D : La Collaboration : un « ménage à quatre » ?

L’analyse de la position de Creeley par rapport à la tradition de l’ekphrasis a mis en évidence une ambivalence du poète par rapport à la description ekphrastique : d’une part il aspire à un rapprochement des deux langages expressifs impliqués dans la collaboration (attitude correspondante à la formule d’« espoir ekphrastique » que nous avons empruntée à W.J.T. Mitchell), d’autre part il refuse une écriture soumise au visuel par l’acte descriptif. Or, selon la théorie développée par Mitchell, l’ambivalence par rapport à la pratique ekphrastique se fonde sur une ambivalence par rapport à « l’autre » :

‘The ambivalence about ekphrasis, then, is grounded in our ambivalence about other people, regarded as subjects and objects in the field of verbal and visual representation. Ekphrastic hope and fear express our anxieties about merging with others 405 .’

Cette ambivalence est évidente dans l’organisation physique des œuvres collaboratives de Creeley où, comme nous l’avons vu, le visuel et le verbal, tout en partageant l’espace du livre, occupent chacun leur page, se regardant mais ne se touchant jamais. Une caractéristique que d’une part nous avons interprétée comme la conséquence du respect, de la part du poète, de l’espace de l’autre, mais qui, d’autre part, peut être vue également comme le reflet du dialogue « à distance » caractérisant la plupart de ses collaborations. Nous ne pouvons pas toutefois ignorer la présence possible, chez le poète, d’une sorte d’inquiétude, mêlée au désir opposé d’ouvrir son espace à son collaborateur. Le désir d’union semble alors être accompagné par une crainte de déstabilisation, ce qui d’ailleurs semblait être évoqué par la dialectique je-autres incarnée par le rapport unité-système numéral dans Numbers. C’est comme si la volonté de Creeley de « voir autrement » était constamment minée par la crainte de faire face à une vision partielle et faussée. La vulnérabilité du poète alors, même lorsqu’il est au sommet de sa carrière, libéré des angoisses de la réussite et de l’acceptation publique, semble émerger à nouveau à la surface, venant d’une part nourrir, d’autre part affaiblir, son besoin de l’autre.

L’objet ekphrastique, selon le point de vue de Mitchell, séduit et terrifie à la fois car il est le lieu de rencontre avec « l’autre ». A partir de ce principe, nous pouvons reconsidérer les trois catégories dans lesquelles nous avons classé les collaborations de Creeley (collaborations « in praesentia », « à distance » et « in absentia ») en essayant de développer un modèle formel de « la collaboration » de Creeley de façon à dévoiler comment cette ambivalence, reproduite par ailleurs par la dialectique distance-proximité dans son rapport avec l’image, se reflète dans sa pratique collaborative. Selon le modèle de Mitchell, la représentation verbale d’une image impliquerait une sorte de « ménage à trois » : « The ekphrastic poet typically stands in a middle position between the object described or addressed and a listening subject who (if ekphrastic hope is fulfilled) will be made to “see” the object through the medium of the poet’s voice » 406 . Le désir du poète par rapport à l’objet ekphrastique se traduit alors par un don qu’il fait au lecteur sous la forme du poème 407 .

‘Ekphrasis is stationed between two “othernesses,” and two forms of (apparently) impossible translation and exchange: (1) the conversion of the visual representation into a verbal representation, either by description or ventriloquism; (2) the reconversion of the verbal representation back into the visual object in the reception of the reader. The “working through” of ekphrasis and the other, then, is more like a triangular relationship than a binary one; its social structure cannot be grasped fully as a phenomenological encounter of subject and object, but must be pictured as a ménage à trois in which the relations of self and other, text and image, are triply inscribed. If ekphrasis typically expresses a desire for a visual object (whether to possess or to praise), it is also typically an offering of this expression as a gift to the reader 408 .’

