3.1) L’impact du visuel et le réinvestissement du motif pictural : Life & Death

En 1993 Robert Creeley, répondant à une demande de Francesco Clemente, avait composé une série de sept poèmes inspirés des tableaux réalisés par l’artiste pour une exposition à la Gagosian Gallery de New York. Ces tableaux, connus aujourd’hui sous le nom de Black Paintings, témoignent du désir de Clemente de se tourner vers son monde intérieur qui se concrétise, au niveau de la toile, par l’apparition de silhouettes humaines et végétales prises dans une dimension dont l’épaisseur devient presque tactile grâce à l’utilisation de plusieurs couches de pigment 353 .

L’univers de Clemente, en constante métamorphose, se présente ici selon une suite d’agglomérations d’images laissant apercevoir, à travers les couches de peinture, des structures architectoniques riches en références religieuses où l’Orient se mêle à l’Occident. Les influences aussi bien de l’art classique que de la culture indienne façonnent ces images dont la saisie n’est pas immédiate en raison du complexe tissu d’émotions et de formes expressives qui les habitent. Clemente se définit comme un artiste « inclusif » 354 , qui ne vise pas à la réduction progressive des possibles références d’une image, mais qui, au contraire, exalte la coexistence d’une multiplicité de langages. Il n’exclut pas, il englobe.

Ses formes, provenant de mondes différents, cohabitent dans l’espace du tableau, toujours apparemment trop réduit pour les contenir. Malgré la taille imposante des toiles, The Black Paintings semblent retenir un monde en perpétuelle expansion. L’artiste doit alors le comprimer à l’intérieur du cadre pour le présenter aux yeux du spectateur. Ces impressions de vastitude et de profondeur coïncident avec le projet de Clemente de se consacrer à des images qui, après être demeurées dans l’inconscient, remontent instantanément à la surface. Les figures émergent d’un fond noir en éclairant, par leurs nuances métalliques, les vastes zones d’ombre qui s’étendent sur la toile. Les contrastes créés par ces jeux d’ombre et de lumières amplifient la sacralité des images. C’est à cause de ce qu’il définit comme « la sévérité et la religiosité des formes peintes » (« the severity of the shapes, and the black and the metallic paint. The religiosity of it ») 355 que Clemente a décidé de faire appel à Creeley pour qu’il puisse lui fournir une lecture personnelle de ses images. Le poète répond à cette sollicitation et confirme la coïncidence de propos entre son écriture et l’art de Clemente en suggérant, après avoir composé ses poèmes, le titre de la collaboration, qui indique son désir de rendre manifeste la liminalité de son écriture et, avec elle, celle de l’art de Clemente.

En insistant sur la frontière entre la vie et la mort, sur le passage d’une condition à l’autre et sur le rôle du sujet en tant que véhicule de ce passage, les deux artistes affirment la symbiose de leurs pratiques créatives. Le monde de Clemente, comme celui de Creeley est en métamorphose constante, reflet de sa conviction qu’il n’existe pas une seule et unique vérité mais une infinité. « I don’t believe in a single truth but in many truths » 356 . La vision du monde qui en découle est alors profondément ambiguë. Ses tableaux représentent des transmigrations d’images polymorphes qui se fondent les unes dans les autres et qui contribuent à imprimer un mouvement à la toile. Les formes qu’il peint sont toujours prises entre deux mondes (le féminin et le masculin, l’intérieur et l’extérieur, l’animalité et l’humanité, le rêve et la réalité). Ses tableaux parlent de « passages », ils racontent les histoires d’images voyageant d’un lieu à l’autre, des passages qui sont parfois brutaux, parfois graduels. Cette liminalité reflète l’attitude créative du peintre qui, poussé par le désir de témoigner de la nature polymorphe du réel, affirme : « Always remember what you are doing and abandon it » 357 . Le traitement de l’image du corps concrétise cette conception au niveau pictural. Le corps est perçu comme une ligne qui sépare l’intérieur de l’extérieur, tout en permettant leur communication. En cela le projet de Clemente reflète le désir de Creeley de témoigner de la rencontre entre l’individuel et le collectif en fixant le regard sur la jonction où cette communion a lieu. Ainsi, comme un deuxième acrobate, Clemente prend part à la performance mise en place par le poète : tous deux, en équilibre sur la même corde, défient les lois de la gravité en marchant l’un à la rencontre de l’autre. Ce qui les intéresse n’est pas le point d’arrivée, mais justement le processus du passage par lequel les relations entre les différents éléments sur la toile et sur la page sont éclaircies.

