C: « The World is my Representation »: Robert Creeley et la tradition de L’Ekphrasis

Le mouvement créatif qui caractérise le processus collaboratif de Robert Creeley suit, nous l’avons vu, pour la plupart de ses collaborations une direction unique, qui va du tableau au poème 200 . Il est donc nécessaire d’analyser, outre l’échange entre le poète et son collaborateur que nous avons étudié dans le chapitre précédent, le rapport que l’écrivain établit avec l’objet d’art (dessin, tableau, photographie) 201 . Creeley regarde les images, souvent proposées en série par les artistes. Il les lit en séquence, les enregistre. Ensuite, il en isole quelques-unes en les détachant de l’ensemble. Il choisit. Mais son choix n’est pas déterminé par un plan préconstitué, fixé avant de commencer le travail avec les images. Il est, au contraire, un acte de reconnaissance, le produit de la même poussée qui l’a conduit à choisir tel artiste plutôt qu’un autre. Choisir c’est « reconnaître » affirmait Robert Duncan 202 , et Creeley, dans chaque geste collaboratif, dans chaque choix, recherche cette reconnaissance de pensée.

Une fois élue l’image à partir de laquelle il va créer un texte, parfois en prose mais le plus souvent en vers, le poète produit sa réponse au visuel par un processus qui nous renvoie à la pratique ancienne de l’ekphrasis qui consiste à se servir du langage pour parler d’une image. Ce concept, aux origines très anciennes, se réfère à la capacité de donner à voir par le langage un objet absent. Ce pouvoir du langage est introduit dans sa Rhétorique par Aristote qui utilise le concept d’« energeia » selon lequel tout discours doit montrer, c’est-à-dire donner une visibilité à la chose, donner une évidence de son existence. Le verbe grec « ekphrazô » (exposer en détail) qui se développera à partir du premier siècle après J.-C. montre comment la tradition de l’ekphrasis telle qu’on la connaît aujourd’hui s’est rapprochée du terme plus commun de description ou représentation détaillée d’une image, qui a eu beaucoup d’exemples littéraires à partir de la tradition épique, dont le chant dix-huit de l’Iliade, consacré au bouclier d’Achille, constitue le modèle. On retrouve beaucoup de passages ekphrastiques dans les traditions littéraires successives, comme dans la tradition rhétorique représentée par le Satiricon de Pétrone où une dimension nouvelle s’ajoute à la tradition ekphrastique : la description émotionnelle de l’effet produit par le tableau sur le spectateur. C’est cet aspect de l’ekphrasis qui nous intéresse principalement. Il est en effet à la fois à la base de la critique d’art, (analyse technique de l’œuvre, exégèse du sujet et définition de l’émotion produite par l’image), et du rapport de Creeley aux images dans son travail collaboratif. Devant l’image, celui-ci opère un processus de transposition qui semble à la fois s’insérer dans la tradition ekphrastique et se détacher radicalement de celle-ci. Cette ambivalence par rapport à la tradition s’explique par la méfiance du poète vis-à-vis de la « description ».

A plusieurs reprises en effet Creeley signifie sa méfiance par rapport à la pratique descriptive. Elle est perçue comme un risque, comme un piège dans lequel l’écrivain doit éviter de tomber. Selon le poète l’artiste est poussé, par l’activité descriptive, à se concentrer sur tout ce qui est extérieur au processus créatif : par la description, on fixe le regard sur le monde, non sur le poème. Lorsqu’il parle de définition d’un objet ou d’une image, Creeley prend donc ses distances de tout acte descriptif. Le but du poète est de définir une certaine condition de la réalité, ce qui ne signifie pas la décrire :

‘A poetry denies its end in any descriptive act, I mean any act which leaves the attention outside the poem. Our anger cannot exist usefully without its objects, but a description of them is also a perpetuation. There is that confusion – one wants the thing to act on, and yet hates it. Description does nothing, it includes the object – it neither hates nor loves 203 .’

Le danger de la description semble surtout être sa nature généralisante et passive. Selon Creeley, devant l’objet ou l’image, l’artiste ne prend pas de risques en le décrivant. Le refus de la description correspond donc à une décision d’ordre moral : Creeley n’accepte pas une attitude passive car elle équivaudrait à une absence de prise de responsabilité de la part de l’écrivain. L’habitude descriptive est aussi une pratique qui reste en dehors du contexte :

‘That practice that wants to “accompany” the real but which assumes itself as “objectively” outside that context in some way. […] If you are not capable of the non-functional striking of the World, you are not practicing art 204 .’