Au niveau cognitif donc, toute ekphrasis impliquerait une opération de recodage par laquelle l’écrivain traduit d’un système sémiotique à un autre : les lignes deviennent des lettres, les formes se « trans-forment » en mots. Nous sommes face à ce que Roman Jakobson appelle une « traduction intersémiotique » 409 , une forme de conversion qui n’est donc pas tout à fait passive comme le craint Creeley, mais qui intègre l’effet produit par l’objet sur l’observateur tout comme la « re-vision » par ce dernier du matériel qu’il traduit. Le poète, agissant dans la collaboration en tant que spectateur de l’œuvre d’art, en fait d’ailleurs l’expérience. Ce modèle tripolaire ou « ternaire » serait ainsi caractéristique de cette catégorie de situations « in absentia » que nous avons évoquées précédemment et dont nous avons néanmoins affirmé l’inexistence dans la pratique collaborative de Creeley. Dans ses collaborations l’artiste est toujours présent, même indirectement, et prêt à engager une discussion avec le poète. De plus l’objet d’art lui-même est visible, ce qui n’est pas le cas dans la création ekphrastique où l’on parle d’un objet généralement absent (dont le pouvoir agit à distance) que l’on essaye de rendre « visible » par les mots. « Unlike the encounters of verbal and visual representation in “mixed arts” such as illustrated books, slide lectures, theatrical presentations, films, and shaped poetry », explique Mitchell, « the ekphrastic encounter in language is purely figurative. The image, the space of reference, projection, or formal patterning, cannot literally come into view » 410 .

Ces écarts entre la tradition ekphrastique et la pratique collaborative de Creeley tout comme la connaissance du refus, de la part du poète, de l’activité descriptive implicite dans cette tradition, ne nous empêchent pas néanmoins de remarquer des traces d’opérations ekphrastiques à l’intérieur de ses œuvres collaboratives 411 . L’intérêt qu’il dévoile pour la pragmatique de l’image et pour son pouvoir d’agir sur lui en tant qu’observateur le stimulant à la création (dans son cas l’action de l’image est directe car l’objet d’art est effectivement présent devant lui) en sont des signes, de même que son « espoir ekphrastique » de rapprocher les mots des qualités de l’œuvre plastique et sa « crainte ekphrastique » d’une éventuelle coïncidence entre les deux langages produite par ce rapprochement 412 . Il y a donc bien du recodage dans son activité produite à partir de l’œuvre d’art, même s’il ne représente pas la seule opération caractérisant l’activité collaborative du poète. Si l’on considère notamment la catégorie des collaborations « in praesentia », nous ne pouvons pas parler de traduction directe d’un système de signes à un autre car cela impliquerait une réponse par rapport à un objet (langagier ou visuel) déjà présent 413 . On doit au contraire faire référence, dans ce cas, à l’activité dialogique car l’objet d’art est le produit de l’action combinée du poète et de l’artiste. Ceux-ci, comme deux individus venus de deux mondes différents, parlent chacun sa langue tout en connaissant la langue parlée par l’autre. Le résultat est forcement étonnant (il produit ce « vertige » dont parle Peyré à propos du livre de dialogue) car à travers cet exercice compliqué et pourtant ludique qui consiste à parler deux langues tout en se comprenant, les collaborateurs créent un objet d’art « simultanément bilingue » où chaque langue est présente tout en restant distincte de l’autre. L’objet d’art produit par une telle collaboration incarne ainsi l’impossible : il reflète une scission à l’intérieur même d’une union. C’est un objet rare qui porte les traces évidentes du dialogue liminal qui le produit, avec tous ses non-sens et ses possibles détournements de sens. Il témoigne ainsi, par sa seule présence, de la possible coexistence de deux codes dans le même espace ou volume 414 .

Si la représentation de la situation sociale caractérisant l’activité ekphrastique était de nature ternaire (intéressant l’objet d’art, le poète et le spectateur), dans les collaborations « in praesentia » nous assistons à la réapparition de l’artiste (présent, tout comme le poète, pendant le dialogue), et à la disparition de l’objet d’art en tant qu’élément préexistant à l’acte créatif du poète. Les collaborateurs se trouvent ainsi sur un même axe au-delà duquel le spectateur établit une relation directe avec l’œuvre collaborative, et indirecte avec l’artiste et le poète. Ceux-ci sont en effet représentés par l’œuvre obtenue par une synthèse de leurs deux langages et à travers laquelle le spectateur peut accéder à leurs mondes respectifs.

En ce qui concerne les collaborations « à distance », nous avons vu qu’elles se distinguent en deux groupes dont celui caractérisé par le rapport image-texte est le plus riche en exemples. Les collaborations appartenant à ce groupe combinent deux types de dialogue : le dialogue effectif entre les collaborateurs, caractéristique des collaborations « in praesentia », et le dialogue entre l’objet et le poète typique de la tradition ekphrastique. Creeley alterne sa réponse à l’image/sculpture/photo et son dialogue avec l’artiste qui constitue ainsi une « présence indirecte », apparaissant et disparaissant alternativement, parfois laissant le poète face à face avec l’œuvre d’art. Sa « collaboration » est alors le produit d’une association du « ménage à trois » ekphrastique et de la structure dialogique des collaborations « in praesentia » : réponse (recodage) et échange (dialogue) ont lieu simultanément. La présence de ces deux modèles dans son travail collaboratif est d’ailleurs partiellement confirmée par Creeley qui, donnant une définition de sa pratique collaborative, semble pourtant les voir comme indépendants l’un de l’autre :