L’insistance sur la labilité de chaque forme, toujours prise dans un processus de transformation en une autre entité, met en évidence la conscience de la fragmentation et de la variété du réel sur laquelle repose l’art de Clemente. Tout comme pour Creeley, le morcellement du réel et la dispersion de ses fragments qui en découle, sont les conditions grâce auxquelles les hiérarchies cessent d’exister :

‘My overall strategy or view as an artist is to accept fragmentation and to see what comes of it – if anything ... Technically, this means I do not arrange the medium and images I work with in any hierarchy of value. One is as good as another for me. All images have the same expressive weight, and I have no preferred medium ... I believe in the dignity of each of the different levels and parts of the self. I don’t want to lose any of them. To me they each exist simultaneously, not hierarchically... One is not better than the other. I do not prefer one over another. So that to lose one is in a sense to lose all 358 .’

La mise en évidence des relations entres les formes mise en place par Clemente dans ses œuvres correspond à un désir de rendre l’œuvre indépendante de toute interprétation : l’artiste ne veut pas qu’elle repose sur son symbolisme mais qu’elle vive grâce à son mouvement interne, à l’action qu’elle présente aux yeux du spectateur. Tout comme Creeley ainsi, Clemente est l’ennemi de toute violence interprétative : « Keep on the surface, don’t look for meaning … No interpretation », demande-t-il à l’observateur 359 . Cette demande est accueillie pleinement par Creeley car ce dernier, face aux images du peintre, n’essaye pas de les expliquer mais se concentre sur la réaction qu’elles suscitent chez lui.

Life & Death 360 représente donc une instance collaborative très intéressante car par cette œuvre Creeley met visiblement en place sa conception de l’image en tant que « ground and proposal ». Cette double fonction de base du discours et d’ouverture qui caractérise l’image se reflète d’une façon immédiate dans la structure des poèmes : ceux-ci sont tous organisés en deux parties nettement séparées par un point. Comme dans Pieces, Presences, ou Numbers l’écrivain insère des silences à l’intérieur de son discours en les soulignant graphiquement par des points. Il donne à sa page un aspect graphique original pour marquer une suspension du discours qui correspond à une pause temporelle du processus créatif. Les fragments séparés par les points ont été écrits à des moments différents, ils correspondent à des « occasions », comme les définirait Creeley, distinctes.

37. Robert Creeley et Francesco Clemente. Life & Death. (Couverture. 21,59 x 13,97 cm). New York: Grenfell Press/Gagosian Gallery, 1993. Creeley, collection personnelle.
38. Robert Creeley et Francesco Clemente. Life & Death. Photogravure de Tree de Francesco Clemente et « If I had thought » de Robert Creeley.

Seul dans le studio de Clemente, le poète avait réalisé une version initiale, de la première partie de chaque poème, en répondant de façon assez immédiate aux images auxquelles il était confronté :

‘The first half of each poem was written directly on seeing Francesco’s paintings, one after another, literally in the order he had given them. It was a Sunday morning [October 10, 1993], I was alone, and the light coming in through the studio’s large windows lifted all the details and the surfaces of the work. In that way one could almost literally enter the paintings they were so tangible 361 .’

