1) Entre référence et pertinence : Conversion to Her et Clemente’s Paintings

Conversion to Her et Clemente’s Paintings résultent d’une collaboration entre Robert Creeley et le peintre Francesco Clemente, réalisée à l’occasion d’une exposition des œuvres de ce dernier au musée Guggenheim de New York, du 8 octobre 1999 au 9 janvier 2000 210 .

Creeley avait commencé à travailler à des poèmes sur la base des images de Clemente huit mois avant la date fixée pour l’ouverture de l’exposition, à la demande du musée qui répondait ainsi à un souhait du peintre lui-même. Le catalogue de l’exposition témoigne en effet du désir de Clemente de faire participer à l’opération des personnalités diverses appartenant aux milieux artistique, cinématographique, littéraire et avec lesquelles il avait des liens d’amitié. Parmi eux, Lisa Dennison, Gita Metha, Ettore Sottsass, Gus Van Sant, Francesco Pellizzi, Raymond Foye, René Ricard et, bien sûr, Robert Creeley. Toutefois, le poète raconte qu’avant le début de l’exposition, le directeur du musée avait décidé de changer deux tableaux auxquels le groupe de poèmes de Creeley intitulé Clemente’s Paintings était associé, ce qui transformait inévitablement la nature de la collaboration. Dans le catalogue, Creeley réussira ensuite à faire paraître les tableaux et les poèmes dans l’ordre et la disposition qui avaient été fixés à l’origine 211 .

20. Couverture du catalogue de l’exposition de Francesco Clemente. Clemente. New York: Guggenheim Museum Publications, 2000.

Le catalogue rend justice à l’ampleur de l’exposition qui réunit, pour la première fois, le travail de Clemente témoignant de toutes les étapes qui l’ont marqué depuis ses débuts 212 . Il est constitué de 400 pages où les essais introductifs alternent avec les reproductions des tableaux du peintre qui occupent parfois deux pages entières 213 . Images et textes sont imprimés sur des feuilles blanches et brillantes, ce qui crée une uniformité interne, les mots et les images apparaissant comme les marques différentes d’un même et unique discours concernant le voyage métaphysique tout comme physique de l’homme dans le monde, où la naissance et la mort, le masculin et le féminin, l’animal et l’humain fusionnent alternativement. Comme l’exposition, le catalogue permet de plonger dans l’univers de l’art du peintre italien, et de prendre conscience des différents courants qui le constituent : renaissance italienne, romanticisme européen, art Indien, Expressionnisme Abstrait et Pop art.

Conversion to Her, une des deux contributions de Creeley au catalogue, est un long poème constitué par des strophes de longueur variée 214 . Il introduit une section de vingt-cinq tableaux (chacun desquels est ensuite accompagné par un poème de Creeley et dont la totalité constitue Clemente’s Paintings) dont les huit premiers appartiennent au Bestiarium, section qui regroupe des œuvres dont les images principales concernent le traitement des formes animales et leur interaction avec des formes humaines 215 . Dans cette collaboration Clemente aborde des thématiques variées offrant une vision complète de son univers imaginaire. Ainsi, des images polymorphes nous parlent des rapports entre l’homme et la femme, de l’animalité et des pulsions instinctives, du monstrueux qui se cache dans chaque créature vivante, de la fragilité du corps blessé, de la pureté du corps féminin, de la naissance et de la mort, du cycle de la vie.

Etant une introduction aux images de Clemente, Conversion to Her reprend et synthétise ces thèmes. Les idées principales véhiculées par les tableaux sont étudiées dans le poème de façon profonde afin d’établir entre ces idées des correspondances et des échos constants capables de reproduire les rapports existants entre les images du peintre.

Le titre introduit une réflexion de l’auteur sur la condition de l’homme dans le monde : pour retrouver la paix et surmonter son insatisfaction permanente il doit apprendre à s’approcher de la nature de la femme et à réaliser une sorte de « conversion » à ses valeurs. Cette idée de la condition féminine comme état idéal auquel parvenir est un écho du cri de Allen Ginsberg dans « Song », cité par Creeley en préalable à ses poèmes dans son recueil Pieces (1969) :

‘yes, yes
that’s what
I wanted,
I always wanted,
I always wanted,
to return
to the body
where I was born.’

