toute fixité du regard: « Main thing is to keep bk/ moving from beginning to end – no dead air – spaces, etc… » 113 [sic].

Cette recherche diffère ainsi du travail avec Laubiès : si dans ce cas Creeley jouait sur la simple alternance texte/image, dans la collaboration avec Rice il s’intéresse à la continuité qu’ils établissent et au rythme qu’ils affirment ensemble. Cette différence peut bien sûr être vue comme une conséquence de la nature spécifique de l’art de Rice : la peinture de Laubiès, nous l’avons vu, par sa concentration méditative, s’éloigne de l’expression rythmique de Pollock, une expression qui, au contraire, semble être reprise et célébrée par Rice dans ses dessins. Évitant toute décoration ou illustration 114 , Creeley spécifie ainsi sa recherche dans sa collaboration avec Rice, en essayant de faire de l’œuvre l’incarnation d’un véritable « processus ». Cette expérience est donc fondamentale comme première étape d’un travail qui ensuite trouvera ses réalisations les plus intéressantes dans des œuvres telles que Presences ou 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°.

Le portfolio réalisé avec Fielding Dawson 115 en 1956 confirme le désir du poète de célébrer, par la collaboration, l’art de ses modèles. L’œuvre, de format rectangulaire (25,40 x 33,02 cm) alterne des poèmes de Creeley avec des linoleum cuts de Dawson qui, par leur abstraction rythmique et leur organisation horizontale, s’insèrent dans la tradition expressionniste.

9. Robert Creeley et Fielding Dawson. If You. (Couverture. 33,02 x 25,40 cm). San Francisco: Porpoise Bookshop, 1956. John Hay Library, Brown University.
10. Robert Creeley et Fielding Dawson. If You. Linoleum cut de Dawson correspondant à « Oh No ».

L’œuvre nous intéresse car elle témoigne d’un trait spécifique de l’activité collaborative de Creeley et que nous retrouverons dans toutes ses collaborations : le fait que la collaboration n’est jamais que le prolongement de sa vie sociale. Dawson (et Rice avant lui), est avant tout un ami rencontré au Black Mountain College et grâce auquel Creeley sera ensuite présenté à d’autres artistes tels que John Altoon et Arthur Okamura avec lesquels il collaborera également. C’est grâce à l’amitié que la collaboration naît et se développe, prenant son élan dans les conversations et les recherches parallèles de l’écrivain et des artistes. Même si dans If You le texte et les images ne s’adressent pas encore la parole, ils développent en parallèle un même discours esthétique qui privilégie, comme dans la collaboration avec Rice, l’alternance entre figuration et abstraction. Le choix d’utiliser les mêmes titres pour les images et les poèmes permet d’ailleurs de souligner la continuité de ce discours engagé par les collaborateurs dans leur œuvre et qui s’inspire des nouvelles poétiques de la spontanéité.

Dans les premières expériences collaboratives de Creeley nous pouvons ainsi lire entre les lignes le désir qu’a le poète d’occuper un espace commun, de partager un lieu concrétisant matériellement la conversation quotidienne qu’il entretien avec ses camarades artistes. All That is Lovely in Men mettait d’ailleurs déjà l’accent sur l’union des collaborateurs à travers le choix de la couverture où la photographie de Creeley et Rice prise par Jonathan Williams au Black Mountain College les représente, comme nous l’avons vu, ensemble à l’intérieur d’une voiture, en train de voyager vers une même destination. Les collaborateurs, occupant chacun leur espace à l’intérieur d’un même « lieu », sont représentés l’un à côté de l’autre, encadrés par les contours du pare-brise. Tout comme dans l’œuvre collaborative, en occupant chacun leur espace, ils partagent en même temps un lieu « commun ».

Tout en étant marquées par un échange intense, des collaborations telles que The Immoral Proposition, All That is Lovely in Men et If You manquent encore néanmoins du désir du poète de se laisser provoquer par l’image. Ceci sera un trait caractéristique de la plupart de ses collaborations futures et produira, comme nous aurons l’occasion de le voir, des traces de phénomènes ekphrastiques à l’intérieur de ses poèmes. Les principales collaborations de Creeley ont en effet lieu généralement à partir d’images spécifiques préexistantes, images qui oscillent souvent entre la figuration et l’abstraction. Le poète prend plaisir dans l’acte de reconnaissance des formes dans l’abstraction et souligne l’instabilité de toute image : reconnaissance et doute, apparition et disparition alternent dans ses meilleures collaborations 116 . Le travail avec des artistes purement abstraits comme Rice et Dawson nous paraît donc être le produit d’un désir du poète d’affirmer, au début de sa carrière, la coïncidence entre la poésie et l’art américains de son époque, et en même temps de marquer son appartenance à une communauté littéraire/artistique. Le poème « Oh No », inséré dans If You, semble confirmer ce désir, préalable à toute collaboration de Creeley et déjà exprimé d’ailleurs dans sa collaboration avec Rice, d’occuper une place et un temps définis, ainsi que de partager cet espace et ce temps avec les membres de sa première et précieuse, « compagnie » :

‘If you wander far enough
you will come to it
and when you get there
they will give you a place to sit
for yourself only, in a nice chair,
and all your friends will be there
with smiles on their faces
and they will likewise all have places 117 .’

Dans la collaboration le poète concilie ainsi individualité et collectivité: il s’affirme en tant qu’individu tout en reconnaissant, et en célébrant, la présence de l’autre dans l’espace commun du livre.

11. Robert Creeley et Fielding Dawson. If You. (Dernière page)
Notes
81.

Le poème qui donne son nom à la collaboration, « The Immoral Proposition », est d’ailleurs publié également dans le recueil For Love (Collected Poems, 125.)

82.