Par conséquent la première section des textes concerne l’impact effectif suscité par les images qui représentent à ce stade de la création un terrain auquel faire référence de façon directe. La deuxième partie, au contraire, est le produit d’une réflexion mûrie à distance, d’une volonté d’inclure la dimension biographique moins présente dans les vers composant le début des poèmes. Creeley raconte être rentré chez lui après avoir terminé la première version des poèmes et s’être aperçu que ses vers n’étaient pas assez personnels : ils ne révélaient pas les sentiments qu’il avait éprouvés face à l’image. Ainsi, en visionnant à nouveau les tableaux sur son ordinateur, il composa ce qu’il définit comme des « échos » aux premières parties, comme il l’explique dans un fax envoyé à Clemente :

‘Once back here […] I showed what I’d done to Penelope, who said I needed some further complement to the poems themselves, something to move from the “objective” statement and permit feelings more directly – so I wrote an “echo” to each one. Whatever else, it makes a useful layering to the text and builds again on the centre the paintings determine 362 .’

Par le choix du mot écho, Creeley insiste sur le lien entre les deux parties mais montre aussi l’existence d’une variation du discours, d’une déviation de sa structure originelle. Tout comme l’écho, la deuxième section des poèmes est le produit de la réflexion du « son » direct qui caractérise leur première partie. Conscient de la distance physique et temporelle qui sépare les deux parties du point de vue de leur conception, Creeley marque cette suspension entre le son et son écho directement sur la page. Ainsi, tout en suivant les traces établies dans les premières sections, les parties qui suivent ne cherchent pas à s’accrocher aux éléments référentiels de l’image, au contraire elles témoignent pleinement du désir de l’écrivain de profiter de l’ouverture suggérée par le visuel.

La première section de chaque poème représenterait donc un exemple de l’utilisation de l’image en tant que « ground », tandis que la deuxième section témoignerait du désir de suivre la suggestion de l’image et affirmerait l’exigence de la subjectivité poétique de réinvestir le visuel en racontant son histoire. Les poèmes qui composent Life & Death mettent en place de façon particulièrement évidente ce double aspect du travail de Creeley avec l’image car le poète le rend manifeste en séparant sur la page les deux moments de la création littéraire. Au lieu de réécrire les poèmes en essayant de les enrichir de détails de sa biographie, il décide d’exposer les phases du processus créatif, affichant comment « l’expérience esthétique est dans cette relance infinie qui combine et ordonne différemment pour chacun le choc sensitif et la réflexion, la couleur et le songe » 363 .

« Oh my god… », deuxième poème de la série, manifeste cette double structure réalisée par Creeley :

‘Oh my god – You
are a funny face
and your smile
thoughtful, your teeth
sharp – The agonies
of simple existence
lifted me up. But
the mirror I looked in
now looks back.
.
It wasn’t God
but something else
was at the end,
I thought, would
get you like
my grandpa dead
in coffin
was gone forever,
so they said.’

Le texte prend pour base Woman, tableau organisé autour d’un énorme sourire de femme qui occupe la partie supérieure de la toile. Au centre, la silhouette de ce qui semble être un enfant tourne le dos à l’observateur, presque hypnotisé par l’image qui le domine. Un halo lumineux l’entoure, donnant à la scène une dimension sacrée. Dans la partie inférieure de la toile, Clemente laisse le pigment métallique émerger du fond noir en formant une cascade lumineuse riche en reflets. La féminité du sourire, suggérée par les lèvres charnues et la rondeur des traits, s’associe à des éléments de monstruosité liés à sa taille exagérée, à ses dents pointues et irrégulières et à une attitude apparemment bienveillante mais, en fait, menaçante.