‘I think of collaboration in this instance as a “reading”, one way or the other, and sometimes both, of the work, the artist’s of mine, mine of the artist’s […] It proves in that way a company, it’s an empathetic gesture – not a criticism or judgment. Now and again it is a mutual act – the work I did with Cletus Johnson was such, for example. But mostly it’s A response to B or vice versa 415 .’

Ce « geste de compréhension » fondant la collaboration, explique Creeley, peut parfois assumer la forme d’un acte commun comme dans le cas de Theaters (« Now and again it is a mutual act – the work I did with Cletus Johnson was such »), mais le plus souvent il semble être le produit d’une réponse d’un artiste par rapport au travail de l’autre et vice versa (« But mostly it’s A response to B or vice versa »). Ce qui nous intéresse dans ce paragraphe est la contradiction inhérente à la pensée de Creeley qui parle de « lecture » du travail de l’autre et, en même temps, refuse tout jugement critique. L’acte de lecture implique toutefois une évaluation critique du matériel lu (ou vu), ce qui est également confirmé par l’idée de « compréhension du travail de l’autre » inhérente dans la conception de collaboration développée par Creeley. Toute interprétation volontaire est pourtant refusée par l’écrivain qui, dans ses collaborations, combine réponse au visuel et dialogue avec l’artiste.

A partir d’une situation tripolaire (celle du « ménage à trois » ekphrastique élaborée par Mitchell) nous pouvons développer alors une structure « quaternaire » que nous pourrions qualifier de « ménage à quatre » car l’action de l’artiste vient affecter le rapport entre le poète et l’objet d’art. L’artiste et le poète ne se trouvent donc pas dans la même situation de correspondance et de voisinage caractéristique des collaborations « in praesentia ». Néanmoins, entre eux s’établit un rapport qui, même s’il est indirect, contribue à distinguer ce modèle du plan tripolaire ekphrastique élaboré par Mitchell. Dans les collaborations « à distance » (image-texte) la relation entre l’artiste et le spectateur se révèle ainsi être moins directe par rapport à celle que le spectateur entretient respectivement avec l’œuvre d’art collaborative et avec le poète car, lorsque la création suit une direction qui va de l’image au texte, le poète joue le rôle de médiateur entre l’artiste et le spectateur. A l’inverse, dans les cas où la création a lieu à partir d’un objet linguistique, le rapport entre l’écrivain et le spectateur/lecteur sera en partie négocié par l’artiste 416 . En tout cas, l’œuvre d’art, à la différence des collaborations « in praesentia », sera le produit d’une addition de deux objets artistiques (objet d’art et objet littéraire/poétique) plutôt que d’une synthèse de deux langages. Le poème, s’ajoutant à l’objet d’art préexistant, vient former une œuvre nouvelle qui, à travers son aspect matériel, valorise le dialogue qui l’a engendrée.

La structure des collaborations des Creeley met ainsi en évidence l’activité de l’éditeur. Son rôle est en effet fondamental car il contribue à mettre en valeur un échange qui, tout en étant présent et actif, n’est pas aussi manifeste que dans les collaborations « in praesentia » pures, où les deux langages fusionnent. Interagissant avec les collaborateurs, l’éditeur agit ainsi en tant que « promoteur d’une idée » : comme Hank Hine le souligne, il permet à un projet souvent théorique de se concrétiser effectivement 417 . Son rôle peut être plus ou moins actif : il peut simplement se consacrer à la réalisation du projet des artistes, ou jouer le rôle de « troisième homme » gérant effectivement le processus collaboratif et lui faisant suivre une direction déterminée. C’est le cas du travail effectué par Lise Hoshour, éditeur de 7 & 6, œuvre collaborative extrêmement soignée, caractérisée par l’association de reproductions de tableaux et sculptures de l’artiste Robert Therrien avec des poèmes de Robert Creeley et de la prose de Michel Butor 418 . Comme en témoigne la correspondance entretenue par l’éditeur et les trois collaborateurs, Hoshour agit d’une part en tant qu’intermédiaire, mettant en contact les artistes et les informant chacun des désirs des autres, d’autre part en tant que collaboratrice à part entière, partageant sa conception du projet avec ses partenaires. Cette lettre adressée à Creeley quelques mois après le début de la collaboration témoigne du double rôle de l’éditeur :

