2.2) Écriture tridimensionnelle : Theaters

Plusieurs années plus tard et dans une phase de sa carrière complètement différente, Creeley réalise une collaboration qui s’inscrit dans la même ligne directrice que celle avec Marisol et qui démontre bien ce que nous avons défini comme « poétique de la présence ». La collaboration dont il s’agit est Theaters (1991), où les mots de Creeley interagissent avec les façades architectoniques du sculpteur Cletus Johnson 311 .

La collaboration avait été proposée par Johnson lui-même qui, comme Creeley le rappelle, désirait intégrer dans ses créations du langage qui, jusqu’alors, n’avait été présent dans son art que sous forme de mots isolés mais jamais sous forme de phrases :

‘A few years ago he was interested to do something that would involve language in some way, and he was thinking of marquees on theatres and words going around on loops of lights and of bills … theatre bills. Things of that sort 312 .’

Par ce désir Johnson affirmait une volonté de travailler la dialectique entre statique et dynamique, espace et temps, matériel et immatériel, des dichotomies déjà analysées dans Presences et qui constituent la base de la poétique de la présence. Face à cette demande, Creeley écrit des poèmes à partir des suggestions du sculpteur qui lui propose alors des détails figuratifs qu’il projette d’insérer à l’intérieur de chaque théâtre, comme par exemple une main ou une étoile. Parmi les poèmes composés sur cette base Johnson choisit ensuite ceux qui s’adaptent le mieux au genre de façades qu’il aspire à réaliser, tout en réfléchissant constamment au rapport entre éléments verbaux et visuels. C’est en effet à partir de plusieurs discussions à propos de l’interaction entre le langage et la sculpture que la collaboration a lieu. Même si les deux artistes ne travaillent pas ensemble physiquement, ce qui nous a conduit à définir cette collaboration comme « impure » par rapport au modèle des collaborations « in praesentia » auquel nous l’avons associée, le processus collaboratif évolue à partir d’un échange d’idées constant :

‘He sent poems to me. I can remember discussing the possibilities of what interaction between the visual and the written could be. Faxes started arriving and notes and letters and short poems. I was interested in the architectural aspect of the printed page 313 .’

Cet aspect architectural de la page écrite par lequel Johnson affirme être intéressé est en effet la conséquence des paramètres fixés par lui-même au début de la collaboration. En soulignant son intention de s’inspirer des affiches théâtrales et des panneaux lumineux annonçant des spectacles, Johnson définit la structure à laquelle Creeley doit faire référence en composant ses poèmes. Le langage ne doit pas uniquement être immédiat et lisible mais aussi mettre en place cette dialectique entre compression et continuité typique des mots en mouvement :

‘He also wanted something, if possible, that could be continuous. Such as a string of lights announcing something. So that was the scale. That was the context, more accurately, and the scale had to be … necessarily had to be … modest. Simply that the scale of the piece would not let one, you know, go on and on and on. A quatrain was an ideal size. Or a couplet. I think we both wanted something that could go round and round 314 .’

L’écriture de Creeley ainsi, tout comme dans Presences, se développe à partir d’un ensemble de directives qui fournissent au poète un territoire à l’intérieur duquel réaliser son œuvre. La mesure est établie au départ, les compositions doivent être modestes, la compression et la continuité doivent qualifier son expression. La concrétisation de ce travail est visible dans Loop 315 où l’écrivain utilise la mesure du quatrain pour isoler un fragment textuel qui ne semble ni commencer ni se terminer sur la page:

‘Down the road Up to the hill Into the house
Over the wall Under the bed After the fact
By the way Out of the woods Behind the times
In front of the door Between the lines Along the path’

