2) « A form cut in space »: poétique de la présence et « conscience ekphrastique »

L’écart entre le langage et l’objet mis en place par l’ekphrasis, écart que nous avons remarqué en analysant l’écriture collaborative de Creeley, nous permet de considérer son travail à la lumière du concept d’« espoir ekphrastique » énoncé par W.J.T. Mitchell. Selon lui, notre rapport à l’ekphrasis est marqué par trois stades de fascination : nous passons de ce qu’il appelle une attitude d’indifférence ekphrastique, où l’on juge l’ekphrasis impossible, à une phase de peur ekphrastique, où le rapprochement entre deux systèmes sémiotiques est vu comme une menace. Entre ces deux moments de fascination il en introduit un troisième, qu’il appelle « espoir ekphrastique », suivant la phase d’indifférence et précédant le stade de crainte. La phase d’indifférence, où l’on voit le rapport entre poésie et peinture comme un rapport infini et inconciliable, (« Words can “cite”, but never “sight” their objects » 235 , explique Mitchell), est surmontée par cet espoir. Dans cette phase, souligne le critique, l’ekphrasis ne serait donc pas un moment limité et unique de la représentation, comme dans le cas des poèmes épiques, où le passage ekphrastique était un fragment décoratif d’une œuvre plus vaste :

‘This is the phase […] when ekphrasis ceases to be a special or exceptional moment in verbal or oral representation and begins to seem paradigmatic of a fundamental tendency in all linguistic expression. This is the point in rhetorical and poetic theory when the doctrines of ut pictura poesis and the Sister Arts are mobilized to put language at the service of vision 236 .’

L’écriture de Creeley serait, selon ce modèle, un exemple du désir de dépasser les limites de l’ekphrasis décrit par Mitchell : « This is the phase when the impossibility of ekphrasis is overcome in imagination or metaphor, when we discover a “sense” in which language can do what so many writers wanted it to do: “to make us see”» 237 . C’est donc grâce aux pouvoirs du langage que l’écrivain peut essayer de combler le vide créé par la représentation sans se réfugier dans la description. Il ne s’agit pas pour Creeley de représenter mais plutôt de présenter, c’est-à-dire d’actualiser les propriétés de l’image par l’écriture selon une mise en valeur d’une des acceptions fondamentales du terme « représentation ». Rendre présent par le langage c’est rendre actuel. Cela nous renvoie à la distinction entre le « réel » et « l’actuel » opérée par Robert Duncan, souvent citée par Creeley comme fondement de son écriture :

‘The world so to speak, depends upon them [artists] for its own realisation, but as they work to accomplish this reality, another world, equally present, insists upon those limits, which they humanly must accept. […] Robert Duncan, with characteristic clarity, posits the situation of these two ‘worlds’ as reality and actuality. The real is what we value in real estate, and has to do with things of this life: res, rei – possession, thing. Republic – dig it…One for all and all for one. But the actual has got that ‘act’ in it: “actus, an ACT”. It’s moving, causing things to skitter and bump, get on with it in some actual sense. […] The tree is real, but when you hit it, it’s actual 238 . [sic]’

Rendre présent c’est donc actualiser cette possibilité inhérente au réel, c’est mettre en place cet acte, cette provocation nécessaire à toute création. Entrer dans la dimension de la présence implique une réduction du temps à la mesure de l’instant. Le langage étant ainsi l’acte de l’instant, il rapproche l’écriture de la simultanéité et de la spatialité des œuvres visuelles qui deviennent un modèle pour le poète lorsqu’il tente d’actualiser l’image par la collaboration. Creeley montre comment cela est possible en rapprochant le langage des qualités de l’œuvre picturale. Celle-ci, selon le concept de « still moment » élaboré par Michael Krieger 239 , devient le modèle d’un langage qui, tout comme l’art, se donne une structuration spatiale. « Not just vision, but stasis, shape, closure, and silent presence (“still” in the other sense) are the aims of this more general form of ekphrasis » 240 , nous explique Mitchell. L’écriture alors devient solide, acquiert un volume, un poids, ce qui produit une poétique de la « présence » selon laquelle on essaye de dépasser l’opposition classique espace-temps. Le passé et le futur se réconcilient dans le présent, unique dimension qui compte dans une écriture qui veut acquérir le volume et la simultanéité des œuvres plastiques. Le passé, la mémoire et tout ce qui constitue le souvenir doivent alors pénétrer dans l’écriture en se faisant présents, à nouveau, créant cet « ordre simultané » 241 dont a si bien parlé T.S. Eliot et que Creeley semble évoquer dans ses mots, dévoilant une coïncidence paradoxale entre ses propos et ceux d’un écrivain qu’il affirmait pourtant ne pas admirer particulièrement :