‘You must know that Robert Therrien has become extremely involved with your texts and Butor’s. He seems to have studied them as hard as I have and has come to some tentative conclusions at this point […] We are thinking of placing everything in a box-like situation with a cover or slipcover done by Therrien and possibly you and Michel…’ ‘If you could only see and hear the extraordinary response you and Michel are getting from Therrien, you would be as gratified and delighted as I am… 419

Hoshour confirme ainsi le rôle actif qui peut être joué par l’éditeur lors de la réalisation des projets collaboratifs où la conception de l’œuvre constitue un processus aussi important que la création artistique elle-même : la fabrication du livre est un prolongement de la création. Son travail, tout comme celui de Jonathan Williams, William Katz ou Hank Hine, éditeurs respectivement de The Immoral Proposition, Numbers et Presences, et Parts, met en évidence la relation directe existant entre le concepteur de l’œuvre et l’œuvre elle-même : l’éditeur occupe une position intermédiaire entre les collaborateurs et le produit final de la collaboration. Son rôle est effectivement de permettre aux deux objets (artistique et poétique) de dialoguer dans le livre de façon à refléter le dialogue existant entre les collaborateurs. C’est d’ailleurs ce que raconte Hine à propos de Parts :

‘It appeared to me the image and the poem should each have its isolated space where the distance of the studios would be evident, and each element could resonate without the presumption of equivalence, as in fact, the images have been amended in response to the poem, itself a response to the first proof 420 .’

Son expérience est donc triple : il ne connaît pas uniquement les deux langages engagés dans la collaboration mais sait également les mettre en relation, les faire parler dans le même espace, tout en permettant à chacun de garder son unicité. « The job is to bring them together in a manner of physical production that complements their relationship » 421 , explique encore Hine. L’éditeur, mettant en valeur ce dialogue, participe à la fois au processus de découverte caractérisant la collaboration du poète et de l’artiste : « In the role of publisher, one learns about each participant from the perspective of the other » 422 . Traducteur de la nature de l’échange entre les collaborateurs et chargé de l’accomplissement du travail, l’éditeur occupe alors une place privilégiée dans le système collaboratif de Creeley car, tout en étant en relation directe avec les artistes, il est certainement le plus proche du produit de leur collaboration. Son rôle est ainsi complexe car tout en étant spectateur, il est également collaborateur (il s’intéresse au rapport texte-image dans le livre tout comme au dialogue entre les collaborateurs dont il influence le rythme) et éditeur. Regardant l’œuvre de près, assistant à sa naissance et à son développement, l’éditeur ne peut pourtant jamais se l’approprier complètement : au moment de son exposition il se met en retrait afin que la famille collaborative constituée par l’artiste, le poète et l’œuvre puisse être célébrée. Dans ces collaborations il est ainsi présent, à côté d’eux, mais avec discrétion :

‘On voit à quel point le rôle de l’éditeur est délicat, presque impossible à tenir, puisqu’il exige de celui qui l’endosse qu’il sache être suffisamment discret de manière à permettre à la rencontre entre le poète et l’artiste d’aller jusqu’au bout d’elle-même […] ; malgré cela, dans le même temps, tout éditeur est tenté de tirer à lui cette rencontre. Légitimement, il souhaite en effet créer un lieu, donner corps à une expression inattendue 423 .’

Nous avons pu remarquer comment Creeley essaie souvent de s’approprier ce rôle en agissant en tant que concepteur actif de l’œuvre. Tout comme Mallarmé, lui aussi extrêmement engagé dans la pratique collaborative, il sait que la fabrication du livre n’est que « le dernier temps de la création et non pas la première étape de la lecture » 424 . Le dialogue avec l’éditeur est parfois aussi intense que celui engagé avec son collaborateur, ce qui nous dévoile comment toute collaboration n’est en effet que le produit de plusieurs « collaborations ». Les artistes collaborent ensemble tout comme l’éditeur collabore avec eux, ou avec chacun d’entre eux séparément. Mais l’éditeur peut également collaborer avec un autre éditeur et donc complexifier encore plus le modèle collaboratif. 7 & 6 notamment nous dévoile la présence d’une collaboration dans la collaboration car, à la fin du volume nous lisons, parmi les indications concernant l’œuvre, que « le design a été le produit d’une collaboration entre Robert Therrien, Lise Hoshour et Eleanor Caponegro ». La collaboration se révèle ainsi pour ce qu’elle est : une activité polymorphe, constituée par plusieurs processus de recodage, produite par plusieurs « dialogues » et engageant plusieurs « acteurs ».