Dans chaque vers l’écriture est « de passage », elle défile sur la page comme elle le ferait sur un panneau électronique, en nous laissant à peine le temps de la saisir et de l’assimiler. L’absence de signes de ponctuation fait du poème la véritable représentation de la boucle dont il est question dans le titre : nous somment confrontés à une structure circulaire et hypnotique car la fin de chaque vers ne correspond pas à une pause mais dirige la course de l’œil au début du vers suivant, où l’on cherche la suite de ce qui était annoncé avant. La perte de repères que cette structure implique est intensifiée par la syntaxe et par la remise en cause des positions grammaticales qu’elle produit grâce à la parataxe et à l’absence de ponctuation. Ainsi, la succession linéaire des termes est abolie et les mots se comportent sur la page comme de véritables objets : « Faute d’une syntaxe cohérente et soutenue, les éléments du texte cherchent leur place dans un espace plus qu’ils ne s’organisent sur une ligne univoque » 316 . Le jeu d’alternance entre sens concret et métaphorique caractéristique des collocations que Creeley propose dans ses vers nous demande des repositionnements linguistiques constants, ce qui augmente l’impression de perte de repères. Les expressions métaphoriques (« after the fact », « by the way », « out of the woods », « behind the times », « between the lines ») sont introduites au beau milieu d’une liste de collocations de sens concret et dissimulées dans des vers dont la structure syntaxique se répète. La collocation de « after the fact » « by the way » et « out of the woods », placées immédiatement après la liste de collocations concrètes caractéristique du premier vers et du premier hémistiche du deuxième, introduit une autre dimension au poème qui, jusqu’à présent, semblait juxtaposer au hasard des expressions dont l’élément commun était la mise en évidence prépositionnelle. L’acception juridique de l’expression idiomatique « after the fact » nous fait réévaluer les collocations concrètes précédentes comme les indices matériels d’une possible scène de crime de laquelle le coupable, d’ailleurs (« by the way »), désormais sain et sauf (« out of the woods »), s’est éloigné. Il faut donc savoir lire « entre les lignes » (« between the lines ») de cette suite d’expressions : cachant à l’intérieur les indices d’une profondeur véhiculée par un message difficile à décrypter mais qui, à première vue, paraît plat et univoque, les mots continuent à défiler.

Nous nous apercevons ainsi que le quatrain, tout comme l’échafaudage (« scaffolding ») utilisé pour la prose de Presences, est un support classique dont l’écrivain se sert pour réaliser un texte qui au contraire semble vouloir être transgressif et expérimental. Le support sert à exalter l’interaction entre les mots qui a lieu en son intérieur. En occupant l’espace donc, les mots le rendent dynamique. Le dernier vers renvoie au premier. Le poème se caractérise ainsi par la continuité demandée par Johnson selon un mouvement imprimé au langage par une savante utilisation des prépositions qui, comme le souligne John Yau, fonctionnent comme les éléments actifs du texte : « Functioning as fulcrums within the poem, the prepositions underscore that both one’s physical relationship and one’s perception of that relationship to reality is never static » 317 . D’une part, les prépositions agissent comme des charnières entre les unités syntaxiques de chaque vers, rendues visibles par l’utilisation des majuscules (stratégie formelle qui exalte la visibilité de l’écriture la préparant à la rencontre avec les sculptures de Johnson) ; d’autre part elles bâtissent un réseau de références spatiales et temporelles qui, ne se fondant pas sur une logique de cause à effet, rappelle le pouvoir du poétique de « faire voir autrement » en construisant sa propre logique. En nous situant ainsi par chaque fragment textuel dans un espace précis, mais en le faisant ensuite disparaître pour le substituer à un autre repère, Creeley réalise une écriture de l’instantanéité où l’espace et le temps se condensent dans des fragments indépendants, placés les uns après les autres comme dans une liste, mais en même temps sujets à un mouvement constant grâce à la force imprimée par les prépositions. Tout comme dans Presences, nous faisons l’expérience d’une double temporalité : celle interne à l’instant, qui comprime le temps pour atteindre l’équilibre du présent, et celle qui se déploie au-delà de cette dimension, à l’extérieur du présent, où le temps se dilate à l’infini, et retrouve sa nature de flux.