Dès sa naissance l’homme n’est qu’un être de passage, souffrant et toujours poussé par le désir de retourner dans la condition précédente à son existence. La naissance est ainsi comparée par Creeley à la mort comme dans la septième strophe du poème où il écrit: « Knife cut through./ Things stick in holes./ Spit covers body. Head’s left hanging. » L’écho de la même idée est ensuite proposé dans la dixième strophe : « In silence this/ happens, in pain. »

Le concept de « passage » d’une dimension à l’autre, qui s’inspire de la nature liminale des créatures peintes par Clemente, est évoqué à partir de la deuxième strophe dans laquelle le poète juxtapose des images liées à la naissance: « I got here slowly/ Coming out of my mother ;/ Herself in passage/ Still wet with echoes ». La structure du poème est basée sur une reprise constante des mêmes thèmes et des mêmes images. Le mot « echo », fondamental dans le langage littéraire de Creeley 216 , est plusieurs fois réitéré de façon à assurer la continuité du discours à l’intérieur duquel l’écrivain peut opérer des variations. Conversion to Her est ainsi un exemple de l’intérêt pour la composition en série que Creeley partage avec Clemente : chaque section du poème est constituée de huit strophes à l’intérieur desquelles les mêmes idées fondamentales sont développées et enrichies de constantes références aux images qui les inspirent. La troisième strophe notamment est directement inspirée par les tableaux en noir et blanc appartenant au groupe Bestiarium, où des animaux d’espèces et de tailles différentes (peints en noir ou gris) menacent le corps fragile d’une femme nue dont l’on ne perçoit pas le visage et dont la blancheur de la peau se fond avec la clarté de l’arrière plan :

‘Little things surrounding,
Little feet, little eyes,
Black particulars,
White disparities – ’

Les « détails noirs » des animaux peints par Clemente deviennent des « disparités » lorsqu’ils sont évoqués sur le corps blanc des femmes. Dans la cinquième et la sixième strophe, Creeley évoque ensuite les problématiques concernant la métamorphoses physique caractéristique des rites de passage et la conséquente crise identitaire, des motifs traités par le peintre dans Everybody’s Child 217 , où il représente des corps en gestation fusionnés les uns dans les autres ressortant tous d’un fond noir. Une fois décrite la transformation dont il nous fait parcourir chaque étape, (« My body shrank,/ Breath was constricted,/ Head confounded,/ Tongue muted. »), la reconnaissance de soi, semble souligner Creeley, devient impossible (« I wouldn’t know you,/ Self in old mirror./ I won’t please you/ crossing over »). Ensuite la voix adulte laisse sa place à celle de l’individu redevenu enfant, dont le poète décrit d’une part l’intérêt pour le corps féminin, d’autre part le choc produit par le contact avec le vide du monde « extérieur ». « Outside is empty » constate la voix lyrique. Le corps maternel est alors cet « inside » vers lequel il semble falloir retourner pour enfin retrouver la paix. L’idée du corps vu comme une ligne de séparation entre l’intérieur et l’extérieur, une constante de l’art de Clemente, est ainsi suggérée par l’écrivain qui propose un intérieur aux qualités de lieu protégé :

‘Inside is a house
of various size.
Covered with skin
one lives within.’

La suite d’échos présentés dans la première partie du poème se conclut au niveau de la seizième strophe à l’aide d’une pause. Le poète introduit alors une considération générale sur la vie des hommes qui jouent leur rôle jusqu’à ce que la mort vienne les menacer : « until the sky goes suddenly black and a monstrous thing/ comes from nowhere upon them ». Une fois tirés de leur sommeil, ils doivent faire face à la précarité de l’existence qui réduit à néant leurs engagements terrestres. Seul un rapprochement avec la nature des femmes, Creeley paraît souligner, pourrait leur donner la paix et calmer leur appétit sans bornes. La métamorphose des formes et des êtres, la transmigration de l’âme et l’acte d’une « deuxième naissance » concluent le poème en le reliant profondément à l’art de Clemente. L’homme naît, vit, souffre, vieillit jusqu’à la fin de ses jours où sa vie se termine mais où la métamorphose continue : « Surrounding a vast space/ seems a boundless appetite// in which a man still lives/ till he becomes a woman ».