René Laubies, né près de Saigon en 1924, est le premier collaborateur de Creeley. Passionné de poésie, il avait traduit les « Cantos » d’Ezra Pound en français. Son travail a été exposé entre autres à la galerie Georges Wittenborn à New York et à la galerie Paul Fachetti à Paris.

83.

Creeley. Lettre à Jonathan Williams du 30 juin 1953. The Kind of Act of est le deuxième recueil de poèmes publié par Creeley en 1953, après Le Fou (1952).

84.

Midgette. « Words Worth a Thousand Pictures ». LEISURE & ART Wall Street Journal 22 September 1999.

85.

Creeley. « On the Road: Notes on Artists and Poets 1950-1965 ». Was that a Real Poem and Other Essays, 76-77. Dans ce passage Creeley révèle comment, au début de sa carrière, son rapport avec l’art européen est encore instable (et en partie conflictuel). On lit à la fois une vraie gaucherie sociale et culturelle (« I felt rather gauche and heavy around his work ») et, en même temps, l’assertion d’une liberté américaine face à ce qui devient un académisme (« [his work] was in some respects an extension of usual School of Paris preoccupations »).

86.

Martial Raysse, cité dans René Laubiès, quarante ans d’activité (catalogue de l’exposition). Paris : Galerie de Navarre, 1989.

87.

Palma Bucarelli. Ibid.

88.

Nous savons que l’influence de Pound est fondamentale pour le développement de l’écriture de Creeley. Néanmoins, dans le chapitre précédent nous avons eu l’occasion de souligner comment le jeune poète restera toujours éloigné des théories purement imagistes desquelles il héritera principalement le désir de traduire la simultanéité d’une image visuelle par le langage.

89.

Claude Rivière. Ibid.

90.

Il faut également souligner l’influence de la culture orientale sur le travail et la pratique créative de Laubiès tout comme la distance de Creeley par rapport à la vague d’émergence de la culture zen aux États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Même si la plupart de ses camarades écrivains comme Allen Ginsberg ou Gary Snyder seront profondément influencés par cette culture, Creeley restera toujours réservé par rapport à ces influences.

91.

Henri Nesme. Ibid.

92.

Olivier de Magny. Ibid.

93.

Creeley. « René Laubiès : An Introduction ». A Quick Graph. 340.

94.

Creeley, lettre à Jonathan Williams du 28 septembre 1953. Lettre reproduite dans In Company CD-ROM.

95.

Creeley, lettre à Jonathan Williams du 24 juillet 1953. Idem. « RL » ici indique bien évidemment René Laubiès.

96.

A ce propos, voir la classification des collaborations de Creeley opérée dans le chapitre B2, partie I.

97.

Licata. In Company. 12.

98.

Creeley, lettre à Jonathan Williams du 18 juillet 1953. In Company CD-ROM.

99.

Creeley, entrevue avec Lewis McAdams. Tales Out of School. 80.

100.

In Company. 45.

101.

A ce propos voir le chapitre précédent où l’on souligne comment Creeley affirme avoir connu l’œuvre de Pollock en 1953, date de sa collaboration avec Laubiès. En ce qui concerne Rauschenberg, sa première exposition personnelle date de 1951, période pendant laquelle Creeley vivait dans une ferme à Littleton (New Hampshire), tandis que Rosenquist ne commence vraiment sa carrière qu’au début des années soixante (sa première exposition date de 1962).

102.

Sartre. L’être et le néant. 295.

103.

Altieri. « The Unsure Egoist: Robert Creeley and the Theme of Nothingness ». Contemporary Literature 13.2 Spring 1972. 172.

104.

Creeley. Context of Poetry. 97.

105.

Creeely. Lettre à Jonathan Williams du 16 octobre 1953. In Company CD-ROM.

106.

Dan Rice. Né à Long Beach, Californie, en 1926. Il a fréquenté le Black Mountain College pendant les années 1950.

107.

Jonathan Williams est encore une fois l’éditeur de l’œuvre. Comme dans tous les projets collaboratifs auxquels il participe, il joue un rôle essentiel aussi bien dans la conception du livre que dans la gestion du dialogue entre les collaborateurs. Il représente d’ailleurs le point de référence pour les publications liées au contexte du Black Mountain College dont les élèves et les enseignants avaient des difficultés à publier leurs œuvres dans des maisons d’édition traditionnelles. Dans cette collaboration, en plus, il participe activement par la photographie de la couverture qui met en valeur les principes d’union et de partages inhérents à l’activité collaborative.

108.

Creeley. All That is Lovely in Men.Asheville: Jonathan Williams, 1955. Introduction.

109.

Idem

110.

A ce propos voir l’essai de John Yau dans In Company. 56.

111.

Creeley. Lettre à Williams du 6 octobre 1954. In Company CD-ROM.

112.

Idem

113.

Idem

114.

Dans ses lettres à Jonathan Williams Creeley affirme son désir de pousser au-delà de la simple illustration (qu’il évoque à propos de The Immoral Proposition) le rapport image-texte. « I haven’t really a very exact sense of what Dan plans for relation between poems & drawings, i.e., I think he intends a kind of running juxtaposition rather than that character of “illustration” Laubiès did – which I think will go better in something of this length » [sic]. (Creeley à Williams, 27 août 1954). En même temps il affirme refuser toute décoration du langage par l’image: « Anyhow I think it will show you how it wd not end up looking like decoration – actually that’s what I’m trying to damn well avoid. Little gems etc.  ». (Creeley à Williams, 6 octobre 1954).

115.

Fielding Dawson, né à New York en 1930. Il a fréquenté le Black Mountain College du 1949 au 1953.

116.

A ce propos voir la deuxième partie de notre texte, « The Eye ».

117.

Creeley. « Oh No ». Collected Poems. 158.