Les paramètres fixés par Johnson au début de la collaboration, et le désir de Creeley de les respecter en créant des poèmes qui imitent la forme des phrases présentes sur les affiches théâtrales, influent sur une autre caractéristique de l’écriture. Les poèmes jouent avec la tradition orale de la poésie et s’adaptent à la fonction des slogans des affiches qui est celle de transmettre un message de façon à le graver dans la mémoire de l’observateur. Cette insistance sur l’impact que doit avoir le texte chez le spectateur façonne les poèmes qui sont presque tous caractérisés par des formes verbales à l’indicatif ou à l’impératif : « No one/ Point/ To it/ Ever » est la dernière strophe de Star. Cette structure nous explique aussi le choix du titre du recueil dans lequel Creeley publiera tous les poèmes inspirés par l’art de Johnson, y compris ceux que l’artiste n’a pas choisi d’intégrer à ses sculptures. Le recueil s’intitule Gnomic Verses, renvoyant au genre poétique de l’antiquité grecque par lequel l’on exprimait des vérités morales sous forme de maximes. Le langage était très simple et précis, le style naturel, et le but était de transmettre des vérités importantes d’une façon directe afin de les imprimer dans la mémoire. Il est clair qu’un certain degré d’ironie est introduit dans le titre car les poèmes de Creeley, tout en imitant la forme des vers gnomiques, ne véhiculent pas des vérités ou des enseignements : au contraire ils semblent être souvent privés d’une signification spécifique : « It would go round and round. And I’d say ‘What the hack is that saying?’ It’s - I don’t know what it’s saying. I mean I do know what it’s saying in my own interests, but I don’t know what it’s saying to other people particularly » 318 .

34. Robert Creeley et Cletus Johnson. Gnomic Verses. Canary Islands: Zasterle Press, 1991. (Couverture).
35. Robert Creeley et Cletus Johnson. Star, série Theaters, 1990-91. Image tirée de In Company : Robert Creeley’s Collaborations. 44.

Par cette insistance sur l’impact du mot sur l’observateur/lecteur, les poèmes de Creeley se gravent concrètement dans la matière architectonique des façades de Johnson, qui englobent les mots en leur faisant acquérir une épaisseur effective. Les poèmes de Creeley sont en effet repris par l’artiste qui les insère à l’intérieur de ses façades traitant chaque lettre comme un véritable objet architectonique faisant partie du décor. Ainsi, par un jeu de reflets, les mots vont ensuite se graver dans la mémoire du spectateur, frappé par leur effet. L’œuvre d’art, par l’interpénétration du langage et de la matière, veut alors être à la fois visible et lisible : elle veut être concrète, dotée d’un volume, tout en véhiculant le thème de la légèreté du temps et de sa précarité. Grâce à cette coexistence des extrêmes, le mot, en absorbant le volume de la sculpture, acquiert une tridimensionnalité qui lui est étrangère, de même que la structure architectonique devient mouvante, en révélant une profondeur inédite car immatérielle.

En même temps, à cause de sa nouvelle visibilité, la lettre renonce en partie à sa lisibilité. Comme le souligne Foucault en citant Magritte, un mot dans un tableau n’est pas le même mot que dans le code : « Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images. On voit autrement les images et les mots dans un tableau » 319 . Cela est encore plus évident dans le cas d’une sculpture. Appartenant à un nouvel espace, le mot doit alors accepter ses nouvelles règles tout comme la ligne picturale doit composer avec l’espace du livre, et avec celui encore plus réduit de la page, lorsque la collaboration a lieu dans la « terre natale de l’écrivain » 320 . Toutefois, le visible est également partiellement bouleversé par l’introduction de l’écriture dans son domaine :

‘Dans un espace où chaque élément semble obéir au seul principe de la représentation plastique et de la ressemblance, les signes linguistiques, qui avaient l’air exclus, qui rôdaient loin autour de l’image, et que l’arbitraire du titre semblait pour toujours avoir écartés, se sont rapprochés subrepticement ; ils ont introduit dans la plénitude de l’image, dans sa méticuleuse ressemblance, un désordre – un ordre qui n’appartient qu’à eux 321 .’