Le processus d’évolution et de transformation décrit dans le poème est développé également à travers divers éléments d’ordre stylistique. Parmi ceux-ci il faut souligner la prolifération d’échos sonores caractérisant les huit premiers quatrains où les mots « passage », « body », « echo », « person », d’une part établissent un réseau de références donnant son unité à la composition, d’autre part évoquent les effets d’écho visuels produits par le peintre par la répétition et la variation (parfois chromatique, parfois au niveau du trait) des formes. La multitude des détails des tableaux de Clemente appartenant au groupe Bestiarium, où dans certains cas, à cause des jeux optiques produits par l’artiste il est difficile de distinguer les formes les unes des autres, est également reproduite par la réitération de certains adjectifs comme « little » dans la troisième strophe. Dans la deuxième section, elle aussi constituée de huit strophes, on passe des quatrains à des strophes constituées de vers très brefs. La structure du discours se simplifie parce que la voix lyrique est, maintenant, celle d’un enfant qui vient de naître. Chaque strophe semble alors être une considération immédiate sur les premières formes qu’il voit autour de lui, ce qui est confirmé par les juxtapositions d’images que le poète met en place. La troisième et dernière partie rend la parole à une voix adulte qui fait un bilan de la vie de tout être humain. La forme est alors plus discursive, même si son lien avec les deux parties précédentes est confirmé par la reprise des thèmes fondamentaux de l’art du peintre (opposition féminin-masculin, réalité-imaginaire). Le dernier vers boucle le cercle de la composition en proposant au lecteur la « conversion » aux valeurs du féminin suggérée dans le titre.

La lisibilité du poème est le produit de sa fonction d’introduction à la lecture des tableaux de Clemente. Il introduit des images de façon à préparer l’observateur à ce qu’il va rencontrer lors de son exploration du monde évoqué par l’artiste. La présence d’échos thématiques et la répétition de détails sont donc essentielles dans ce discours. Le texte se présente alors constitué par des juxtapositions d’images variées alternant avec des affirmations qui impriment un mouvement aux images évoquées. Dans la deuxième partie notamment, après avoir décrit l’univers et les créatures féminines et masculines qui le peuplent, le poète, grâce aux verbes, leur donne le pouvoir d’agir. Alors les femmes dévoilent le monde (« women are told/ to let world unfold ») et les hommes se l’approprient (« men, to take it,/ make or break it ») 218 . Le monde de Francesco Clemente acquiert voix et mouvement, un mouvement dont l’écho est présent dans tout le poème par le biais des descriptions des métamorphoses des êtres. Ces rites de « passage » sont d’ailleurs synthétisés par le verbe du dernier vers (« become ») avec lequel le poète conclut le texte évoquant encore une fois une métamorphose.

Notre recherche des éléments descriptifs dans l’écriture de Creeley trouve dans Conversion to Her une illustration intéressante. Nous nous apercevons que, même si le poète reste très critique par rapport à l’attitude descriptive, son écriture semble involontairement céder à des éléments référentiels. D’une part, le texte s’accroche à l’image à l’aide d’éléments dénotatifs qui apparaissent sous la forme de repères spatiaux et temporels donnant une illusion de réalité. D’autre part, il s’en éloigne essayant de contraster la référence par une dynamisation de l’écriture à travers un ensemble de stratégies stylistiques capables de mettre en évidence le rôle actif de l’écrivain face aux images.

Dans cette collaboration la référence est extrêmement poussée car, on l’a déjà dit, le poème avait été conçu pour introduire les images de Clemente, donc pour « donner à voir » des détails avant qu’ils ne soient effectivement visibles. Les repères spatiaux et temporels sont ainsi abondants. Le poète se soucie surtout d’éclaircir le rapport entre le fond et la surface de la toile 219  : nous apprenons l’existence d’une multitude de formes en mouvement qui entourent des figures centrales. L’œil du spectateur passe ainsi du fond à la surface, de l’intérieur à l’extérieur, du haut en bas, ou de façon circulaire sur la toile, ce qui est traduit par l’alternance des indicateurs « outside », « inside », « in the middle », « surrounding ». Les temps verbaux complètent la définition du statut des images en soulignant le rite de passage, la métamorphose des êtres, par les formes du présent continu « coming out », « passing », « crossing over », « hanging ». La nature instable des images du peintre est ensuite traduite par l’alternance des temps verbaux: on passe du passé au présent, du conditionnel au futur. L’observateur est alors pris dans cet univers en constante transformation créé par Clemente où alternent hésitation et affirmation. A l’intérieur de ce mouvement le poète cherche à s’accrocher à un ensemble de détails. Il reconnaît des couleurs (« black », « white »), des dimensions (« little »). Il nomme les formes reconnaissables qui apparaissent devant lui, pour la plupart fragments de corps ou d’objets, dont la multitude est traduite par l’utilisation du pluriel : « parts », « heads », « legs », « feet », « eyes », « things », « holes », « women », « men ». Le tout est accompagné par la réitération du mot clef « echoes », lui aussi au pluriel, dont la fonction est d’amplifier, en donnant l’impression de redoubler, les détails et les repères que l’on vient d’évoquer.