Cette conception négative de l’acte descriptif trouve ses racines dans le contexte culturel dans lequel Creeley s’est formé comme écrivain et montre comment ses théories littéraires dépendent du nouveau rôle de l’artiste affirmé par la poétique de la spontanéité des Expressionnistes Abstraits et du jazz. L’art américain des années cinquante se développe en effet en opposition à des théories artistiques qui visent à limiter l’activité du sujet créateur pendant le processus : l’impersonnalité et surtout l’existence d’idées a priori sont vues comme des menaces à la libre expression de l’artiste. La description ferait donc partie de cet univers limitatif et rationnel contre lequel des écrivains tels que Ezra Pound et William Carlos Williams s’étaient déjà battus à l’époque moderniste. « For better or worse », Creeley affirme, « now the artist enters the art, has an evident part in it, enacts in it, increasingly is it – as much as any other fact of existence » 205 . Il est évident que selon cette perspective exaltant l’activité de l’artiste, la pratique descriptive se situe au pôle opposé de la recherche esthétique du poète.

Chez Creeley les réticences par rapport à l’acte descriptif semblent également liées à l’idée d’intentionnalité qui semble s’opposer à la passivité dont il l’accuse aussi. En réalité, Creeley semble dénoncer deux attitudes extrêmes qu’il associe à la pratique descriptive : le désintérêt et la violence faite à l’objet. Par le désintérêt, comme nous l’avons vu, l’écrivain ne prend pas de risques en montrant un détachement par rapport à la réalité des choses qui est synonyme de passivité. A l’inverse, l’excès d’implication peut produire une attitude opposée, mais tout aussi extrême et critiquable que l’indifférence, et par laquelle l’écrivain se dirige directement vers la chose qu’il désigne alors de manière directe et violente ne respectant pas la valeur multiple de ce qui est devant lui. L’artiste hésite donc entre un rôle servile d’illustrateur ou dominant d’interprétateur. Décrire équivaudrait à ne pas respecter la nature des choses, à les déformer en donnant à voir uniquement leur surface, leur apparence immédiate. La pratique collaborative de Creeley se constitue en opposition à « l’arrogance » de la description et à l’existence d’une intention préalable à l’acte créatif, de même qu’elle refuse toute passivité ou désintérêt. La position de Creeley semble ainsi témoigner de son être à la frontière entre l’Expressionnisme Abstrait et le Minimalisme : d’une part, en refusant la passivité descriptive, il met l’accent sur l’importance du rôle du sujet pendant le processus créatif. D’autre part toutefois, en s’opposant à la violence interprétative, il semble refuser tout égocentrisme et souligner l’importance de considérer l’objet en soi, ce qui témoigne d’une attitude typique de l’esthétique des années soixante. Face à cette opposition, Creeley semble alors opter pour une position intermédiaire de médiateur. L’écrivain, comme il l’explique, « neither rules nor serves – he transmits » 206 , ce qui met en évidence le rôle de médiateur assumé par le poète entre deux formes expressives, entre deux langages.

Nous pouvons donc nous demander quelle est la position de Creeley vis à vis de la tradition de l’ekphrasis où l’acte descriptif semble être l’essence du travail de l’écrivain face à l’objet. A ce sujet nous pouvons nous référer à deux définitions de l’ekphrasis, l’une empruntée au Dictionnaire de rhétorique de G. Molinié et l’autre à W.J.T. Mitchell, auteur de Picture Theory, un ouvrage publié en 1994 consacré aux rapports entre différents systèmes sémiotiques. Dans son dictionnaire Molinié définit l’ekphrasis comme la « description de l’œuvre d’art » 207 tandis que Mitchell donne du même concept une définition plus élaborée en le présentant comme « la représentation verbale de la représentation visuelle » 208 . Les deux définitions utilisent des termes différents mais mettent en valeur la triple nature de l’ekphrasis : objet d’art, thème à étudier, discussion analytique sur une création artistique. Cette dialectique mise en place par l’ekphrasis semble être davantage prise en compte dans la définition de Mitchell lequel, en utilisant et réitérant le terme représentation, nous conduit directement au centre de la problématique car il s’agit effectivement de re-présenter quelque chose. Par ailleurs, Mitchell évite aussi le terme de « description » si critiqué par Creeley en lui préférant le mot « représentation » qui lui permet d’insister sur une acception plus active du concept selon lequel il s’agit de « présenter à nouveau », non pas de « représenter en détail ». Nous nous servirons donc de la définition du critique américain pour essayer de montrer la spécificité du travail de Creeley avec l’image, car si le terme description est utilisé chez lui toujours avec la même acception négative, celui de représentation est souvent choisi pour qualifier son travail.