Ceci nous semble être encore plus vrai lorsqu’il s’agit, pour le mot, de pénétrer l’espace tridimensionnel de la sculpture et de l’agiter, minant sa solidité, par son mouvement.

OH OH, un des quatre Theaters réalisés par Johnson à partir des poèmes de Creeley, est une démonstration de ce bouleversement réciproque que le visible et le lisible opèrent. Composée de bois, de plexiglas, d’ampoules et de gradateurs électriques, la façade se présente comme la maquette d’un véritable théâtre dont seule l’entrée est visible. Elle se constitue de plusieurs niveaux au-dessus desquels les vers de Creeley apparaissent comme pour annoncer le programme de la soirée.

36. Robert Creeley et Cletus Johnson. OH OH, série Theaters, 1990-91. Bois, plexiglas, ampoules et gradateurs électriques. (82,55 x 44,45 x 6 cm). Image tirée de Poetry Plastique. Sous la direction de Jay Sanders et Charles Bernstein. New York : Marianne Boesky Gallery, 2001. 22.

La particularité de l’art de Johnson est due au contraste entre ce que Creeley définit comme « une étrange élégance classique » 322 et une ironie typiquement postmoderne. La précision des détails de ses façades contraste avec leurs dimensions réduites (82,55 x 44,45 x 6 cm en ce qui concerne OH OH) et crée un décalage entre la vie qu’elles évoquent et leur condition effective. Riches en lumières et en couleurs, les théâtres de Johnson sont vides et silencieux, enveloppés par une atmosphère sombre, malgré la lumière qu’ils projettent. Il n’y a aucune trace de présence humaine dans ces structures qui paraissent trop précises et ordonnées, trop propres pour être vraies. L’artiste arrive à nous proposer une nouvelle vision du lieu commun en combinant les techniques constructivistes et la fantaisie surréaliste. Tout comme Presences, Theaters se présente donc comme une collaboration qui vit à la frontière entre réalité et surréalité, entre monde extérieur et dimension intérieure.

En ce qui concerne le poème, Creeley ne respecte pas la mesure du quatrain qu’il s’était imposée en suivant les consignes de Johnson :

‘Now and then
Here and
there
Everywhere
On and on’

Le poème est bâti sur une dialectique entre des couples dichotomiques organisés autour de la conjonction « and ». Tout comme les prépositions dans Loop, la conjonction exerce ici le rôle de pivot syntaxique : d’une part elle permet aux deux termes des dichotomies de coexister dans chaque vers en les présentant simultanément à la perception du lecteur, d’autre part elle assure le passage d’un terme à l’autre en activant un glissement de sens. Cette fonction de la conjonction en tant qu’élément dynamisant de l’écriture renvoie aux principes compositionnels de Gertrude Stein qui, comme Louis Zukofsky, est un modèle auquel Creeley fait souvent référence pour la composition de ses œuvres :

‘Conjunctions have made themselves live by their work. They work and as they work they live and even when they do not work and in these days they do not always live by work still nevertheless they do live. […]
Verbs and adverbs and articles and conjunctions and prepositions are lively because they all do something and as long as anything does something it keeps alive 323 .’

En même temps la conjonction, en permettant la coexistence des extrêmes, agit également en tant qu’axe de symétrie par rapport auquel les termes s’organisent selon une structure que l’on pourrait qualifier de binoculaire. Il est possible en effet de tracer un axe vertical entre les mots du titre pour voir que ceux-ci, placés de chaque côté, établissent une structure qui, ensuite, sera reprise dans chaque vers, à l’exception du deuxième. La composition binoculaire, typique de l’art Pop et illustrée notamment par les sérigraphies de Andy Warhol ou les tableaux de Robert Indiana, met en place des structures qui exploitent les caractéristiques de la perception visuelle humaine relative à la formation d’une même image à partir des deux organes récepteurs. Ainsi, à l’aide d’axes verticaux, les peintres proposent différentes variantes d’une même image en la positionnant à droite et à gauche de l’axe, de façon à rendre évident le fonctionnement de nos organes visuels. La tridimensionnalité est en effet perceptible grâce à ce que les experts appellent la « disparité rétinienne », c'est-à-dire la perception légèrement différente par chacun des deux yeux d’une même image.

