1) Une communion de désirs : le poète et l’artiste en tant que « collaborateurs »

L’artiste et le poète sont unis par une communion de désirs lorsqu’ils collaborent. Soif de découverte, plaisir du partage, aspiration au dépassement de soi caractérisent l’élan de l’un comme de l’autre lorsqu’ils unissent leurs forces pour la création d’une œuvre nouvelle qui, comme le souligne Barthes, « n’appartient à personne » 121 . L’œuvre collaborative, fille légitime d’une union artistique peut-être aujourd’hui encore considérée comme illégitime 122 , témoigne d’une confrontation du poète et du peintre à un même problème, celui de la traduction d’une émotion en une « expression ». Alors, toutes les différences deviennent « indifférentes » aux yeux de ceux qui s’unissent dans le dialogue, dans l’échange.

A la base de l’activité collaborative de Creeley demeure, avant tout, un désir de découverte. Découverte d’une autre vision du monde, tout comme de l’existence d’autres « mondes » possibles. « Collaboration has always been a resource and a stimulus, something that changed my own vision of things » 123 , affirme-t-il. D’ailleurs, la fonction même de l’art est de nous faire acquérir un nouveau regard sur les choses, de nous les faire redécouvrir en nous les faisant voir autrement. Par l’acte créatif lui-même l’artiste fait l’expérience d’une redécouverte :

‘Not at all to be sentimental, but I think again that writing for me is a process of discovery, and I mean that very literally: a way of finding things, a way of looking for things, a way of gaining recognition for them as they occur in the writing 124 .’

Agissant comme spectateur privilégié de l’œuvre d’un « autre » 125 , Creeley recherche ainsi, par la collaboration, cette rupture avec une vison du monde qu’il voit sans cesse retomber dans le stéréotype et la répétition, tout en s’efforçant de la renouveler et de la stimuler constamment. « Working with painters is useful. Something happens which changes your mind » 126 , affirme le poète. « Working with Bob makes me feel bright » 127 , confesse Alex Katz, un de ses nombreux collaborateurs. Le poète et l’artiste, guidés par une sorte de curiosité enfantine alliée à une insatisfaction d’adolescent, trouvent ainsi dans la collaboration un moyen pour renouveler constamment leur propre rapport au monde car en collaborant l’on fait l’expérience d’une double découverte : il ne s’agit pas uniquement de découvrir le monde, mais aussi de découvrir comment l’autre voit ce même monde dans lequel nous vivons. Ce désir de découverte de l’autre implique néanmoins, inversement, le désir d’être découvert « par » l’autre : fonctionnant comme spectateurs idéaux de leurs travaux respectifs, le poète et l’artiste alternent leur position entre celle d’observateur et d’observé, de modelant et de modèle. Réserve et narcissisme alternent ainsi dans toute collaboration, même si, dans le cas spécifique de Creeley, vu l’importance des collaborations caractérisées par un mouvement créatif qui va de l’image au texte, nous pouvons parler d’une prééminence d’une attitude généreuse vouée à la célébration de l’« autre » en tant qu’artiste et œuvre d’art. «The me is not the only term [...] you have to humanly recognize that, that you can’t live in an egocentric world entirely » 128 , écrit le poète. Un auto-effacement en faveur de l’autre qui témoigne de la discrétion nécessaire à l’entreprise de toute pratique collaborative.

Ceci nous permet de découvrir également, à la base du processus collaboratif de Creeley, un désir de partage, aussi bien de l’émotion de l’acte créatif que de ses produits. La recherche de repères de la part du poète trouve, au début dans la correspondance, ensuite dans la collaboration, la possibilité de construire un « lieu » commun de rencontre et d’union 129 . La collaboration démolit ainsi la vision typiquement occidentale de l’artiste « protagoniste », isolé et consommé par sa propre vocation, établissant au contraire une conception de l’art comme partage, comme activité collective où il n’y a pas affirmation d’un seul point de vue, d’une seule technique ou d’un seul langage, mais où il y a coexistence, échange, ouverture. « Traditionally », explique Amy Cappellazzo, « we look at both writers and artists as heroic individuals who create alone in a study or a studio, personally searching for the essence of human condition through their work. Collaboration jeopardizes these romantic visions » 130 . L’artiste admet alors la nécessaire présence de l’autre afin que le jeu de la collaboration puisse avoir lieu :

‘A collaborative medium goes so against the heroic isolated macho image of what an artist is in American culture. There’s a time when you just have to have the generosity to merge. Collaborative work with a poet is an exhilarating democracy 131 .’