La référence est toutefois contrastée par le désir de Creeley de marquer son rôle actif à l’intérieur du processus collaboratif. Il essaye ainsi de dynamiser son écriture à l’aide de plusieurs stratégies parmi lesquelles la proposition de différents points de vue à partir desquels l’événement de la naissance, motif central des images tout comme du poème, est présenté : celui de l’adulte, celui de l’enfant, et celui de la femme (qui semble contraster avec les deux premiers). Par des jeux d’écho, le poète présente également une polyphonie de voix qui alternent comme pour semer la confusion dans l’esprit du lecteur pris dans leur réseau de références :

Outside is empty.
Inside is a house
of various size.
Covered with skin
one lives within.
Women are told
to let world unfold.
Men, to take it,
make or break it.
All’s true
except for you
.’

Creeley travaille aussi la structure rythmique du texte en opérant des changements sur la longueur des strophes, passant des quatrains à des strophes très courtes de deux vers, pour ensuite atteindre une forme plus discursive mais toujours fragmentée en strophes de deux vers. Ce choix vise à rendre le rythme plus soutenu en vue de la conclusion du poème. L’hésitation et le changement de rythme, aussi bien que le glissement du fond à la surface de l’image, le passage du passé au présent, l’accumulation des formes interrogatives, le changement brusque des couleurs et du décor sont des astuces stylistiques que Creeley introduit pour nous donner des clefs de lecture du texte et des images. Ces caractéristiques, accompagnées par la structure narrative du discours par laquelle Creeley nous donne un exemple de son habileté de « conteur », traduisent, au niveau verbal, le mouvement imprimé aux formes sur la toile par le peintre. Ce mouvement est constitué d’une part par le passage d’une image à l’autre selon une séquence narrative qui reflète celle des images de Clemente positionnées les unes après les autres dans le catalogue, et d’autre part, par l’histoire interne que chaque image raconte individuellement et qui, par un jeu d’échos, se relie à l’histoire globale. L’activité « descriptive » dont Creeley nous propose un exemple est donc de nature dynamique car les éléments référentiels ne représentent pas l’unique contenu du discours du poète sur l’œuvre d’art mais se présentent comme des apparitions instantanées à l’intérieur d’une structure verbale mouvante et en métamorphose tout comme les images dont elle parle. Ainsi, en s’accrochant à ces éléments référentiels, Creeley évite de plonger dans la confusion tout en gardant une certaine distance aux images observées, distance qui, nous l’avons vu, lui permet d’affirmer son rôle actif dans la collaboration. C’est en effet grâce à cette distance que l’écrivain peut réellement voir: « Voir suppose la distance la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter dans le contact la confusion. Voir signifie que cette séparation est devenue cependant rencontre » 220 . Par l’écart qu’il établit entre son œil et l’image, Creeley arrive à maîtriser son écriture car elle ne cesse de témoigner du décalage entre vision et commentaire, entre ce que l’on voit et les moyens dont on dispose pour le décrire. « On a beau dire ce qu’on voit », explique Michel Foucault, « ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit » 221 .

Dans Clemente’s Paintings, section caractérisée par une séquence de tableaux de Clemente alternés avec des poèmes de Creeley, la réponse aux images et la présence d’éléments référentiels sont encore plus évidentes 222 . Le titre d’ailleurs nous informe directement du lien existant entre le texte et les tableaux du peintre italien.Prolongement de Conversion to Her, cette section du catalogue est constituée par une suite de vingt-cinq poèmes qui, dans leur ensemble, développent une narration à partir des vingt-cinq images de Clemente. Creeley définit la séquence des poèmes comme une « narration image par image » (« a painting-by-painting narrative ») des tableaux de l’artiste 223 . Ils étaient conçus en effet pour être placés, lors de l’exposition, à côté des tableaux en guise « d’étiquettes », ce qui n’a finalement pas été possible. Néanmoins, la fonction à laquelle les poèmes étaient destinés façonne leur contenu et l’information qu’ils véhiculent est spécifique de l’art de Clemente :

‘Because each [poem] was also to be, initially, an “entry”, an identifying tag put next to the work in the exhibition (which never happened, alas), the information had to be more particular to what the person looking at the art would be seeing 224 .’

