3) « Inside out »: le rôle du « I » et la re-présentation

L’étude de la poétique de la présence nous a informés sur la façon dont, tout en mettant en place des procédés formels (l’utilisation d’un support dans Presences et le choix d’une mesure à respecter dans Theaters), Creeley ne trahit pas sa vision personnelle. « It is my experience that what I feel to be creative has location in this place of personal identity » 330 , affirme-t-il. C’est bien sûr de son activité en tant qu’observateur qu’il parle dans ses poèmes ; dans ceux-ci, toutefois, il nous informe également du contact entre son œil et le travail de « l’autre » qui n’est donc jamais exclu du discours poétique. Le tout est encadré par des « supports » qui, comme nous aurons l’occasion de le remarquer plus tard, fonctionnent paradoxalement comme des sources de liberté créative 331 .

L’image dans ses travaux collaboratifs est alors elle aussi un support dont les axes sont extrêmement flexibles, un facteur stabilisant mais qui, simultanément, favorise l’évasion. Ce rôle de l’image est illustré par Creeley lui-même: « When I am working from the ground and proposal images constitute », explique-t-il, « the words are pretty directly a consequence of that fact, one way or another » 332 . En définissant l’image en tant que « terrain » et « suggestion », le poète nous indique sa double nature de repère, d’élément stabilisant auquel faire toujours référence et, en même temps, il insiste sur son statut de point de départ, d’incitation à abandonner, même provisoirement, le territoire connu. L’image rassure et inspire à la fois, elle demande à l’écrivain de s’accrocher à elle mais d’être toujours prêt à défaire les noeuds de ces liens invisibles.

Dans cette définition de l’image en tant que territoire et suggestion nous reconnaissons les bases d’une méthode créative conjecturale que Creeley considère fondamentale pour reproduire le rapport entre la subjectivité et la réalité dans laquelle elle est immergée : « My own world is: conjectural. Nothing but. What each thing is, is so, because – at last – it couldn’t be anything else. I limit it/ but not limit: simply find its fix » 333 . Cette approche créative consiste à rendre compte, dans l’écriture, de la fragilité et de la singularité de l’expérience esthétique (où visible et invisible interagissent) et de toute expérience par rapport au réel : le poète, face à l’image avance à petits pas, en s’en approchant et ensuite s’en éloignant, ce qui imite son expérience du monde, à l’intérieur duquel l’exactitude des détails se dissout dans la continuité de l’existence 334 . Ainsi, en se demandant comment reproduire la spécificité de son rapport au réel dans l’écriture, Creeley semble trouver la réponse dans cette méthode :

‘I don’t think it can be anything else but what we have figured, anyhow – that one is oneself the content, the SI, that form is the extension, that the conjectural method, as you have kept me conscious of it, is that one most useful for just this ordering, in one’s work 335 .’

L’écriture porte donc les traces de l’hésitation de l’individu face à l’image, elle témoigne de l’ancrage et de la fuite que l’image permet simultanément, de son statut de base, de lieu de rencontre, mais également de point de départ d’un autre discours. Tout poème sera alors la concrétisation d’une possibilité, l’incarnation d’une vision. Comme l’explique Annalisa Goldoni dans son récent article écrit en mémoire de Robert Creeley, « l’esthétique de la conjecture, à laquelle Creeley se conforme, est à la fois conjonction – activité qui met en relation – et interrogation et doute ; le mode interlocutif, dubitatif et interrogatif domine sa poésie, tournée autant vers l’intérieur que vers l’extérieur de soi » 336 . Creeley souligne la nature provisoire et instable de sa réponse à l’image par l’alternance entre l’exactitude et l’imprécision, entre l’affirmation et l’autocorrection. Son écriture acquiert ainsi, parallèlement à la plupart des images qui l’inspirent, un statut de liminalité : elle vit à la frontière entre le dicible et l’indicible, entre le subjectif et le collectif. Elle habite cette bordure subtile où le « je » rencontre « l’autre », où l’intérieur touche l’extérieur, et où le verbal se rapproche du visuel :

‘To me, as Olson would say, the cutting edge is always at that place where the inside moves to the outside or confronts the outside and vice versa, that edge where the message of that outside is experienced, is transmitted 337 .’