‘That is, again: writing, we are here & now/ as we take up the ‘past’ […] It is that insidious, hidden: sense of present which has to be fought down/ pushed into line.
That is, the condition, most certainly, of juxtaposing ‘things’ in my head/ to get a grip on the relative weights of same: made for their ACTUALITY/ here & now.
You don’t DO anything 20 years ago. Here & now. What has to be hauled over & thru. Okay. Memory/ misassumed: as having to do with the past. Is, much more actually, a condition of the present 242 . [sic]’

Par cette poétique de la présence, et par la réévaluation de l’instant qu’elle implique, Creeley réaliserait dans l’écriture ce désir de faire de l’œuvre le produit de son occasion, à l’image des tableaux de Jackson Pollock qu’il prend comme modèle au début de sa carrière. L’œuvre alors « n’est ni achevée ni inachevée : elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela : qu’elle est – et rien de plus » 243 .

Par ce processus de concrétisation, le langage essaye de devenir lui-même un objet, de devenir chose par une opération qui abolit la différence originelle entre les arts de l’espace et les arts du temps affirmée par Gotthold Ephraim Lessing. Dans le Laocoon 244 , celui-ci déclarait que la matérialité des œuvres plastiques était un élément distinctif de leur système sémiotique qui se différenciait de celui de la poésie, caractérisé par une forme expressive immatérielle. L’espoir ekphrastique pousserait à considérer ce modèle comme dépassé car, en admettant la possibilité d’opérer une synthèse des deux systèmes sémiotiques, l’ekphrasis annulerait l’opposition. Cela est tout à fait possible dans l’œuvre plastique car, lorsque nous percevons une image, nous saisissons l’espace et le temps simultanément. Avec l’écriture il faudrait opérer un travail aussi bien au niveau du temps, car la structure linéaire du code semble empêcher toute simultanéité perceptive, qu’au niveau de l’espace, pour faire acquérir au mot une épaisseur qui a priori lui serait étrangère. Il est donc nécessaire analyser la position de Creeley par rapport à ces moments ekphrastiques définis par Mitchell. Est-il en proie, dans ses collaborations, à l’espoir ekphrastique ou bien accepte-t-il la distance entre les deux langages engagés dans la création ?

Lorsqu’il s’agit de travailler avec des sculpteurs, comme dans Presences et Theaters réalisés respectivement avec Marisol et Cletus Johnson, Creeley paraît céder à un désir de rapprochement des deux langages. Dans ces œuvres il essaye en partie de mettre en place sa conviction de la matérialité des mots, qu’il définit souvent comme des choses. Dans « Poems are a Complex » (1965), comme dans d’autres écrits publiés au début de sa carrière, il souligne notamment l’importance de cette théorie de la matérialité des mots pour la production d’une œuvre d’art autoréférentielle, ce qui confirme l’influence de l’œuvre d’artistes formalistes tels que Frank Stella :

‘I wanted the poem itself to EXIST and that could never be possible as long as some subject significantly elsewhere was involved. There had to be an independence derived from the very fact that WORDS ARE THINGS too. Poems gave me access to this fact more than any other possibility in language 245 .’

Le rapprochement du mot et de la chose est, d’autre part, un débat très ancien, qui remonte aux dialogues socratiques et à l’idéalisme cratylien. La question soulevée par Creeley, développe en réalité un discours dont ses modèles littéraires, Ezra Pound et William Carlos Williams, s’étaient déjà largement investis. La tentative de fusion du mot et de la chose avait en effet été la préoccupation constante des imagistes qui, en s’appuyant sur les théories de Ernest Fenollosa dans The Chinese Written Characters as a Medium for Poetry, avaient fait de l’idéogramme la base de leur pratique poétique. C’était surtout l’aspect pictural de l’écriture chinoise qui les intéressait car l’idéogramme n’étant pas basé sur le son mais sur la forme, le mot est alors effectivement l’image d’un objet. Par ailleurs, la méthode idéogrammatique indique la possibilité de présenter la chose sans la commenter, une technique que Creeley reconnaît être caractéristique de l’écriture de Pound :

‘Rather than tell me about some character of verse, he would give the literal instance side by side with that which gave its context. This method is, of course, an aspect of what he calls the ideogrammatic – it presents, rather than comments upon 246 .’