En observant le poème de Creeley nous pouvons remarquer comment l’auteur joue avec cette notion binoculaire car il propose, dans chaque vers et à partir du titre, des termes parfois identiques (Oh Oh », « On and On ») d’autres fois opposés (« Now and then » ; « Here and / There »). Au deuxième vers, ensuite, le poète insère une fracture à l’intérieur de la structure de l’énoncé, ce qui interrompt la symétrie binoculaire. Cette faille qui se dévoile à l’intérieur du tissu verbal semble être un rappel, de la part de Creeley, de la précarité de sa vision monoculaire. Le poète trébuche sur la conjonction comme si elle était un obstacle, en reflétant par ce vacillement son déséquilibre par rapport à l’axe qu’il avait essayé d’affirmer dans sa composition. L’ouverture sur un espace blanc du « and » à la fin du vers semble traduire l’angoisse du regard qui, projeté dans le vide à cause de la chute, cherche des repères jusqu’à ce qu’il tombe sur le « there » du troisième vers, point d’appui fragile comme le confirme l’absence de majuscule. En tant que lecteur, nous assistons à un ralentissement du rythme verbal car, en nous approchant du deuxième vers, nous nous apercevons que le deuxième terme de la dichotomie, dans ce cas, est absent. En nous arrêtant ainsi sur la conjonction, nous devons aller chercher le deuxième terme qui nous attend dans le vers suivant, position qui imite, au niveau de l’architecture des vers, l’opposition sémantique de deux termes.

Tableau 2 : « Oh Oh »

Par la déstabilisation de la structure binoculaire, Creeley marque ses limites physiques personnelles mais, ce faisant, il nous dévoile également la faiblesse de son moyen expressif : il affirme les limites de l’écriture face à la symétrie de l’art plastique. L’écriture suggère une structure symétrique mais n’arrive pas à la respecter : le poète demande l’apport de l’artiste qui, dans son système sémiotique, essayera d’accomplir le travail inachevé de l’écrivain.

Nous voyons ainsi comment l’exclamation du titre se charge d’un double message. D’une part, elle introduit l’émerveillement du spectateur face à l’impact perceptif des stimuli lumineux et verbaux qui caractérisent tout théâtre et qui se répètent continuellement. D’autre part, il se présente comme l’écho de la vacillation de Creeley, déséquilibré à la fin du deuxième vers. Le « on and on » final, lui-même écho du titre, dédouble la confusion perceptive représentée dans le poème et insiste sur la reprise d’équilibre et sur la réaffirmation de la structure circulaire et répétitive demandée par Johnson.

Creeley insiste aussi sur les qualités graphiques des lettres en suggérant la circularité dans le titre et dans le dernier vers par la réitération de la lettre « o » et en évoquant l’architecture des façades de Johnson par l’introduction, au début de chaque vers, des lettres qui, par leurs lignes verticales et horizontales, évoquent une structure (« N », « H », « E »). Le sculpteur répond à ce choix du poète en utilisant des majuscules, ce qui augmente l’effet architectural des mots : les lignes qui les composent sont manifestement parallèles aux axes qui structurent la façade.

Johnson prend ainsi la relève du travail du poète : il suit effectivement sa suggestion en rétablissant, par l’architecture de sa façade, la structure binoculaire et en insistant sur sa régularité. Les vers sont reproposés en fixant cet axe vertical dont nous parlions plus haut au niveau des conjonctions (précisément au niveau du « N ») de façon à éliminer la fracture présente dans le deuxième vers. L’axe coupe également en deux l’adverbe « everywhere » selon une verticalité parfaite. Le mouvement des lettres est rendu en opérant des variations au niveau de la taille et de la police, mais aussi par l’inclinaison des lignes en ce qui concerne l’adverbe, qui semble ainsi s’éclairer par intermittence et compenser son manque d’éclairage réel caractérisant, au contraire, les autres mots 324 .