Par cette volonté de témoigner du passage entre ces deux dimensions, l’écriture de Creeley reste suspendue sur la frontière qui les sépare ; elle habite constamment la dimension du présent car elle est en équilibre entre une réalité et une possibilité : « What is real is what happens; what happens is what can happen » 338 . Le réinvestissement du motif pictural par la subjectivité a donc lieu dans cette zone d’ombre qui sépare l’intérieur de l’extérieur car ces deux dimensions, selon Creeley, ne sont pas définissables séparément. Ce qui peut être exploré est le lieu où elles se rencontrent, le lieu de passage où l’individuel fait l’expérience du collectif et où le choc rétinien laisse la place à la réflexion. Déjà dans Pieces Creeley affirmait son intérêt pour cette condition de l’existence dont il donnait une représentation très visuelle :

‘Inside
and out
impossible
locations-
reaching in
from out-
side, out
from in-
side – as
middle:
one hand.’

Par l’accumulation des enjambements et les répétitions, Creeley fait de son écriture la véritable voix de la liminalité, la concrétisation du passage et de l’étirement, qui devient dans ses lignes presque physique, du « je » qui se prolonge pour toucher l’autre, tout en restant accroché à son terrain, à ses origines. Ainsi, dans cette dimension du milieu où l’on voit la main apparaître, Creeley se situe comme un funambule, flottant dans le vide, à la recherche d’un impossible équilibre. Tout au long de sa performance, il sera alors obligé, pour éviter la chute, de se pencher alternativement vers l’une des deux dimensions qui se présentent des deux côtés de la frontière. Lorsqu’il inclinera vers l’extérieur, vers le monde objectif qui l’entoure, vers les détails concrets suggérés par l’image, nous verrons les éléments référentiels s’accumuler dans ses vers comme des appuis invisibles grâce auxquels l’acrobate arrive à garder l’équilibre. Au contraire, quand le déséquilibre le mènera vers la subjectivité, l’image semblera s’éloigner progressivement de nous, comme engloutie par les ténèbres du monde intérieur, dont le « je » lyrique apparaît sur la page comme le vestige, réactualisé dans ses vers. Les mots ainsi, en portant la trace de la précarité et du déséquilibre, se présentent comme des ponts bâtis par l’écrivain entre ces deux mondes : les marques d’une rencontre entre le visible et l’invisible, l’énonçable et l’indicible. Prise entre deux rapports au monde, l’un platonicien, caractérisé par un enfermement dans la caverne de l’intériorité, et l’autre aristotélicien, tourné vers l’extérieur et consacré à une définition de ce qui l’entoure, l’écriture de Creeley veut parler du processus à travers lequel l’on sort de la caverne de la subjectivité et l’on rencontre l’autre, à l’extérieur de ce monde intime. Comme Platon, il part de la caverne pour parler de la façon dont on en sort: « To me it’s instantly interesting that, of course, he [Plato] does use a cave, though he speaks magnificently of the possibility of getting out of it. It’s very interesting to me that he begins with a cave as the imagination of the human place and experience thereof » 339 .

Le verbal et le visuel se rencontrent ainsi dans cette zone de passage où le processus d’appropriation du motif pictural à lieu par expansion de ce dernier. Certaines de ses propriétés sont réactualisées. La syntaxe de l’œuvre d’art est généralement conservée mais souvent enrichie et amplifiée faisant paraître chaque poème non pas comme le reflet de l’image mais comme son écho, ou sa trace 340 . Les œuvres de Creeley dévoilent ainsi l’anachronisme essentiel de l’acte ekphrastique, car celui-ci a lieu dans des conditions temporelles et spatiales différentes du moment où l’œuvre d’art a été conçue. Dans son travail Creeley veut rendre évident ce décalage en soulignant son appropriation personnelle de l’image car ne pas le faire impliquerait un ancrage de la part de l’écrivain dans les détails immédiatement visibles de l’objet, ce qui équivaudrait à l’illustrer. Ainsi, Creeley expose dans son écriture comment tout discours est le produit du rapport entre un sujet et le contexte temporel et spatial dans lequel il vit, ce qui renvoie au concept d’« occasion » si présent dans sa poétique :

‘Sans doute, l’énoncé s’organise-t-il entier (temporalité, deixis, etc.) autour de la position spécifique d’un moi dans le temps et dans l’espace. Et ce moi apparaît non seulement à travers des marques de subjectivité mais dans tous les aspects de l’énoncé : la particularité d’un lexique, d’un rythme, d’une syntaxe … En sorte qu’on peut bien considérer comme l’événement le plus propre à la parole cette production par le discours d’un point focal d’où il rayonne 341 .’