Dans l’écriture chinoise Pound avait ainsi trouvé le modèle d’un medium verbal constitué par ce qu’il définissait comme « semipictorial appeals to the eye » 247 , ce qui lui a permis, dès 1913-1914, d’établir des parallèles entre l’écriture imagiste et la peinture. En particulier, son idée de la poésie comme concrétisation d’énergie reflète la coïncidence de buts qui, déjà au début du XXe siècle, s’était affirmée entre la poésie et l’art. Les mots, tout comme les lignes d’un tableau, sont pour Pound des pôles électriques qui produisent des lignes de forces constituant la structure du poème. L’intérêt est ainsi focalisé sur les rapports entres les mots qui agissent sur la page comme des formes sur la toile car les deux représentent la concrétisation d’une énergie à laquelle l’écrivain et le peintre ont donné une forme.

Pendant la période moderniste, les métaphores dérivées de la sculpture et de la peinture abondent, visibles dans l’écriture de Williams Carlos Williams par exemple qui pousse la problématique du rapport entre le mot et la chose vers un stade très intéressant pour notre étude de l’écriture de Creeley. Dans ses poèmes Williams met en évidence l’importance de considérer le mot non pas uniquement comme véhicule d’un message, mais comme une chose à part entière qui acquiert d’ailleurs le poids et la solidité des choses qui nous entourent. Le célèbre poème « The Red Wheelbarrow » en représente la concrétisation car, comme l’explique bien Peter Halter, « words are unmistakably thingshere » 248 . Par cette écriture Williams affirme son opposition au poème représentatif car ses mots incarnent cette nudité des idées et cette honnêteté dont Creeley parle souvent et qu’il juge nécessaires à la création artistique. Par ailleurs les mots, tout comme les lignes sur une toile, sont caractérisés par des qualités abstraites qui résident dans leurs sons. Cela nous informe encore une fois de la coïncidence des techniques de Creeley et de celles d’artistes tels que Jackson Pollock ou Willem de Kooning au début de sa carrière : tout comme la ligne dans le tableau abstrait, le mot chez Creeley veut être libre de signifier sans avoir à véhiculer une forme ou une signification spécifique. Lorsque la ligne ne doit pas dépeindre la chose elle est libre d’exister, elle devient une « chose » elle-même car elle agit comme un objet indépendant. L’écrivain met en valeur cette « résonance » propre au mot en l’appréhendant comme un véritable événement physique. Dans une entrevue avec Michel André, Creeley parle de ce désir de se concentrer sur le mot comme « événement », de souligner son activité au sein du discours :

‘There are those writers who really feel the primary activity they are involved in is getting something said [...] But that’s what they’re involved with words for: to get those things said. There are other writers who want to live in their words, like Olson says, « we who live our lives quite properly in print », who want, literally, the experience of realizing themselves in writing, not only to realize themselves but to realize the potentiality and the extension of words as a physical event in the world. 249

Par cette distinction, et par la définition du mot comme un « événement physique », Creeley confirme sa conscience d’absence de coïncidence entre le mot et la chose à laquelle il se réfère. Il n’essaie pas en effet de fixer la réalité par les mots, mais de souligner comment tout ce qui existe nous échappe. Entre le mot et la chose il existe des « interférences » rendant impossible la coïncidence, qui est considérée plausible uniquement par une conception magique du langage n’appartenant pas à l’écriture de Creeley. Ce dernier est tout à fait conscient de cette fracture entre le visible et l’énonçable décrite par Michel Foucault :

‘La profonde appartenance du langage et du monde se trouve défaite. Le primat de l’écriture est suspendu. Disparaît alors cette couche uniforme où s’entrecroisaient indéfiniment le vu et le lu, le visible et l’énonçable. Les choses et les mots vont se séparer. L’œil sera destiné à voir, et à voir seulement ; l’oreille à seulement entendre. Le discours aura bien pour tâche de dire ce qui est, mais il ne sera rien de plus que ce qu’il dit 250 .’

