En 1963, dix ans après la réalisation de The Immoral Proposition, Creeley ouvre la narration de son premier et unique roman, The Island, par une préface révélatrice :
‘A suspiciously simple sense of life is that it is, in any one man, conclusive. Oh, for him – of course; but for this world I wonder, or rather think it is only in the relationships men manage, that they live at all. People try with an increasing despair to live, and to come to something, someplace, or person. They want an island in which the world will be at last a place circumscribed by visible horizons. They want to love free of a continuity of roads, and other places. This island is, finally, not real, however tangible it once seemed to me. I have found that time, even if it will not offer much more than a place to die in, nonetheless carries one on, away from this or any other island. The people, too, are gone 118 .’L’« égoïste incertain » dont il parlait dix ans auparavant semble avoir définitivement accepté sa défaite face à l’impossibilité de son unicité, de son autosuffisance. Tout en étant encore voilé de nostalgie et de désillusion, ce passage rend compte d’un changement achevé, d’une ouverture aux autres reconnue comme indispensable par le poète. Une ouverture qui implique, comme lui-même le souligne, la réalisation de sa propre vie à travers les liens établis avec ceux qui l’entourent et par leur renouvellement perpétuel : « it is only in the relationships men manage, that they live at all ».
Dans cette nouvelle approche de la vie, la pratique collaborative de Creeley, qui à partir de la fin des années 1960 acquiert la forme d’une véritable accumulation d’expériences dont le poète se nourrit si fréquemment que l’on pourrait presque parler, chez lui, d’une sorte de « boulimie collaborative », prend enfin un sens. D’ailleurs, qu’est-ce que la collaboration sinon un moyen, ou même le moyen par excellence, par lequel l’artiste expose, en le vivant publiquement, son propre lien avec les autres ?
Ainsi, à partir de 1966, date de réalisation de About Women, sa collaboration avec le peintre John Altoon 119 , les expériences collaboratives de Creeley se multiplient (étant parfois réalisées à un rythme de trois par an), produisant presque une cinquantaine d’œuvres aux formats variés allant du luxe des livres d’artiste jusqu’à la simplicité des publications à bas coût, en passant par l’album, les broadsides, les catalogues d’expositions 120 . Face au nombre imposant de tels projets, il est légitime, même nécessaire, de s’interroger sur la nature du désir qui conduit un poète à collaborer avec un artiste appartenant à un domaine différent du sien. Pourquoi transgresser les limites de son domaine, justement lorsqu’il vient enfin de se définir, pour reprendre le chemin dans une autre direction ? Qu’est-ce que signifie « collaborer » pour Creeley ? Convaincus que la réponse à des telles questions est déjà partiellement lisible entre les lignes de la préface de The Island que nous venons de citer, nous tenterons néanmoins d’y répondre plus précisément dans les chapitres qui suivent.
Creeley. The Island. Préface.
La collaboration est disponible en Annexe II.
Entre The Immoral Proposition et About Women, Creeley avait réalisé, nous l’avons vu, deux autres projets collaboratifs (All That is Lovely in Men (1955) avec Dan Rice et If You (1956) avec Fielding Dawson). Ces projets ont été suivis par une période, marquée par le mariage avec l’écrivain et artiste Bobbie Louise Hawkins, consacrée uniquement à son écriture (For Love, The Island, The Gold Diggers and Other Stories). La reprise de sa pratique collaborative aura lieu, justement, en 1966 lorsqu’il collaborera avec Altoon.