Par l’insertion du mot dans la matière sculpturale l’artiste l’extrait de son espace en l’incrustant dans l’espace tridimensionnel de l’art plastique : l’écriture acquiert un véritable volume, un poids. Creeley insiste sur l’épaisseur des mots et sur l’importance du travail avec l’artiste qui met en valeur la qualité concrète et immédiate de son écriture : « The Gnomic Verses with Cletus was an active collaboration – but the small book is really not the outcome, i.e., there were actual pieces » 325 . En accentuant la présence de ces « pieces », Creeley d’une part souligne la portée de la concrétisation des mots dans une matière physique, d’autre part signale la fragmentation inhérente à son écriture. Il semble que le fractionnement et la concrétisation dépendent l’une de l’autre. Gnomic Verses, au même titre que d’autres collaborations comme Parts ou Edges, met en évidence le morcellement de la vision de l’écrivain 326 , ce qui se reflète dans l’écriture par la présentation de poèmes très brefs, qui n’ont ni un début ni une fin nettes et qui semblent être des solidifications d’un discours beaucoup plus complexe et mouvementé. Ce sont alors la fragmentation du langage et l’isolation du mot, sorti du circuit de l’usage, qui font acquérir à l’écriture une puissance plastique :

‘Ce qui donne à l’écrit une puissance plastique que sa signification « courante » ne laisse pas apprécier, c’est cette fragmentation de l’énoncé, cette réunion des fragments en nouveaux ensembles, ce télescopage des temps 327 .’

Ainsi, par un travail au niveau de la structure spatiale du texte, l’écrivain affecte aussi la dimension temporelle. Nous avons vu, dans Presences, comment dans la présence l’on découvre une dimension où l’espace et le temps ne s’opposent plus comme termes d’une dichotomie mais se condensent dans l’instant. Les façades conçues par Creeley et Johnson visent ainsi à mettre en valeur cette interpénétration des deux dimensions : le temps de l’écriture se grave dans le volume de la sculpture. Par ce processus d’objectivisation, le mot, en s’éloignant de sa fonction référentielle, devient de plus en plus abstrait : une distance aussi bien idéale que physique se crée entre l’observateur/lecteur et le mot vu/lu qui se donne à ses yeux telle une nature morte. En même temps, en mettant en valeur le caractère performatif de l’œuvre, les deux artistes écartent toute attitude contemplative que le statut du mot comme composant d’une nature morte ferait supposer. Au contraire, par l’ostentation de l’activité que l’œuvre met en place et qu’elle demande au spectateur, des œuvres telles que OH OH renvoient au dynamisme des happenings, dont Creeley avait remarqué le pouvoir pour la première fois au Black Mountain College. Ainsi, de nouveaux sens sont impliqués aussi bien dans la perception littéraire que plastique : le mot peut être touché, on peut réellement sentir sa profondeur, de même qu’on peut entendre les bruits des mécanismes composant la sculpture et la voir s’éclairer.

Cet accent mis sur l’activité du sujet face à l’œuvre est le « reflet » de l’interaction effective qui a lieu entre le sculpteur et le poète et qui en a été la source. En décrivant cette collaboration avec Johnson, Creeley affirme: « It was one of the most active collaborations I’ve ever done » 328 . Theaters est en effet une des rares collaborations où le poète travaille avec un artiste pour créer une œuvre produite par la fusion de leurs langages respectifs, et dont l’assemblage est directement visible. La plupart des collaborations de Creeley, appartenant au groupe des collaborations « à distance », sont, nous l’avons vu, les produits d’une réponse de l’écrivain à une image préexistante. L’échange inhérent à la création des façades est également confirmé par l’écrivain dans les remerciements figurant dans Gnomic Verses, où il écrit : « My particular gratitude is given to the artist Cletus Johnson for the active stimulus of our collaboration, which has given me all the following poems ».