Dans l’introduction de Words, Creeley semble vouloir écrire un écho de cette affirmation en annonçant au lecteur: « Words will not say anything more than what they do, and my various purposes will not understand them more than what they say » 251 . Lorsqu’il affirme que les mots sont des choses, Creeley ne veut donc pas proclamer la coïncidence du signifiant et du signifié ; il déclare, au contraire, qu’il faut traiter les mots comme des choses, qu’il est nécessaire de distinguer leur fonction dénotative de leur essence, de même que l’on distingue la fonction d’un objet de sa nature d’objet. « Traiter les mots comme des choses » signifie alors découvrir leurs caractéristiques communes, leur être insérés dans un espace, et donc être doués d’un volume, d’un poids, tout en étant également victimes du temps, ce qui les rend précaires et fragiles. Par cette reconnaissance, Creeley met en place dans l’écriture la même action libératrice que Gertrude Stein et Louis Zukofsky avaient associée à leur activité littéraire : libérer les objets de leur fonction représentative en montrant comment les mots eux-mêmes sont des choses et non uniquement des référents. Tout comme les objets, les mots ont la possibilité de leur propre existence: « Words are things just as are all things – word, iron, apples – and therefore they have the possibility of their own existence » 252 .

Ceci se rapporte d’une part au travail d’artistes formalistes tels que Frank Stella qui, dans les années soixante, parlait du tableau en tant qu’objet autoréférentiel. D’autre part, dans cette conception du mot en tant que chose nous reconnaissons également l’influence de l’œuvre des artistes abstraits que Creeley admirait depuis le début des années cinquante, ce qui confirme le rôle central que les arts plastiques ont eu dans le processus de constitution de sa poétique. Dans l’art expressionniste en effet la ligne est une fin en elle-même et seuls comptent les rapports qu’elle établit avec les autres éléments sur la toile. La transposition de cette théorie dans l’écriture implique que les mots, « ayant l’initiative, ne doivent pas servir à désigner quelque chose ni donner voix à personne, mais qu’ils ont leur fin en eux-mêmes » 253 . Ainsi, les rôles de l’artiste et de l’écrivain coïncident, car tous deux s’engagent à mettre en valeur les rapports entre les éléments qu’ils impriment respectivement sur la toile et sur la page.

Cette insistance sur les « rapports » entre les choses est, nous l’avons vu au début de notre étude, une conséquence du rôle prépondérant des théories scientifiques qui, énoncées déjà au début du siècle, étaient en train de se développer pendant les années 1950. Creeley, Olson (et Pound avant eux) appliquaient au niveau de l’écriture les concepts de « processus » et de « champ » énoncés par Alfred North Whitehead qui avaient fortement influencé la pensée moderne depuis les années 1920. En accord avec sa démarche scientifique, Whitehead affirmait que l’observation des phénomènes devait partir de la conscience de la complexité de la réalité extérieure. Sa nature multiforme impliquait que toute théorie ou affirmation n’était que provisoire et hasardeuse compte tenu de la complexité des phénomènes observés. La réalité est donc à décrire comme un processus constitué par des événements en connexion réciproque et le sujet à l’intérieur de ce processus n’est qu’une partie du flux, un objet parmi les objets.

Umberto Eco confirme le rôle actif de la pensée scientifique dans la production littéraire américaine de cette période dans son ouvrage consacré à l’analyse des « œuvres ouvertes ». La notion de possibilité inhérente aux œuvres de la spontanéité, typique de la pratique créative de Creeley, reflète selon lui une nouvelle vision du monde selon laquelle la logique de la cause et de l’effet est remplacée par une vision qui s’intéresse aux interactions entre les forces et à un dynamisme des structures qui marque l’abandon d’une conception d’ordre statique et univoque.

‘La notion de « champ », empruntée à la physique, implique une vision renouvelée des rapports classiques (univoques et irréversibles) de cause à effet, que remplacent un système de forces réciproques, une constellation d’événements, un dynamisme des structures ; la notion philosophique de « possibilité » reflète, elle, l’abandon par la culture d’une conception statique et syllogistique de l’ordre, l’attention à ce qu’ont de ductile décisions personnelles et valeurs, remis en situation dans l’histoire 254 .’