Le terme « représentation » semble mettre en valeur des acceptions dont Creeley exalte les qualités dans son écriture et dont nous remarquerons la primauté dans son activité créative. Ces qualités correspondent aux concepts d’actualisation, de concrétisation, de subjectivisation et d’exposition que nous trouvons tous synthétisés dans l’acte représentatif. Lorsque l’on représente, on rend la chose présente, c’est-à-dire actuelle. Dans ce cas, l’on souligne aussi bien la présence dans le temps que dans l’espace : la chose appartient au moment présent et, en même temps, elle est réelle, effective. Il s’agit donc du « ici et maintenant » dont Creeley essaie de donner une représentation par son écriture et qui affirme le rapport de conséquence existant entre l’actualisation et la concrétisation : affirmer la présence actuelle d’une chose implique aussi d’en donner une manifestation matérielle, de rendre visible quelque chose qui est de l’ordre de l’invisible. Par le terme représentation on insiste, en même temps, sur l’activité du sujet qui re-présente quelque chose, c’est-à-dire, qui s’approprie l’image ou l’objet en le proposant selon un nouveau point de vue. Cette capacité de « faire voir autrement » semble être propre à l’art et, dans le cas spécifique de Creeley, à la poésie, qui a le don d’offrir une vision différente par rapport au regard habituel que nous avons sur les choses : « to see things in a different way : that’s the virtue of poetry ! » 209 . Par le terme représentation enfin, on insiste également sur l’activité perceptive du spectateur : en représentant on « donne à voir » la chose, on la rend effectivement présente à la vue, en la montrant, en l’exposant. Cette primauté de l’activité perceptive que le processus représentatif vise à stimuler nous semble également centrale dans le processus créatif de Creeley, en particulier lorsqu’il collabore avec des artistes. Malgré tout, lorsque l’on expose en détail, on donne à voir les caractéristiques effectives de la chose, liant ainsi représentation et description.

Il est intéressant de voir ainsi, à la lumière de ces concepts exprimés par le terme représentation, ce qui se passe au niveau de l’écriture lorsque Creeley conçoit des poèmes à partir d’une réponse directe et immédiate à une image. Est-ce que le poète arrive à proposer sa lecture de l’image sans tomber dans le piège de la description ? Est-il possible d’éviter toute référence directe à l’image lorsque l’on compose à partir d’elle ? Conversion to Her et Clemente’s Paintings constituent des sujets d’étude intéressants dans cette perspective.

Notes
200.

Le mouvement contraire, du verbal au visuel, caractérise également un certain nombre de collaborations comme nous avons eu l’occasion de souligner dans le chapitre « Les collaborations à distance de Robert Creeley ». Il nous semble toutefois nécessaire de nous concentrer principalement sur la pratique collaborative issue d’une réponse de la part du poète par rapport à l’image car c’est dans cette activité que la créativité de Creeley joue un rôle essentiel.

201.

Creeley, nous l’avons dit, collabore également avec des sculpteurs. Toutefois son écriture se développe dans la plupart des cas à partir de l’observation d’images des sculptures comme les collaborations avec Marisol et Robert Therrien le montrent. Cela ne signifie pas toutefois que l’écrivain ne connaît pas le travail de ses collaborateurs : même s’il ne crée généralement qu’à partir d’images, avant le début de la collaboration il essaye toujours de se rendre dans les ateliers de ses collaborateurs et d’avoir un contact direct avec les objets d’art.

202.

Dans « I’m Given to Write Poems » Creeley écrit: « Not long ago, in conversation, Robert Duncan qualified his sense of choice as being recognition, that is, choice is significantly the act of recognition, and I believe it. What one “chooses” in writing is importantly of this nature, for me, and composition is the fact and effect of such activity. One isn’t putting things into poems, then, at least not as my own experience of writing informs me ». A Quick Graph. 71-72.

203.

Creeley. « To Define ». A Quick Graph. 23.

204.

Creeley. « Introduction to the New Writing in the USA ». A Quick Graph. 51.

205.

Creeley. Réponse à des questions d’internautes sur le site web <www.smartishpace.com>

206.

Creeley. The Complete Correspondence Volume III. 157.

207.

Molinié. Dictionnaire de rhétorique. 121.

208.

Mitchell. « Ekphrasis and the Other ». Picture Theory. 152. Cette définition de l’ekphrasis (« the verbal representation of visual representation ») est empruntée par Mitchell à James Heffernan qui l’utilise dans son article « Ekphrasis and Representation », New Literary History 22.2 Spring 1991 : 297-316.

209.

Creeley. Séminaire du 16 novembre 2004. Université Brown.