Les poèmes se chargent de détails et parfois sont même constitués, dans leur quasi totalité, par des indicateurs de temps et de lieux (« then », « now », « here », « there ») ou par la liste des formes que l’écrivain semble reconnaître dans les images de Clemente (« The forms wait, swan, elephant, crab, rabbit, horse, monkey, cow, squirrel and crocodile »). Creeley réintroduit aussi la rime, ce qui confirme son désir de garder un certain contrôle du matériau linguistique afin d’éviter de se perdre à l’intérieur de l’univers créé par le peintre. Ainsi, par la réitération de certains sons, le poète se pose des limites à lui-même, il se crée une sorte de protection contre la fuite de sa pensée et de son écriture afin de respecter la fonction introductive du texte. Grâce aux rimes et aux assonances les poèmes acquièrent les qualités orales des chansons pour suggérer le rythme perceptif des images et pour rentrer dans la dimension imaginaire évoquée par le peintre. Cette dimension est peuplée par des créatures légendaires appartenant aussi bien à la culture populaire occidentale qu’orientale.

21. Francesco Clemente. Oblation, 1990. Tempera sur lin. (200,8 x 274,5 cm). The Cleveland Museum of Art, Dorothea Wright Hamilton Fund.

Dans Clemente’s Paintings l’ordre chronologique de la perception n’est pas tout à fait fondamental et nous pouvons commencer aussi bien par la lecture du poème que par l’observation de l’image. Le poème qui commente le tableau Bestiarium, le troisième dans l’ordre du catalogue, propose directement des détails de l’image ainsi que l’observateur les perçoit :

‘Stand upright, prehensile,
squat, determined,
small guardians of the painful
outside coming in –
in stuck-in vials with needles,
bleeding life in, particular, heedless.’

En même temps ces vers réintroduisent les thématiques centrales de l’œuvre du peintre en se référant au corps en tant que frontière entre l’intérieur et l’extérieur (« outside coming in »), et à la douleur associée à l’animalité (« small guardians of the painful » ; « stuck-in vials with needles,/ bleeding life in, particular, heedless. ») La menace du masculin/animal qui veut pénétrer le corps féminin pour en connaître les secrets rappelle le thème de Conversion to Her et confirme, encore une fois, la continuité et l’unité internes à la collaboration.

22. Francesco Clemente. Bestiarium, 1989. Pastel sur papier (72,2 x 66,9 cm). Museum für Moderne Kunst, Frankfurt am Main.

La forme des poèmes évoque celle des images auxquelles ils se réfèrent : des images liminales et ambiguës où les formes négatives parfois émergent du fond en annulant les positives. C’est le cas d’un autre tableau appartenant au Bestiarium : un corps de femme est tracé sur un fond où ce qui paraissent en être des détails se révèlent, par un effet optique, être des formes de chats. La juxtaposition d’images et la confusion perceptive entre fond et surface sont traduites par Creeley à travers la répétition du « if » au début de chaque vers et à travers l’apposition de contraires (« small-big » ; « then-now » ; « here-there » ; « find-found »). L’ambiguïté de la vision est ainsi confirmée :

‘If small were big,
if then were now,
if here were there,
if find were found,
if mind were all there was,
would the animals still save us?’
23. Francesco Clemente. Bestiarium, 1989. Pastel sur papier (72,2 x 66,9 cm). Museum für Moderne Kunst, Frankfurt am Main.

Certains poèmes incorporent le titre du tableau de façon à rendre la référence encore plus immédiate. Everybody’s Child en est un exemple. Le tableau développe le thème de la naissance en présentant plusieurs corps d’hommes et de femmes dont l’intérieur dévoile la présence d’êtres prêts à venir au monde. Le rite de passage est représenté par le peintre par la mise en place de variations chromatiques représentant les changements des corps dans le temps, ce que confirme le « in between » du poème : « the one who’s in between/ the others who have come and gone ». Creeley affirme également l’opposition entre le « je » et l’autre et semble souligner aussi bien leur distance que l’impossibilité de leur rencontre à cause de leur appartenance à des phases différentes du cycle de la vie.

Dans le commentaire de Friendship au contraire, l’opposition entre l’individu et les « autres » est présentée de façon positive. Le tableau, structuré verticalement, est caractérisé par l’image des visages de trois femmes endormies les unes à côté des autres. Les couleurs et les formes les rendent presque identiques et le contraste entre le fond et la surface est encore une fois peu marqué de façon à augmenter la confusion perceptive. L’artiste dépeint les visages des trois femmes de façon à faire correspondre la tête de l’une, symbole de l’esprit, à la bouche de l’autre qui, par la rondeur des traits et la couleur rouge foncée, suggère l’image d’un cœur. L’interprétation que Creeley fait de l’amitié trouve son origine dans cette correspondance visuelle entre lèvres et front bâtie par le peintre :

‘In self one’s place defined,
in heart the other find.
In mind discover I,
in body find the sky.
Sleep in the dream as one,
wake to the others there found.’