L’artiste démiurge laisse alors sa place à un artiste découvreur, qui met en valeur le processus créatif et qui rétablit la fonction de l’art d’être un plaisir à partager. Comme l’explique le peintre Francesco Clemente, un des nombreux collaborateurs de Creeley, le plaisir constitue le fondement de l’acte créatif lui-même: « I think painting is still about enjoyment and the more you know about it the less you enjoy » 132 , remarque-t-il.

Tout en renonçant à leur unicité, les collaborateurs alternent toutefois leur rôle entre celui de modèle et de modelant. Comme nous l’avons observé dans The Immoral Proposition, une forme de narcissisme artistique perdure dans le processus collaboratif qui, à première vue, nous semble essentiellement être fondé sur l’abnégation. Ainsi, le désir de tester son propre langage tout en étant confronté à ses limites s’accompagne, chez le poète et l’artiste, de l’ambition de leur dépassement. Le passage d’un système sémiotique à l’autre est à voir, selon Peyré, comme un geste « extrême » supposant « l’insuffisance du mode initial de perfection » 133 . Une insuffisance dont témoignent également les intrusions personnelles de chaque artiste dans le domaine de l’autre : si Creeley, à la différence de poètes tels que Lawrence Ferlinghetti 134 , n’a jamais peint, il a pourtant désiré pouvoir s’exprimer dans le langage de ses collaborateurs. Admirant un portrait de sa fille Hanna réalisé par Francesco Clemente en 2005, Creeley confesse : « I wish I could paint ! » 135 . Beaucoup de ses collaborateurs d’ailleurs pratiquent l’écriture : Robert Indiana, Elsa Dorfman, Jim Dine entre autres confirment cette nécessité d’intégrer leur propre forme expressive avec celle de l’autre afin de « dire » ce que la peinture (ou la photographie) n’arrive pas à exprimer. Dans une lettre à Creeley, Dine confesse :

‘I am still making poems […] The poetry thing is about not being able to say something with my hand. Even if they are shit the voice is another tool that I suddenly trust for me. I am afraid in our country world and making art gets more irrelevant daily so that it all cancels out and the slate gets cleaner and more intrusions seem to be possible in other areas. All a big apology to you for possibly misusing your medium 136 .’

Les mots de Dine confirment que les collaborateurs sont des artistes « qui n’ont pas abandonné toute chance de s’exprimer autrement » 137 . La collaboration réaliserait ainsi le désir utopique de l’artiste d’atteindre une forme expressive « complète ». L’union des compétences permet d’atteindre des niveaux d’expressivité tout à fait originaux et de croire dépasser les limites que chaque art impose à ses propres représentants. Le désir de découverte du peintre tout comme celui de l’écrivain est, en effet, constamment frustré, d’une part par les limites imposées par leurs formes expressives respectives (règles géométriques, code linguistique), d’autre part par les limites physiques de l’œuvre elle-même (cadre, page). La collaboration et la recherche d’une nouvelle forme expressive coïncident alors avec cette conscience des limites de chaque langage expressif et se produisent à partir d’un désir d’exhaustivité qui, tout en étant purement idéaliste, continue à pousser les artistes au-delà des frontières de leurs propres langages. Creeley, en tant que poète, est conscient de l’impossibilité de « dire » dont il fait l’expérience dans chaque phrase, dans chaque mot. Ludwig Wittgenstein devient d’ailleurs la référence de cette prise de conscience, un modèle dont la pensée est citée à plusieurs reprises par le poète :

‘All I have said is again that we cannot express what we want to express and that all we say about the absolute and the miraculous remains nonsense. […] My whole tendency and I believe the tendency of all men who ever tried to write or talk Ethics or religion was to run against the boundaries of language. This running against the walls of our cage is perfectly, absolutely, hopeless 138 .’

L’image, positionnée à côté du texte, dira, en les exposant, les choses que l’écriture n’arrive pas à dire, de même que les mots vont permettre aux images de vivre à travers la parole : les tableaux acquièrent ainsi de la voix et les poèmes déploient des images en mouvement. Par le biais de la collaboration, semble alors pouvoir se négocier le passage du silence à la parole, car du dialogue silencieux avec soi-même, l’artiste passe au dialogue sonore et visible avec un autre. De même, la parole semble acquérir un poids, une épaisseur, une forme physique qui viennent se substituer ainsi à sa transparence supposée 139 . Par cette union de formes expressives on croit alors conjurer les limites de chaque langage. Par l’activité collaborative, explique Peyré, « à plusieurs reprises, deux hommes se sont mutuellement étonnés d’être ensemble dans le plaisir du vis-à-vis, du dépassement des limites personnelles et expressives » 140 .