39. Francesco Clemente. Woman. The Black Paintings. Life & Death.

Les éléments référentiels abondent dans le premier segment textuel (« funny face », « smile thoughtful », « teeth sharp »), ce qui correspond aussi à l’exigence du poète de s’accrocher aux formes immédiatement visibles à l’intérieur des tableaux de Clemente, où l’épaisseur créée par plusieurs strates de pigment et l’élasticité du tissu des significations menacent l’observateur de perdre tout repère. Creeley, en donnant la parole à l’enfant du tableau, dont le regard naïf est signalé par l’expression « funny face », tout comme par les formules constituées par le nom plus l’adjectif qui suivent et qui renvoient directement au langage enfantin (« sourire pensif », « dents pointues ») 364 , reprend les clichés du symbolisme lié à la mort, souvent associée au féminin menaçant, dont le peintre nous offre une représentation directe. En même temps, le poète introduit une opposition entre le « je » poétique et « l’autre », représenté au niveau pictural par le sourire de femme, en isolant à la fin du premier vers, et en réitérant, le pronom personnel « you ». Cette opposition sera reprise dans la deuxième partie du poème où l’on assiste au réinvestissement par la subjectivité poétique du motif pictural annoncé dans la première section. En s’appuyant sur l’expression « Oh my god » et sur la vision subjective de l’enfant, le poète opère une translation temporelle (on passe de l’indicatif présent au passé) selon laquelle la voix lyrique est maintenant l’écho de celle de l’auteur redevenu enfant et qui raconte sa première expérience de l’idée de la mort. Celle-ci, transmise par les adultes, marque l’imaginaire de l’enfant comme le souligne la juxtaposition d’images imprimées dans son esprit : « my grandpa dead/ in coffin/ was gone forever ».

Dans la deuxième partie nous voyons ainsi comment Creeley exploite les éléments introduits au début de son texte, dérivant d’une réponse immédiate à l’image. L’opposition entre le sujet et les autres, représentés ici par les adultes, et la distance qu’il affirme entre leur différentes visions du monde, correspond à la perception globale de Creeley par rapport à la séquence des tableaux peints par Clemente. Comme il l’explique: « For me they tell a story, a very old one, of how humanly we live both as one and as many, in a world particular to our lives but also far vaster and more communal than such personal limits can ever acknowledge ». 365 La collectivité représentée par les adultes témoigne ainsi d’une perception différente de la mort par rapport à l’individualité de l’enfant, générant un manque de compréhension souligné par le scepticisme du poète dans le dernier vers, où la distance entre son monde et celui des autres est accentuée par ce « they », dont la voix lyrique prend soin de se distinguer.

L’idée de la transmission d’un héritage, que Creeley identifie comme étant un des motifs principaux des images de Clemente, est manifeste dans « In the diamond … », poème écrit à partir de l’observation du cinquième tableau de la série, intitulé Dialogue. Le thème de l’apprentissage est véhiculé par le tableau où, encadrées dans une forme ovale au centre de la partie haute de la toile, quatre personnes, visiblement un maître et trois élèves, discutent assis sur une des jambes d’un homme dont le corps n’est représenté qu’à moitié et positionné horizontalement au-dessous de quatre silhouettes. La scène a lieu dans un endroit protégé, entouré de végétation et partiellement séparé du reste de la toile. Les caractéristiques décoratives des formes représentées manifestent comment l’art de Clemente est enraciné dans la culture et l’imaginaire de l’Inde : le dialogue introduit dans le titre semble évoquer le rite à travers lequel l’on célèbre la succession de l’élève au maître connu sous le nom de « parampara » 366 . L’image semble ressortir du fond de la toile comme si elle était un vestige d’une structure architectonique plus complexe (une mosaïque ou une série narrative d’images sacrées) dont les restes apparaissent sur les bords du tableau, noircis par le temps et l’humidité.

Au-dessous de cette dimension de paix et de calme, dans la partie inférieure du tableau, la terre semble en ébullition constante : Clemente étale le pigment en créant des effets d’épaisseur qui se réduisent à mesure que nous dirigeons notre regard vers la partie haute de la toile. Le pigment semble se diluer et les images disparaissent comme effacées par des coulées d’eau. Le « silence » de la scène précédente, dont les sons semblent rester enfermés entre les parois ovales qui entourent la scène rituelle, est remplacé par un bruit sourd et profond. La division horizontale de la toile opérée par l’artiste intensifie le contraste entre les deux parties. Le positionnement de la scène principale dans la partie haute du tableau contribue à faire paraître les zones d’ombre inférieures encore plus sombres et étendues.