L’individualité est le produit de l’esprit de chacun (« In self one’s place defined » ; « In mind discover I »). Mais cet esprit ne peut pas exister sans le corps, indiqué par le cœur, qui représente le point de contact avec « l’autre » et qui nous permet de nous ouvrir au monde (« in heart the other find » ; « in body find the sky »). D’ailleurs, Clemente montre par la syntaxe de son image que ceux que nous choisissons comme amis ne sont que les reflets de nous-mêmes, ce que Creeley confirme en concluant: « Sleep in dream as one,/ wake to the others there found ».

24. Francesco Clemente. Everybody’s Child, 1990. Tempera sur lin (201 x 275 cm). Collection privée.
25. Francesco Clemente. Friendship, 1991. Tempera sur lin (72,2 x 61 cm). Collection privée.

L’œuvre se conclue avec un dernier poème, associé au tableau intitulé Black Muse Twice qui, à la différence de tous les autres, ne se réfère pas directement à l’image que l’observateur a devant lui, celle de deux femmes l’une tournée vers l’autre dont seule la partie haute du corps est présentée à la vue:

‘The truth is in a container
of no size or situation.
It has nothing inside.
Worship –
Warship. Sail away.’

Ce poème fonctionne comme dernière charnière qui conclut le voyage dans le monde imaginaire de l’artiste et résume donc un principe essentiel à sa compréhension. Il indique comment, pour Clemente, il n’existe pas une seule et unique vérité mais plusieurs. La polymorphie de ses images reflète sa vision multiple et multiculturelle de la réalité. L’observateur doit donc faire preuve de tolérance et d’ouverture pour se rapprocher de la dimension proposée par le peintre à travers ses images. En s’éloignant de l’image, Creeley réaffirme en même temps sa présence entant que créateur : tout en nous informant indirectement du credo de son collaborateur, il s’appuie uniquement sur son réinvestissement du motif pictural sans permettre à des éléments référentiels de s’introduire dans ses vers.

Nous remarquons comment, dans le travail de Creeley avec l’image caractéristique de ces deux collaborations interdépendantes (Conversion to Her et Clemente’s Paintings), il se produit une alternance entre des éléments référentiels et des structures poétiques. Ces dernières visent, sinon à neutraliser les éléments dénotatifs, au moins à les cacher, mettant en valeur le travail créatif du poète. Ces structures poétiques opèrent en effet un travail de réduction de la référence par une mise en valeur de la pertinence : par le rythme, les juxtapositions, le vocabulaire, l’écriture témoigne de la justesse du discours du poète par rapport au contenu et à la forme de l’image, avec laquelle il établit un rapport décisif. « It has to be an act of equivalence », affirme Creeley dans une lettre à Charles Olson de 1951: « some attack in that other medium from language which only excuses itself being joined because of relevance not at all by any kind of reference » 225 . C’est par ce travail sur la pertinence de l’écriture par rapport à l’image que l’affirmation de Creeley de vouloir créer, par les mots, des « équivalences » aux images devient claire. Toujours en écrivant à Olson, il continue:

‘But, damnit, it is there, – an « act of equivalence ». I do argue for that recognition. At the outset, we’d got very abruptly to that, that there should be no « representation », that any pleasure either of us might count on would depend on a free relation, – not one dominated by any wish to trail after, etc; (Which would be all such « illustration ») 226 .’

La bataille contre l’excès de référence qui, pour Creeley, risque de mener à l’illustration, implique donc un double mouvement d’éloignement et de rapprochement par rapport à l’image, ce qui crée la distance entre le regard du poète et l’objet ekphrastique dont nous avons parlé plus haut. Il est en effet dans la nature de la description ekphrastique de mettre en évidence l’écart entre l’objet observé et le langage. L’acte ekphrastique impliquerait alors à la fois une remise en cause des pouvoirs du langage et une mise en évidence de ce vide que toute représentation produit inévitablement et qui est dû à la « disparition de ce qui la fonde » :

‘Mais là, dans cette dispersion qu’elle [la représentation] recueille et étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde – de celui à qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n’est que ressemblance. Ce sujet même – qui est le même – a été élidé. Et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation 227 .’