La matérialité et les qualités performatives d’une telle collaboration sont difficiles à traduire au niveau de la page. Dans les Theaters, le poète arrive à rendre ses mots véritablement concrets, à les présenter comme d’authentiques « choses ». Cette collaboration affirme ainsi la réponse ultime de Creeley à la tradition ekphrastique et concrétise un espoir de rapprochement de deux langages qui rarement se fait si fort chez le poète, toujours conscient, nous l’avons vu, de l’importance d’un équilibre entre la ressemblance et la dissemblance lorsqu’il s’agit de travailler à partir d’une œuvre d’art. Ainsi, à la place d’écrire un poème « sur » une image, Creeley fait du poème lui-même un objet visuel et physique où le mot et l’image n’habitent pas des mondes différents mais s’incorporent dans un espace unique. D’ailleurs, ce n’est pas ce que les poèmes disent sur les choses qui l’intéressent mais leur capacité à être autoréférentiels. « I wanted the poem itself to exist » 329 , écrit-il. Gravés dans les façades de Johnson les mots de Creeley existent enfin, aussi bien dans le temps que dans l’espace, en conciliant mobilité et dynamisme, réalité et abstraction, son et silence.

Notes
311.

Cletus Johnson (1941) est connu pour la réalisation de ce que la plupart des critiques définissent comme des « architectonic facades » : des sculptures dont la nature architectonique les situe à mi-chemin entre des maquettes et des scénographies. Son travail a été exposé entre autres à la galerie Leo Castelli à New York.

312.

Creeley, entrevue avec Charles Bernstein pour le cycle d’émissions radio LINEbreak. Entrevue disponible sur le site Internet de l’université de Buffalo à la page personnelle de l’auteur.

313.

Cletus Johnson cité dans « Cletus Johnson ». In Company: Robert Creeley’s Collaborations. CD-ROM.

314.

Creeley, entrevue avec Charles Bernstein pour le cycle d’émissions radio LINEbreak.

315.

En conversation avec Bruce Jackson, Creeley souligne son intérêt pour la boucle. A propos de certains poèmes publiés dans le recueil Life and Death il explique: « I’m fascinated by the loop, things going round and round. There are classic loops, sestinas for example, or sonnet is an instance obviously, where “in my end is my beginning”. Where there is a kind of sense of that sort ». « Remembering Creeley ». Artvoice May 18-24 2006: 20.

316.

Groupe µ. Rhétorique de la poésie. 165.

317.

Yau. « Active Participant: Robert Creeley and the Visual Arts ». In Company. 45.

318.

Creeley, entrevue avec Charles Bernstein.

319.

Magritte cité par Foucault dans « Ceci n’est pas une pipe ». Dits et Écrits. 646.

320.

Peyré. Peinture et Poésie. 30.

321.

Foucault. « Ceci n’est pas une pipe ». 646.

322.

Creeley, entrevue avec Charles Bernstein.

323.

Stein. « Poetry and Grammar ». Lectures in America. Gertrude Stein: Writings 1932-1946. 316.

324.

La symétrie de la structure proposée par Johnson sera ensuite conservée par Creleey. Il est intéressant de voir en effet que le poème « OH OH », publié dans le recueil Just in Time : Poems 1984-1994 (New York : New Directions, 2001. 245.), conserve cette forme symétrique. La version originelle du poème, celle à « symétrie déstabilisée » est proposée uniquement dans Gnomic Verses.

325.

Creeley. Courriel à l’auteur, 23 octobre 2004.

326.

A ce propos voir la deuxième partie de notre texte (« The Eye »).

327.

Lyotard. Discours, figure. 370-371.

328.

Creeley. Courriel à l’auteur, 23 octobre 2004.

329.

Creeley. « Poems are a Complex ». A Quick Graph. 54.