40. Francesco Clemente. Dialogue. The Black Paintings. Life & Death.

Encore une fois le poème de Creeley est caractérisé par une séparation entre une évaluation objective de l’image et l’appropriation de celle-ci par le poète :

‘In the diamond
above earth,
over the vast, inchoate
boiling material
plunging up, cresting
as a forming cup, on the truncated
legs of a man stretched out,
the nub of penis alert,
once again the story’s told.
.
Born very young into a world
already very old
, Zukofky’d said.
I heard the jokes
the men told
down by the river, swimming.
What are you
supposed to do
and how do you learn.
I feel the same way now.’

La première partie se présente sous la forme d’une glose partiellement descriptive, très similaire à celle qui caractérisait « Oh my god… ». La voix lyrique définit avec précision les positions des formes présentes sur la toile en les situant à l’aide d’adverbes de lieu qui, placés au début de chaque vers, forcent le lecteur à suivre le mouvement de l’œil de l’observateur. A chaque forme on assigne une place, tous les éléments sont précisés, de même que l’activité représentée dans le tableau : « once again the story is told ». La structure des vers imite le mouvement décrit : les enjambements fracturent les vers à certains endroits stratégiques, comme pour simuler l’ébullition des feux (« cresting/ as a forming cup ») ou pour rendre perceptible la section anatomique proposée par le peintre (« truncated/ legs »). Ces éléments de précision contrastent avec le chaos du matériel dont la puissance est rendue aussi bien par la juxtaposition d’adjectifs que par les participes présents (« vast, inchoate/ boiling material », « plunging up, cresting »).

Ce contraste semble suggérer une dialectique entre le chaos naturel et la stabilité du langage dont l’apprentissage est retracé dans la deuxième partie du poème. Creeley nous fait partager son retour dans le passé marqué par la célébration de son maître Louis Zukofsky, dont la parole transmise résonne dans les premiers vers et se présente comme l’incarnation de la voix du gourou dépeint par Clemente. Cette citation fait partie du bagage culturel et sentimental du poète qui en fait souvent usage dans ses poèmes et dans ses écrits critiques comme pour célébrer la tradition moderniste qui l’a influencé et dont Zukofsky a été un des représentants principaux. Surtout, lorsqu’il s’agit de faire des bilans de sa vie ou de son travail, Creeley semble vouloir rappeler le rôle fondamental que son prédécesseur a eu dans sa recherche d’une voix expressive personnelle et intime. Dans Goodbye notamment, il écrit :

‘It was Zukofsky’s
born very young into a world
already very old...
The century was well along
when I came in
and now that it’s ending,
I realize it won’t
be long 367 .’

L’utilisation de la citation dans « In the diamond … » semble toutefois vouloir insister sur l’effective performance de la voix du poète plus ancien : par le choix de l’italique Creeley marque la distinction entre la narration qui se déploie dans le poème et les mots de Zukofsky, en essayant de souligner l’aspect oral de l’expression. Nous avons presque l’impression d’entendre l’écho de cette voix, provenant de loin, presque étouffée par les bruits sourds du matériau en ébullition. Comme toute citation toutefois, la phrase n’est qu’une forme de cliché. Elle est, selon la définition de Michel Riffaterre, un « cliché signé » 368 , montrant ainsi comment Creeley est en train de jouer avec le lieu commun proposé par le peintre : celui de la transmission perpétuelle (« once again ») d’un héritage, d’une génération à l’autre 369 . En s’appropriant le lieu commun, le poète reconstruit ainsi une première situation imaginaire où le jeune Creeley, en écoutant la sage voix du maître, est initié à l’art littéraire. En introduisant la citation dans ce contexte, Creeley affirme donc à la fois le rôle de guide de Zukofsky et marque la continuité de la transmission de la parole qui, grâce à lui, sera héritée par les jeunes générations d’écrivains.