C’est surtout la notion de mouvement, ou mieux de cinétique, qui acquiert un rôle central dans la théorie littéraire de Creeley qui, influencé par la synthèse opérée par Olson dans Projective Verse des théories modernistes et contemporaines à propos de l’énergétique de l’écriture, essaye de mettre en valeur cette ressemblance entre le mot et la chose. Le mot doit être traité sur la page comme la chose, c’est-à-dire que lui aussi doit se proposer aux yeux du lecteur comme de la matière en mouvement. Ceci confirme la réévaluation des matériaux opérée par l’art contemporain qui veut montrer comment « la forme n’est rien d’autre que l’extension du contenu », comme le dit Creeley. C’est le matériel qui dicte la forme, c’est sa consistance qui détermine la façon dont les formes se constituent sur la toile. Ainsi, la composition par « champs » montre que les mots et les choses peuvent se « ressembler » :

‘It is a matter, finally, of OBJECTS, what they are, what they are inside a poem, how they got there, and, once there, how they are to be used. […] every element in an open poem (the syllable, the line, as well as the image, the sound, the sense) must be taken up as participants in the kinetic of the poem just as solidly as we are accustomed to take what we call the objects of reality; and that these elements are to be seen as creating the tensions of a poem just as totally as do those other objects create what we know as the world 255 .’

L’utilisation du comparatif que nous trouvons plusieurs fois réitéré par Olson (« as solidly as » ; « as totally as ») indique comment la réconciliation entre le mot et la chose que Creeley essaye de mettre en place valorise la ressemblance et non la coïncidence. Le mot doit être aussi solide que la chose, il doit être vu comme l’élément qui crée les tensions à l’intérieur du poème, de même que les objets créent des tensions dans le monde :

‘The objects which occur at every given moment of composition (of recognition, we can call it) are, can be, must be treated exactly as they do occur therein and not by any ideas or preconceptions from outside the poem, must be handled as a series of objects in field in such a way that a series of tensions (which they also are) are made to hold, and to hold exactly inside the content and the context of the poem which has forced itself, through the poet and them, into being 256 .’

Alors les mots, en fonctionnant comme des signes, acquièrent leur ambiguïté caractéristique car « le signe, pour fonctionner, doit être à la fois inséré dans ce qu’il signifie et distinct de lui » 257 . Le signifiant donc peut essayer de se rapprocher de la chose toujours en gardant une certaine distance. Le mot regarderait alors l’objet ekphrastique comme un modèle des qualités que lui aussi doit acquérir et traduire au niveau de la page écrite. Mitchell parle d’emblème lorsqu’il se réfère à l’objet ekphrastique, ce qui nous mènerait à une association de cette idée avec la théorie du corrélatif objectif défendue par T. S. Eliot 258 . Nous nous garderons de l’utilisation de ce terme en ce qui concerne l’écriture de Creeley car il a souvent manifesté une opposition à cette technique qui, à son avis, est décevante car elle recourt à la dimension symbolique 259 . La notion d’abstraction véhiculée par cette théorie ne correspond pas d’ailleurs à celle de Creeley car il n’accepte pas que les événements soient extraits de leur condition d’existence réelle.

Dans ce rapport au mot où la ressemblance présuppose aussi une distance, nous reconnaissons l’attitude de Creeley par rapport à l’image dont nous avons parlé à propos de l’ekphrasis, où rapprochement et éloignement créent un écart nécessaire à l’acte créatif. Le poète alors « sous le langage des signes et sous le jeu de leurs distinctions bien découpées, […] se met à l’écoute de ‘l’autre langage’, celui, sans mots ni discours, de la ressemblance ». Il fait « venir la similitude jusqu’au signes qui la disent » 260 . L’approche de Creeley semble alors s’éloigner de l’idéalisme cratylien et acquérir des valences phénoménologiques car c’est dans cette vision du réel que le mot et la chose sont rapprochés. Il est donc important que le mot puisse incarner les propriétés qui définissent les choses, qu’il puisse traduire, au niveau de l’écriture, la présence, le volume, le poids de ce qui nous entoure. Définissant ce qui pour lui mérite l’appellatif de « mauvaise poésie » Creeley écrit :

‘This is bad poetry not because it is formally bad; it is bad because all nouns used are general, do not sufficiently define themselves in context. But you see the point – that if these nouns were hard clear things, full, – in that sense – a tension could then be actual, and some segment of ‘poetry’ would also be present 261 .’