La subjectivité de Creeley, point focal de ses poèmes, se manifeste dans un rythme « bref et syncopé » 342 , dans une syntaxe « enjambée », en réalisant le désir de Olson pour qui le vers doit être l’expression de l’homme qui écrit ou moment où il écrit. Dans son travail avec l’image, la centralité du « je » est confirmée et son appropriation de l’œuvre rendue évidente, parfois même affichée, tout au long des textes, comme nous le verrons dans Life & Death et Numbers. Le sujet lyrique se présente dans ces collaborations dans sa véritable nature d’agent de transformation, de véhicule grâce auquel, comme Creeley le rappelle, le contact entre l’extérieur et l’intérieur est assuré : « Once Olson told me that the initial sign for the pronoun “I” was a boat. Insofar as the “I” is a vehicle of passage and transformation, its powers are clear » 343 .

L’omniprésence du « I » dans l’écriture de Creeley est donc le résultat de son engagement dans ce qui l’entoure, de son désir de donner un ordre personnel et provisoire aux images que son œil rencontre dans son travail perceptif. Face au visible le poète se demande: « Comment puis-je trouver une place pour ces images? » 344 . Sa recherche est constamment basée sur un positionnement des formes, sur un désir de trouver un ordre dans son esprit pour le désordre extérieur de façon à pouvoir le saisir. Creeley « range » les images pour pouvoir enfin les percevoir 345 . S’approprier un fragment de réel équivaut donc à lui trouver une place parmi les autres dans son monde intérieur, ce qui implique un processus de transformation et d’adaptation opéré par le sujet. Par cet acte organisateur, Creeley revendique également son rôle face à l’image : en rangeant les stimuli qu’elle lui lance, le poète affirme sa fonction active contre toute passivité réceptive. Il souligne ainsi le rôle central du sujet dans toute expérience esthétique 346 . Son « I » n’est donc pas le reflet d’un sujet imposant et égocentrique. Il est, au contraire, le produit de la lourde responsabilité qu’il ressent et qui le mène à assumer toute perception, toute saisie du monde. « There is an order that has to be discovered and proposed » 347 affirme-t-il, et le poids de l’obligation de voir et sentir est perceptible dans chaque mot de cette phrase, où la recherche d’un ordre personnel des choses et de sa proposition aux autres sont définis comme de véritables devoirs. C’est pour cela que Creeley, dans la plupart de ses collaborations, se concentre sur l’évaluation de son rapport au monde, de la distance qui le sépare des choses, de leur poids et de leur position. « Position is where you/ put it, where it is, » 348 écrit-il dans The Window en soulignant la centralité du pronom personnel placé à la fin du vers, comme pour rappeler au lecteur l’importance de son activité subjective, mais aussi pour marquer la spécificité et l’unicité de sa vision. Par la représentation, qui n’est rien d’autre qu’une « re-présentation » car il s’agit bien d’actualiser certaines propriétés caractéristiques de l’image, l’écrivain manifeste donc comment toute saisie correspond à une appropriation du réel, à une action effective de transformation et à son assimilation par la subjectivité poétique :

‘After all, what do we have to do with that is not ourselves? What can exist that we are not part of or that we do not in some sense allow to exist. That is an old story but a true one. The world is my representation. So it is, all of it. And what’s more, this world belongs to us 349 .’

Toute appropriation, lorsqu’il y a représentation, devient en même temps toujours extériorisation. Le poète dirige hors de lui le produit de son appropriation du réel, il le conduit vers les autres. « Out is the only direction there is », écrit Warren Tallman dans son portrait de Robert Creeley, « out from self, towards others, into the world » 350 . La liminalité de son écriture, son être suspendue entre le personnel et le commun, nous dévoile alors comment son « je » présuppose toujours la présence d’un autre. Comme le rappelle encore justement Goldoni, la présence « obstinée » du je dans l’écriture de Creeley « n’est jamais uniquement autobiographisme lyrique, mais inclut toujours un tu, un nous, ce même pronom, comme il l’a dit autrefois, qui propose l’impossible multiplication du je » 351 . C’est du rapport du « I » avec l’image (« autre » par rapport au poète et incarnation du travail de son collaborateur, ce dernier étant à son tour un autre « autre » engagé dans le processus créatif) 352 et de son action de « rangement » et de réinvestissement dont les collaborations avec Clemente et Indiana nous informent directement.

Notes
330.

Creeley. « The Creative ». Was That a Real Poem and Other Essays. 30.

331.

Voir le chapitre A, partie III.

332.

Creeley. Entrevue avec l’auteur, 15 octobre 2004.

333.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. III. 27.

334.