L’évocation de la transmission de l’héritage littéraire est suivie par une autre image où le poète retrace les étapes d’une autre initiation, l’initiation à la vie d’adulte, dont les caractéristiques renvoient à une image riche en connotation traditionnelles et pourtant profondément ambiguë. Creeley présente un groupe d’hommes en train de discuter secrètement pendant qu’ils se baignent dans une rivière. Cette image semble renverser le cliché de la tradition littéraire aussi bien orientale qu’occidentale selon laquelle ce sont les femmes qui sont représentées le plus souvent en train d’échanger des mots secrets en prenant leur bain. Creeley semble donc fondre son souvenir de cette tradition avec les détails suggérés par l’image de Clemente, où des formes dont nous ne pouvons pas percevoir le sexe discutent assises sur la section inférieure du corps d’un homme. L’évocation de cette deuxième scène est plus intéressante car Creeley présente à nouveau la dialectique entre le subjectif et le collectif marquée par l’opposition entre le sujet lyrique et les « autres » représentés par les hommes. Dans ce cas, la transmission de l’héritage à lieu de façon moins directe par rapport à la scène précédente : le « I » entend les mots prononcés par les adultes presque involontairement, il semble s’imprégner d’eux secrètement, ce qui contribue à souligner la distance entre leurs mondes et leur difficile réconciliation.

L’intérêt de ce double traitement du motif pictural de la part de Creeley réside avant tout dans l’aperçu que Creeley nous donne de son sentiment d’appartenance à la communauté littéraire. La recherche d’une « compagnie » de la part du poète est ici incarnée par la représentation de la confrérie littéraire en tant que véritable « famille ». Elle représente le lieu où il reconnaît la figure d’un père, d’un initiateur (le gourou Zukofsky) dont la parole est répétée et célébrée et dont l’image est nettement présente dans le souvenir du poète, ce qui n’est pas le cas dans l’évocation de son initiation à l’âge adulte présente dans ces vers. L’image d’un père se dissout ici dans une communauté d’hommes anonymes, dont il ne reconnaît pas les identités et dont il prend soins de se distinguer (« I heard the jokes/ the men told »), ce qui renvoie à l’absence d’une figure paternelle dans l’enfance de Creeley 370 .

Le traitement du motif pictural de la transmission d’un héritage nous intéresse toutefois principalement car Creeley semble l’interpréter comme une métaphore de la nouvelle transmission d’héritage à laquelle il prend part par la collaboration. Devant l’image de Clemente, le poète revit l’expérience de l’initiation, car il reçoit un message visuel et, ce faisant, se charge de le retransmettre à travers le langage 371 . La transmission comportera à la fois une conservation et un renouvellement du message car celui-ci sera répété et réactualisé par la voix de l’élève.

Ainsi, le dernier vers du poème nous confirme cette opposition entre le souvenir du passé et la condition actuelle du poète qui, face à l’image, revit l’expérience de l’acquisition d’un héritage et ressent toute la responsabilité que cet acte implique. Le poème reste donc la réponse finale de Creeley par rapport à l’image : la confirmation du statut de « terrain » et de « suggestion », de base et de point de départ, que toute parole héritée représente pour celui qui la reçoit.

Notes
353.

Les tableaux sont des sérigraphies réalisées en assemblant plusieurs panneaux (2 ou 3 selon le tableau) et en utilisant plusieurs couches de pigment cuivré (métallique ou verdâtre). Leur format est vertical et ils mesurent environs 335 x 182 cm. Le contraste entre le contemporain et l’ancien mis en place par l’utilisation de la technique de la sérigraphie pour la réalisation d’images ancrées dans la culture orientale ancienne est frappant. Il témoigne d’ailleurs d’une caractéristique classique de l’art de Clemente et qui consiste dans la mise en place d’un dialogue constant entre ses modèles (dans ce cas l’art de Andy Warhol et l’art oriental).

354.

Clemente. Entrevue avec Elisabeth Licata (New York, novembre 1998). In Company CD-ROM.

355.

Idem

356.

Clemente. Cité par Gita Mehta. « Unbound ». Clemente.

357.

Clemente. Cité par Francesco Pellizzi. « Rooms ». Clemente.

358.

Clemente. Cité par Raymond Foye. « Madras ». Francesco Clemente: Three Worlds.