C’est cette tension qui intéresse l’écrivain car elle est le produit de l’instant, elle n’est pas uniquement réelle mais « actuelle » comme il la définit lui-même. Le discours sur le mot et la chose s’insère alors à l’intérieur de celui sur la temporalité et sur le rapport de celle-ci avec l’espace. Le « no idea but in things » de Williams, comme la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, en valorisant la nature immédiate de toute expérience, demandent une temporalité qui valorise le présent, l’instant, où la réconciliation entre le passé et le futur demeure possible. L’écriture est véritablement le produit de son « occasion », un terme souvent utilisé par Creeley et qui résume sa poétique de la présence en valorisant à la fois la présence dans l’espace et dans le temps.

‘What device, means, rhythm, or form the poem can gain for its coherence are a precise issue of its occasion. The mind and ear are, in this sense, stripped to hear and organize what is given to them, and the dance or music Williams has used as metaphor for this recognition and its use is that which sustains us, poets or men 262 .’

Ainsi, la poésie n’est pas uniquement une « forme gravée dans le temps » : elle est une véritable « forme gravée dans l’espace » (« a form cut in space ») 263 car en insistant sur la matérialité du mot, sur son poids et sur son volume, mais aussi sur ses rapports avec les autres mots sur la page, Creeley met en valeur dans l’écriture une simultanéité propre aux œuvres plastiques. Celle-ci est le produit d’un équilibre entre la présence dans l’espace et la temporalité de l’existence, entre la pesanteur des volumes et la légèreté des instants. L’écriture de Creeley témoigne de cet ancrage dans le réel dont toute écriture doit témoigner si elle veut aussi être représentation de la pensée, concrétisation d’une expérience. Le poète ne renie pas son appartenance au monde mais l’affirme par ses mots, tout comme Olson : « my assumption is any POST-MODERN is born with the ancient confidence that, he does belong » 264 . La conscience de la légèreté du temps implique aussi la reconnaissance de la pesanteur du monde, de son épaisseur, de sa présence. Exalter l’instant ne signifie donc pas renier le temps et son action, mais reconnaître la précarité de l’existence :

‘A poetry which derives out of its occasion – Olson refers to it as “the act of the instant” – is a poetry which involves the fall into time, into temporality ... Into finiteness. It is a poetry which is oriented, I put this word under erasure, not eastward but westward, not upward but downward ... in beingintheworld 265 . [sic]’

Avec son insistance sur la temporalité et la fragilité de la vie Creeley ne fait donc qu’affirmer sa présence dans le monde, sa place d’objet parmi d’autres objets (parmi lesquels figurent bien sûr les tableaux et les sculptures de ses collaborateurs), le poids de sa présence mais aussi la légèreté de son existence.

Dans le discours de Mitchell concernant l’ekphrasis, nous avons vu comment la phase de l’espoir est suivie, selon son modèle, par un stade de crainte qu’il appelle « peur ekphrastique ». « The “still moment” of ekphrastic hope », écrit Mitchell, « quickly encounters a third phase, which we might call “ekphrastic fear” »:

‘This is the moment of resistance or counterdesire that occurs when we sense that the difference between the verbal and the visual representation might collapse and the figurative, imaginary desire of ekphrasis might be realized literally and actually. […] It is the moment in aesthetics when the difference between verbal and visual meditation becomes a moral, aesthetic imperative rather than (as in the first “indifferent” phase of ekphrasis) a natural fact that can be relied on 266 .’