En évitant les écueils de la description, conçue comme illustration, Creeley fait preuve d’un respect profond pour l’objet car le décrire équivaudrait à le déformer. Son écriture alors va « tourner autour » de l’image, va la « suggérer », comme le conseille Mallarmé, en établissant un équilibre entre exactitude et abstraction et réalisant ce juste emploi du langage défendu à plusieurs reprises par Italo Calvino :

‘Aussi le juste emploi du langage, selon moi, est-il celui qui permet de s’approcher des choses (présentes ou absentes) avec discrétion, attention et prudence, en respectant ce que les choses (présentes ou absentes) communiquent sans le secours des mots 228 .’

Ce périple de l’écriture autour de l’image réinsère notre discours dans la tradition de l’ekphrasis et, plus précisément, montre les modalités de structuration de l’écriture ekphrastique qui était définie par Théon d’Alexandrie comme un discours périégétique c’est-à-dire faisant le tour de l’objet de la description. Mais l’objet, dans le cas des collaborations de Creeley, est déjà une représentation du réel : nous sommes confrontés à la « représentation de la représentation » comme le souligne bien Mitchell. Nous sommes donc dans deux systèmes sémiotiques différents qui engagent à la fois deux discours représentatifs, l’un du réel, l’autre d’une représentation du réel.

A partir de cette double distance par rapport au réel, Creeley décide de s’occuper uniquement de son rapport à l’image sans essayer de rechercher en elle les liens la rattachant à la réalité qui l’a inspirée. Pour le poète la seule réalité à partir de laquelle il est possible de travailler dans la collaboration est celle du tableau car il est une réalité en lui-même, un objet indépendant et, d’ailleurs, l’unique réalité visible à ses yeux lorsqu’il est face à l’image : « de toutes les représentations que représente le tableau, il est la seule visible » 229 . Creeley ne va donc pas analyser le rapport entre l’artiste et le monde, car cela équivaudrait à produire une interprétation de l’œuvre du peintre. Il n’envahit pas son espace, ce qui est confirmé par la structuration spatiale du texte poétique placé à côté de l’image mais toujours sur une autre page, dans un autre espace. Le rôle du poète consiste à partir du tableau (la seule réalité qui est devant lui) pour arriver à l’écriture (la représentation du tableau) en passant par son expérience de l’image.

La description que Creeley refusait avec tant de véhémence se confirme alors être pour lui le synonyme d’une attitude passive du sujet qui voit. Elle incarne le pôle opposé de l’interprétation, par laquelle au contraire l’excès d’activité dans le regard pousserait l’écrivain à franchir les limites de son champ d’action et à envahir celui de son collaborateur. Son travail est donc le produit d’un équilibre entre désir de dire et respect pour l’image, entre parole brute et parole essentielle comme le dirait Blanchot. La parole brute de la description, explique le critique, « a trait à la réalité des choses » nous rapproche du réel, nous fournit des détails car elle représente. La parole essentielle au contraire nous éloigne de la chose, fait disparaître les détails pour les évoquer 230 . Un équilibre, poursuivi par Creeley, qui nous informe sur la nature de la représentation qui est toujours perpendiculaire à elle-même : « elle est à la fois indication et apparaître ; rapport à un objet et manifestation de soi ». 231 Lorsque la représentation se concentre uniquement sur son pouvoir d’indiquer la réalité, donc sur son rapport référentiel, nous risquons de tomber dans le piège de l’illustration passive contre laquelle Creeley essaie de se battre en montrant comment, dans toute représentation, il faut considérer « le repli toujours possible de l’imagination » 232 . Ainsi, Creeley respecte le conseil de Ezra Pound qui, déjà en 1910, avait révélé l’importance pour le poète de ne pas être trop explicite car, en s’approchant de la chose observée, il risquait d’usurper le travail du peintre : « The poet must never infringe upon the painter’s function; the picture must exist around the words; the words must not attempt too far to play at being brush strokes » 233 .

L’image ekphrastique, tout comme la réalité de laquelle le peintre s’inspire lorsqu’il peint son tableau, est une présence fictive dans l’écriture de Creeley : elle est absente mais on parle d’elle et c’est dans ce jeu de présence et d’absence, d’ombre et de lumière, propre à toute forme de représentation, que réside le plaisir de la création. Creeley, en s’éloignant et en se rapprochant alternativement de l’image, reste attentif aux détails tout en attendant que l’écriture se révèle à lui, sans la forcer : « Paying attention – letting the fact of the circumstance come out. So boring does seem the alternative, among many others, god knows, of trying to give it “point”, to direct it to some “purpose” » 234 .