Tout comme Magritte dans son célèbre tableau, Ceci n’est pas une pipe, chaque collaborateur, par la présence de l’autre, essaye alors de tendre un piège à la chose représentée : « Traquant deux fois la chose dont il parle, il lui tend le piège le plus parfait », écrit Foucault à propos du travail du peintre surréaliste. « Par sa double entrée, il garantie cette capture, dont le discours à lui seul ou le pur dessin ne sont pas capables » 141 . Même si les collaborations de Creeley n’atteignent pas la fusion presque « illicite » des deux langages caractéristique du calligramme 142 , elles témoignent néanmoins de la communauté des désirs qui encouragent l’artiste et le peintre à travailler ensemble. Parmi ceux-ci, un désir de liberté et d’expérimentation accompagne chaque projet collaboratif : la collaboration, nous dévoile Creeley, devient l’occasion pour le peintre comme pour le poète d’explorer des territoires inconnus au sein de leur propre discipline. Transgression qui incite donc un autre « dépassement », la collaboration crée un territoire hybride et inconventionnel qui offre l’occasion aux collaborateurs de se consacrer à des projets qui, tout en étant pour eux prioritaires, n’auraient peut-être pas vu le jour au-delà de la collaboration.

Ceci est illustré par Mabel, où Jim Dine saisit l’occasion pour se consacrer à la pratique du dessin, jusqu’alors mise de côté, ou encore par A Day Book où R.B. Kitaj, prenant comme modèle l’écriture de Creeley, essaye de réaliser son désir de modeler son art selon les principes de l’écriture qu’il admire 143 . Les collaborations de Creeley avec Bobbie Louise Hawkins 144 incarnent encore mieux ce désir des collaborateurs de faire de la collaboration l’occasion d’expérimenter des nouvelles techniques et styles chacun dans sa propre discipline. Réalisées entre 1968 et 1976, ces collaborations (The Finger, Pieces, St. Martins, Listen, Thirty Things, Away) 145 , témoignent du travail de Hawkins avec les techniques de la photocopie, dont elle peut être considérée comme une pionnière. Elles montrent en même temps l’évolution de l’écriture de Creeley, qui se consacrait à l’époque à des expérimentations sur l’utilisation de techniques formelles comme la grille et la série en tant que support pour son écriture 146 . Pour les deux artistes, la collaboration devient ainsi une véritable pratique quotidienne leur permettant de progresser, l’un comme l’autre, au-delà du contexte artistique officiel. Il est reconnu aujourd’hui que les textes en prose produits pendant cette période (Presences, Mabel, A Day Book), au même titre que des œuvres poétiques telles que Pieces, constituent les exemples les plus marquants d’expérimentation littéraire entreprise par Creeley.

Les désirs de découverte, de partage, de dépassement de ses propres limites et d’expérimentation, désirs que nous avons identifiés précédemment comme préalables aux collaborations de Creeley, témoignent de son respect des valeurs fondatrices de cette pratique qui demande aux artistes de renoncer partiellement à leur autorité, de partager un espace et de faire face aux limites de leur propre discipline. La collaboration en tant qu’activité est incontestablement liée au rapport que l’artiste et l’écrivain établissent avec les autres. Elle est également dépendante, dans le cas spécifique de Creeley, de sa quête constante d’une compagnie. A ce propos, nous pouvons distinguer deux tendances fondamentales dans l’approche collaborative du poète. D’une part, par la collaboration, il nous semble remettre constamment « en scène » la rencontre avec une compagnie dont il a fait l’expérience pour la première fois au Black Mountain College. En collaborant il trouve ainsi successivement une « company » dont il célèbre la présence par l’acte collaboratif. D’autre part, la collaboration de Creeley nous paraît être le produit d’un désir de voir l’« autre » tout comme de se savoir vu par l’autre. Nous essayerons ainsi d’explorer ce double statut de la collaboration dans l’œuvre du poète en opérant tout d’abord une classification de ses projets collaboratifs.

Notes
121.