359.

Clemente. Cité par Rainer Crone. « “Buon Fresco”: The art of Painting: Colours and Forms ». Fundacion Caja de Pensiones ed. Francesco Clemente: Affreschi.

360.

L’œuvre se présente comme un objet très précieux. Les reproductions des images (des photogravures occupant le côté gauche du livre) alternent avec les poèmes imprimés sur les pages de droite. La couverture est rigide et argentée tandis que le titre est doré et apparaît comme gravé sur la première page de la couverture.

361.

Creeley. Fax envoyé à Leslie Miller le 16 novembre 1993. Copie disponible dans In Company CD-ROM.

362.

Creeley. Fax envoyé à Francesco Clemente le 11 octobre 1993. Copie disponible dans In Company CD-ROM. Penelope est Penelope Creeley, femme de Robert Creeley.

363.

Mourey. « Rythme, schème et règle ». Art, regard, écoute : la perception à l’œuvre. 90.

364.

Ces formules renvoient également à un ensemble d’histoires pour enfants au premier rang desquelles Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault ou l’enfant, s’émerveillant de l’aspect de sa grand-mère malade (en réalité un loup qui, après avoir mangé la grand-mère, prend sa place dans le lit), fait la liste de ses caractéristiques physiques, « grandes jambes », « grandes oreilles », « grands yeux » et « grandes dents ». En postposant les adjectifs (thoughtful, sharp), séparés d’ailleurs des noms par deux enjambements, Creeley insiste sur la visibilité de l’écriture mettant en évidence les qualités de l’image de Clemente.

365.

Creeley. Fax envoyé à Leslie Miller le 16 novembre 1993.

366.

Concept appartenant à l’Hindouisme qui définit le processus à travers lequel l’élève (« sishya ») poursuit la lignée du maître (« guru ») en se faisant porteur, à son tour, de son message. Comme l’explique Jyotindra Jain, ce concept est central dans l’art de Clemente: « The Indian concept of parampara (one permeating the other), a sort of simultaneous and polymorphous transmigration of images, each rooted in its essence but equal in relation to the other, appeals immensely to Clemente, for who one image is as good as another, each having the same expressive power ». Jain. « Amulets and Prayers ». Clemente.

367.

Creeley. « Goodbye ». Life & Death. New Directions, 1998.

368.

Riffaterre. La production du texte. 48.

369.

Tout en étant attribuée à Zukofsky la phrase est en réalité une citation d’une citation, Zukofsky l’ayant empruntée au musicien français Erik Satie. Ce dernier, dans son « Projet pour un buste dédié à M. Erik Satie (peint par lui-même) », (une esquisse d’un autoportrait réalisée par le musicien lui-même), écrit : « Je suis venu au monde très jeune dans une monde très vieux ». Creeley est d’ailleurs conscient de cette transmission d’héritage du musicien au poète comme il l’écrit dans « A Note » (A Quick Graph. 139). L’intérêt de Creeley pour les lieux communs sera traité de façon plus exhaustive dans la troisième partie de notre texte.

370.

Le père de Robert Creeley est décédé en 1932, lorsque il avait quatre ans. Souvent l’écrivain parle de cette perte comme un des deux moments qui ont le plus marqué son enfance et par la suite sa vie adulte, l’autre étant la perte de son œil gauche suite à un accident. Pour d’autres informations voir la biographie de Creeley : Thom Clark. Robert Creeley and the Genius of the American Commonplace. New York: New Directions, 1993.

371.

Lorsque l’on parle de transmission à l’aide d’un autre langage l’on implique, au niveau cognitif, un processus de recodage. Celui-ci est le produit du rapport établi entre Creeley et l’image. Il ne faut pas oublier toutefois que ses collaborations impliquent toujours un dialogue avec l’artiste, et c’est pour cela d’ailleurs qu’elles peuvent être définies comme telles. A ce propos voir le chapitre D1, partie I, où l’on propose un modèle des collaborations de Creeley essayant de mettre en valeurs tous les processus inhérents à son activité collaborative.