Le passage de la phase « d’espoir » à celle de « crainte », et l’ambivalence qu’il produit, nous permettent d’expliquer ce qui nous paraît être le paradoxe inhérent au rapport de Creeley avec le visible : tout en développant une poétique de la présence, visant à rapprocher l’écriture des qualités de l’œuvre visuelle, les poèmes de Creeley gardent toujours une certaine autonomie par rapport à l’image qui les inspire. Pendant la phase d’espoir, qui caractérise le processus créatif de la plupart des collaborations où le poète travaille à partir d’une image préexistante, il semble réussir à garder une certaine distance par rapport à l’objet ekphrastique, ce qui lui permet de ne pas en être la proie. Il parle ainsi du désir de rendre son mot autoréférentiel comme la ligne chez certains artistes, ainsi que de lui faire acquérir le poids et le volume des sculptures de ses collaborateurs mais, au niveau pratique, dans ses collaborations, il met également en valeur la spécificité du langage par rapport à l’image, c’est-à-dire sa capacité à évoluer dans le temps et à acquérir une « mobilité » étrangère au visuel. Le poète est tout à fait conscient du pouvoir unique du langage qui réside dans son être fait de mots, non pas de matière 267 . Respectant ainsi la volonté de Pound qui, comme nous l’avons vu, affirmait le nécessaire respect de la part du poète du rôle et de l’espace de l’artiste, Creeley respecte le rôle du visible tout en absorbant certains de ses pouvoirs.

La distance que l’écrivain établit entre son œil et l’objet observé, une distance qui contribue à souligner la différence de son écriture par rapport à celle d’écrivains tels que O’Hara 268 , est alors l’élément qui caractérise son travail avec l’image et qui façonne son écriture. Celle-ci, étant toujours caractérisée par une grande économie de mots, a souvent été considérée comme minimaliste. C’est effectivement grâce au filtre du minimalisme que le poète arrive à sortir des limites des théories expressionnistes qui paraissent façonner la poétique de ses débuts et qui résonnent, comme nous l’avons vu, dans bon nombre de ses écrits théoriques. En saisissant le mouvement de loin et, surtout, faisant de l’absence un principe fondamental de sa création, le poète arrive à garder un certain contrôle sur sa matière poétique. Ainsi, par le rapprochement des deux langages, visuel et verbal, il ne vise pas à mettre en valeur leur possible coïncidence mais au contraire à établir et contrôler la distance en créant un effet d’écho : l’écriture est une réponse à l’image qui se propose investie de toutes les transformations que la distance spatiale et temporelle ont apportées.

Le poète nous semble traverser alors ce que nous pourrions qualifier de quatrième phase de la fascination ekphrastique, phase qui viendrait enrichir les trois « moments » (indifférence, espoir, crainte) définis précédemment par Mitchell. Nous parlerions d’une sorte de « conscience ekphrastique » qui est caractérisée par le fait de pouvoir opérer une négociation entre le désir de rapprochement des deux langages et l’importance de pouvoir toujours les distinguer mettant en valeur leurs pouvoirs spécifiques. Creeley essaye de composer avec le désir d’union et la crainte de dépersonnalisation produits par la rencontre avec « l’autre » incarné par l’objet ekphrastique 269 .

Nonobstant la distance et le « vide » caractéristiques de cette écriture, la puissance et l’énergie originelles saisies dans l’image restent intactes et le poème porte toujours la trace de l’acte qui l’a produit. Encore une fois alors, comme l’affirme John Vernon, Creeley témoigne, par son style, occuper une position intermédiaire entre le mouvement et « l’abondance » de l’expressionnisme abstrait d’une part, la stase et « la réduction » du minimalisme de l’autre :

‘Creeley has been called a minimalist, I suppose because of the strong sense of absence in his poems, of what he leaves out. However, unlike minimalist painters and sculptors, Creeley allows the poem to embody always the act that gives birth to it, with all its slips, hesitations, failure, and discoveries. In this sense, he reminds me more of the sculptor Giacometti than of any of the minimalist 270 .’

Comme dans l’art d’Alberto Giacometti, l’énergie est présente mais absorbée et concentrée. Le volume dans l’espace s’étire et se réduit sous l’effet de forces invisibles mais reste néanmoins visible. L’abstraction de son langage est donc le résultat de ce vide qu’il établit entre l’objet et son regard en imitant l’art plastique. D’ailleurs, l’avantage que l’œuvre plastique a sur l’œuvre verbale, nous explique Maurice Blanchot, est celui de « rendre plus manifeste le vide exclusif à l’intérieur duquel elle semble vouloir demeurer, loin des regards » 271 . C’est donc par la forme de son écriture que Creeley nous fait percevoir la présence de ce vide, de cet espace à remplir car, tout en véhiculant une tension, elle reste minimale, directe et précise.

Notes
235.

Mitchell. « Ekphrasis and the Other ». Picture Theory. 152.