Notes
210.

Francesco Clemente, peintre né à Naples en 1952, est connu aujourd’hui comme « le prince de la Transavantgarde », mouvement artistique développé en Italie vers la fin des années 1970 et caractérisé par une exaltation des techniques artistiques traditionnelles, dans la sculpture tout comme dans la peinture. Les artistes appartenant à ce mouvement, dont le terme « Transavantgarde » a été crée par le critique d’art Achille Bonito Oliva, réalisent des œuvres que l’on pourrait qualifier de néo-impressionnistes où le mythe, le symbolisme et l’émotion occupent une position primordiale et fusionnent avec des éléments contemporains. (Les représentants majeurs de ce mouvement sont Enzo Cucchi, Sandro Chia, Nicola De Maria, Mimmo Paladino, Remo Salvadori). Clemente a également été influencé par l’art d’Alighero Boetti et par l’Arte Povera (Art Pauvre) « attitude artistique » plus que véritable mouvement développé en Italie vers 1967. L’artiste fidèle à cette attitude réévalue les matériaux pauvres tout comme le processus créatif plus que le produit de ce dernier, en s’opposant manifestement à la société de consommation et à l’industrie culturelle. Le travail de Clemente a été exposé entre autres au Whitney Museum of Modern Art, à la galerie Sperone à New York et au Guggenheim Museum de New York.

211.

« Before the show went up, the museum director determined to change two [paintings] I recall, so my poem/text was no longer in that way entirely specific. But I managed to insist that the original sequence and images be used in the catalogue, so there you will find all twenty-five images with the texts responding to them in the order in which I wrote them ». Creeley. Courriel à l’auteur, 25 février 2004.

212.

Solomon R. Guggenheim Museum. Clemente. New York : Harry N. Abrams, 2000.

213.

Peut-être le seul défaut du catalogue est-il constitué précisément par ce choix de reproduire certains tableaux sur deux pages ce qui fait que l’image se perd partiellement à cause de la reliure.

214.

Le poème complet est disponible en Annexe I.

215.

La partie du catalogue consacrée à la collaboration entre Creeley et Clemente est ainsi structurée : le poème Conversion to Her introduit la section des vingt-cinq tableaux. Ceux-ci sont disposés selon une séquence où chaque image alterne avec un poème très bref composé par Creeley et dont l’ensemble est connu sous le nom de Clemente’s Paintings. (Nous parlerons de cette séquence dans les pages suivantes). Le catalogue étant le produit de la réunion de la plupart des œuvres de Clemente, nous y trouvons aussi d’autres images que l’artiste a créées pour des collaborations avec Creeley (Anamorphosis, There) ainsi que les reproductions d’autres collaborations de Clemente avec Allen Ginsberg, John Wieners et Gregory Corso.

216.

« Echo » fait partie des mots clef caractérisant le vocabulaire du poète avec d’autres termes tels que « edge », « passage », « sight », « windows », « here », « there », « it » « time », « place ». Un nombre important de ses poèmes voient ce terme figurer dans leurs titres tout comme dans le corps du texte. (Voir Collected Poems).

217.

Nous parlerons de ce tableau dans les pages suivantes, lorsque nous traiterons de Clemente’s Paintings.

218.

Comme le confirment ces vers, l’opposition féminin-masculin caractéristique des images de Clemente est reprise par Creeley qui la réinvestit de connotations négatives principalement en ce qui concerne l’image de l’homme, souvent proposé par le poète comme « destructeur » en opposition à l’activité créatrice féminine.

219.

A ce propos, voir le chapitre « L’œil de l’écriture » (A, partie II) et plus en particulier l’analyse du rapport que l’écriture de Creeley entretient avec la profondeur.

220.

Blanchot. L’espace littéraire. 28.

221.

Foucault. Les mots et les choses. 25.

222.

Tous les poèmes sont disponibles en Annexe I.

223.

Creeley. Courriel à l’auteur, 25 février 2004.

224.

Idem

225.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. IX. 90.

226.

Ibid. 96.

227.

Foucault. Les mots et les choses. 31.

228.

Calvino. Leçons Américaines. 125.

229.

Foucault. Les mots et les choses. 23.

230.

Blanchot. L’espace littéraire. 38.

231.

Foucault. Les mots et les choses. 79.

232.

Ibid. 83.

233.

Pound cité par Stanley K. Jr Coffman. Imagism: A Chapter for the History of Modern Poetry. 129.

234.

Creeley. « A Day Book ». Mabel: A Story and Other Prose. 35.