Creeley propose un exemple de cette approche conjecturale en comparant l’acte d’écrire à celui de conduire une voiture. L’écrivain, tout comme le chauffeur face à une route inconnue, avance sans savoir où l’écriture/route va le conduire. Il reste ainsi attentif à tout ce qu’il rencontre pendant le voyage pour éviter tout accident. Parfois, des obstacles peuvent le forcer à changer de direction en le conduisant vers un nouveau monde de la même façon que des erreurs peuvent devenir la source de nouvelles possibilités pour l’écriture. « Notes Apropos Free Verse ». A Quick Graph.

335.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. VIII. 28. Ce que Creeley appelle « SI » correspond à la « Singular Intelligence » dont il parle dans sa correspondance avec Olson.

336.

Goldoni. « Parole poetiche per dire la moltiplicazione impossibile dell’Io » (« Paroles poétiques pour dire l’impossible multiplication du Je »). Il Manifesto 2 giugno 2005. 13. Traduit de l’italien par l’auteur.

337.

Creeley. « Entrevue avec Bill Spanos ». Tales Out of School. 130.

338.

Creeley. The Complete Correspondence Vol. VIII. 29. Par cette conception de l’existence comme perpétuellement présente Creeley se rapproche de la définition qu’en donne T.S. Eliot qui, dans les Four Quartets (Burnt Norton), énonce exactement cette condition d’équilibre entre le réel et le possible affirmé par le jeune poète : « What might have been and what has been / Point to one end, which is always present ».

339.

Creeley. « Entrevue avec Bill Spanos ». Tales Out of School. 130-131.

340.

En énonçant la méthode créative de Bobbie-Louis Hawkins, artiste et deuxième femme de Creeley dont la création de collages par le glissement de fragments d’images sur l’écran d’une photocopieuse pendant le processus d’impression représentait, pendant la fin des années 1960, une véritable innovation, le poète nous offre une définition de la nature de trace de son écriture : « Like Bobbie’s “trace” in the move of objects on the Xerox. Like this – writing – “fitful tracing …” No copies, nor intent, nor much at all – but phases, be they phases of the moon. Or mine(d). Or the d added, and paper gone ». [sic]. Creeley. « A Day Book ». Mabel: A Story and Other Prose. 36.

341.

Jenny. La parole singulière. 18.

342.

Goldoni. « Parole poetiche per dire la moltiplicazione impossibile dell’Io ».

343.

Creeley. « Inside out: Notes on the Autobiographical mode ». Was That a Real Poem and Other Essays.

344.

Creeley. Conversation avec l’auteur. Université Brown, 6 octobre 2004.

345.

Il est intéressant à ce propos de considérer l’analyse effectuée par Thom Clark dans Robert Creeley : The Genius of the American Commonplace (New Directions), à propos de l’obsession compulsive de Robert Creeley par rapport à l’ordre. Creeley fait souvent référence à son habitude de « ranger » les objets dans l’espace autour de lui ce qui nous informe de son intérêt pour l’espace, les objets qui le composent et sa position parmi eux. Un exemple nous est proposé dans un paragraphe de A Day Book (Mabel : A Story and Other Prose, 16) cité dans le chapitre consacré à cette collaboration (A1, partie III). Nous retrouvons le désir compulsif d’ordonner les choses et les mots dans une affirmation de Robert Duncan que Creeley citait souvent et par laquelle il associait l’activité de l’écrivain à un travail de rangement de l’univers dans lequel il vit : « Poets love that: ‘calling disorder to order’ as Duncan would say ». Discussion avec l’auteur. Université Brown, 6 octobre 2004.

346.

La position de Creeley évoque les théories de John Dewey concernant l’expérience esthétique. Dans Art as Experience le critique affirme que l’expérience esthétique n’est pas le produit des qualités intrinsèques d’un objet mais de l’attitude du sujet par rapport à cet objet. (Dewey. Art as Experience. The Later Works, 1925-1953. Vol. X, 1934. Carbondale: Southern Illinois, 1987).

347.

Creeley. Conversation avec l’auteur. Université Brown, 6 octobre 2004.

348.

Creeley. « The Window ». The Collected Poems of Robert Creeley 1945-1975. 284.

349.

Creeley. « Three Fate Tales ». The Gold Diggers and Other Stories.

350.

Tallman. « Robert Creeley’s Portrait of the Artist ». Kulchur 4.13. Summer 1964 : 15-26.

351.

Goldoni. « Parole poetiche per dire la moltiplicazione impossibile dell’Io ».

352.

A ce propos voir le chapitre D, partie I.