Barthes. « Jeunes chercheurs ». Œuvres complètes IV, 1972-1976. 129. A propos de l’interdisciplinarité Barthes souligne: « Pour faire de l’interdisciplinaire, il ne suffit pas de prendre un “sujet”, (un thème) et de convoquer autour deux ou trois sciences. L’interdisciplinaire consiste à créer un objet nouveau, qui n’appartienne à personne ».

122.

Dans son essai introductif du catalogue In Company: Robert Creeley’s Collaborations, Amy Cappellazzo écrit: « Artistic practice and art history have not always looked favorably upon collaborations. They are often discussed in terms of compromise both for the artist and the writer, or at best as a “departure” from each respective artist’s signature work ». In Company. 9.

123.

Creeley. Discussion avec l’auteur. Université Brown, 6 octobre 2004.

124.

Creeley. Context of Poetry. 107.

125.

Dans « Robert Creeley’s Collaborations : A History », Elisabeth Licata écrit : « The actual history involves a long chain of chance encounters […] but the impulse behind them – from R.B. Kitaj to Francesco Clemente – always comes from the symbiosis between poet and painter, each acting as the other’s ideal audience ». In Company. 11.

126.

Creeley. Discussion avec l’auteur. Université Brown, 6 octobre 2004.

127.

Katz. Cité dans In Company. 27.

128.

Creeley. Entrevue avec Bill Spanos. Tales Out of School. 145.

129.

Ce désir de se constituer des « lieux » de rencontre et d’union est évident dans la centralité de l’échange épistolaire caractérisant toute la carrière de Creeley mais aussi dans son expérience en tant que directeur de la Black Mountain Review. Celle-ci est considérée par le poète comme un véritable « emplacement » (location) : elle constitue un lieu de rencontre et d’échange. Lors d’un entretien avec Bruce Jackson au sujet de son expérience au Black Mountain College et de sa recherche d’une compagnie, Creeley explique : « Olson was there [Black Mountain College], Ed Dorn was there. The nexus of other poets was through the Black Mountain Review, which I was funded to begin. That was a further location. That brought in friends as Duncan, for example, and Paul Blackburn, Denise Levertov, et cetera. It began to be not simply our gang. It really was ; it was our emotional and defining cluster ». (« Robert Creeley and Bruce Jackson on the subject of Company ». Buffalo Report, 5 Apr. 2005. <http://buffaloreport.com>). A propos du concept de « location » voir le chapitre A dans la partie III.

130.

Cappellazzo. In Company. 9.

131.

Archie Rand. Cité dans In Company. 27.

132.

Clemente. Cité par Raymond Foye. « Books, Palimpsests, Collaborations ». Clemente. 392.

133.

Peyré. Peinture et poésie : le dialogue par le livre. Paris : Gallimard, 2001. 18.

134.

Voir Ferlinghetti : The Poet as Painter : Dipinti dal 1959 al 1996. Rome : Palais des Expositions 17 mai – 30 juin 1996. (Catalogue de l’exposition).

135.

Creeley. Courriel à l’auteur. 31 janvier 2005.

136.

Dine. Lettre à Creeley du 8 octobre 1969. Stanford University: Special Collections. Box 37, Series 1. Correspondance 1968-1969.

137.

Peyré. Peinture et poésie. 14.

138.

Ludwig Wittgenstein. Cité par Creeley dans son entrevue avec Ekbert Faas. Towards a New American Poetics. 174-175. (C’est moi qui souligne).

139.

Voir l’analyse de Theater et Presences dans le chapitre C2, Partie I.

140.

Peyré. 32.

141.

Foucault. « Ceci n’est pas une pipe ». Dits et écrits. 639.

142.

Le calligramme est, bien sûr, autre chose par rapport au produit des collaborations de Creeley : dans le calligramme l’objet est un et il est du même auteur. Ce que nous souhaitons souligner ici est l’analogie entre le désir d’un artiste comme Magritte (qui, comme l’explique Foucault, utilise le texte et l’image pour « traquer » la chose) et celui de Creeley et ses collaborateurs (qui semblent poursuivre un idéel « dépassement des limites personnelles et expressives » par le recours à un autre langage).

143.

Voir la troisième partie (chapitre A) et, en particulier, « Grille et Spontanéité : Mabel et A Day Book, du texte à l’image ».

144.

Bobbie Louise Hawkins, deuxième femme de Creeley connue également comme Bobbie Creeley, est écrivain et artiste.

145.

Les collaborations sont disponibles en Annexe II.

146.

Voir la troisième partie, chapitre A.