236.

Ibid. 153.

237.

Ibid. 152.

238.

Creeley. « The Creative ». Was that a Real Poem and Other Essays. 33-34.

239.

Krieger. « The Ekphrastic Principle and the Still Moment of Poetry; or Laokoon Revisited ». The Play and Place of Criticism. Baltimore : John Hopkins University Press, 1967. (Voir: Mitchell. Picture Theory. 153-154).

240.

Mitchell. Ibid. 154.

241.

Eliot. « Tradition and the Individual Talent ». Dans son célèbre essai l’écrivain affirme: « The historical sense compels a man to write not merely with his own generation in his bones, but with a feeling that the whole of the literature of Europe from Homer and within it the whole of the literature of his own country has a simultaneous existence and composes a simultaneous order ». L’importance d’actualiser le passé dans l’écriture est d’ailleurs un enseignement que Creeley héritera de Pound qui, lui aussi, partageait cette idée avec T.S. Eliot. La coïncidence de la pensée de Creeley avec celle d’un écrivain duquel il cherchait, surtout au début de sa carrière, à se distinguer n’est donc pas si étonnante. Le jeune poète s’éloignait de la pensée de Eliot surtout au niveau de concepts tels que l’impersonnalité ou le « corrélatif objectif », techniques qui visaient à réduire la spontanéité de l’écriture et qui ne mettaient pas en valeur le « processus », toutefois il n’a jamais affirmé un désir de rupture totale avec le passé et la tradition.

242.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. II. 63.

243.

Blanchot. L’espace littéraire. 14-15.

244.

Lessing. Laocoon: An Essay on the Limits on Painting and Poetry, 1976.

245.

Creeley. « Poems are a Complex ». A Quick Graph. 53.

246.

Creeley. « A Note on Ezra Pound ». A Quick Graph. 97.

247.

Pound, cité par Stanley K. Jr Coffman. Imagism: A Chapter for the History of Modern Poetry. 157-158.

248.

Halter. The Revolution in the Visual Arts and the Poetry of William Carlos Williams. 171.

249.

Creeley. Entrevue avec Michel André. Tales Out of School.112.

250.

Foucault. Les mots et les choses. 58.

251.

Creeley. « Words ». The Collected Poems of Robert Creeley 1945-1975. 261.

252.

Creeley. Entrevue avec Linda Wagner. Tales Out of Schools. 50.

253.

Blanchot. L’espace littéraire. 42.

254.

Eco. Œuvre ouverte.29-30.

255.

Olson. « Projective Verse ». The New American Poetry.391.

256.

Idem

257.

Foucault. Les mots et les choses. 74.

258.

Théorie défendue dans le célèbre essai « Hamlet », 1919.

259.

Creeley. Entrevue avec Linda Wagner. Tales Out of School. 49.

260.

Foucault. Les mots et les choses. 63.

261.

Creeley. « A Note on Poetry ». A Quick Graph. 25.

262.

Creeley. « The Fact ». A Quick Graph. 118.

263.

L’expression est d’origine poundienne. À plusieurs reprises Creeley l’utilise comme base de son credo littéraire. Dans « To Define » notamment il souligne: « Pound was of great use to me as a young writer, as were also Williams and Stevens. Pound’s point was that poetry is a form cut in time as sculpture is a form cut in space ». A Quick Graph.

264.

Olson. The Complete Correspondence Vol. VII. 115.

265.

Spanos. Entrevue avec Creeley. Tales Out of School. 129.

266.

Mitchell. Picture Theory. 154.

267.

Le respect des matériaux, tout comme le désir de mettre en valeur leurs pouvoirs, constitue d’ailleurs un autre principe de l’Expressionnisme Abstrait.

268.

L’écriture expressionniste de O’Hara semble en effet incarner parfaitement la phase « d’espoir ekphrastique » où le rapprochement de deux langages est vu comme possible et même essentiel.

269.

Voir Mitchell. Picture Theory. 155. En ce qui concerne le rôle de l’« autre » incarné par l’objet ekphrastique voir le chapitre D, partie I.

270.

Vernon. «The Cry of Its Occasion: Robert Creeley». Boundary 2 6.3. Robert Creeley: A Gathering. Spring - Autumn 1978: 315.

271.

Blanchot. L’Espace littéraire. 253.