La prévalence, dans l’activité de Creeley, des collaborations « quadripolaires » où l’on combine le « ménage à trois » ekphrastique avec l’échange dialogique nous confirmerait l’ambivalence de Creeley par rapport à l’autre : il semble hésiter entre le rapprochement et l’éloignement, le partage et la division. Si nous avons vu, toutefois, que la distance avec son collaborateur est due surtout à des raisons d’ordre pratique dépendantes de l’éloignement, il est également vrai que dans le système collaboratif de l’écrivain, l’autre assume plusieurs formes. Il est d’une part « sujet », représenté par l’artiste, (autre créateur), par le spectateur (autre récepteur) et par l’éditeur (autre créateur/récepteur) ; d’autre part il est « objet », incarné par l’objet ekphrastique (autre de soi). C’est surtout ce dernier qui fascine, et à la fois inquiète, le poète 425 . Tout en étant désireux de se laisser provoquer par l’image, Creeley, gardant une certaine distance du visuel, confirme sa fragilité qui est plus de nature physique qu’intellectuelle : l’image, simulant le regard, remet en question notre propre capacité et notre habitude de voir. C’est à ce niveau que la collaboration peut être vue comme une forme de défi que l’écrivain se lance à lui-même. A ce propos Yau écrit: « Collaboration becomes for Creeley a way to constantly challenge himself, to consciously face the limits of what he has already done, in order to extend beyond them in some way » 426 . Il nous semble en effet que le désir de Creeley de défier ses capacités perceptives, et sa capacité de voir tout court, soit spécifique de la collaboration du poète. Ceci rend inévitablement instable son rapport avec l’objet d’art vu à la fois comme un terrain de découverte et comme un lieu d’égarement 427 .

Au-delà de ces ambivalences, à travers la collaboration Creeley exalte l’activité de tous les « autres » impliqués dans l’activité collaborative : l’objet d’art agit « sur » lui, l’artiste agit « avec » lui, et le spectateur participe au processus collaboratif par son rôle principal de récepteur du travail. Le spectateur représente d’ailleurs l’élément constant des trois structures analysées : dans le système ekphrastique, dans le modèle dialogique tout comme dans les collaborations « à distance » il joue un rôle essentiel. Il est à considérer comme un autre collaborateur dont l’activité est primordiale car il est supposé renouer les fils des rapports existants entre l’artiste, le poète et l’œuvre d’art collaborative. D’autre part, comme le souligne Mitchell, le spectateur opère une deuxième forme de recodage car lisant le poème réalisé par Creeley à partir d’une image (poème produit donc partiellement d’une traduction d’un système sémiotique en un autre), il reconvertit les signes verbaux en signes visuels. Ce rôle principal joué par le spectateur/lecteur face à l’œuvre collaborative est exalté par Creeley qui, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, lui laisse beaucoup de place dans ses œuvres collaboratives pour l’évolution et l’accomplissement de son activité.

Notes
405.

Mitchell. « Ekphrasis and the Other ». Picture Theory. 163.

406.

Ibid. 164.

407.

A propos de ce « don », Mitchell souligne comment les idylles grecques représentent parfaitement la situation ekphrastique car dans ce cas il s’agit bien d’un échange de dons entre deux pasteurs. « The fullest poetic representation of the ekphrastic triangle is probably to be found in the Greek pastoral or, to use Theocritus’s term, “idylls” (“little pictures”) », explique Mitchell. « These poems often present singing contests between male shepherds who regale each other with lyric descriptions of beautiful artefacts and women and who exchange material gifts as well ». Idem.

408.

Idem. La position de Mitchell est intéressante car elle permet de mettre en évidence le rôle actif du lecteur d’une œuvre collaborative, ce qui coïncide avec le désir de Creeley de le faire participer activement au processus de construction du sens de l’œuvre. Néanmoins, il nous semble que tout en étant important, ce rôle du lecteur ne soit pas comparable à celui des parties activement impliquées dans l’activité ekphrastique (objet d’art et poète) ou dans l’activité collaborative (artiste, objet d’art, poète). La position de Mitchell semble ainsi être à mi-chemin entre une conception du poète en tant que médiateur du rapport entre l’objet ekphrastique et le lecteur, et une situation triangulaire où chaque partie joue un rôle d’importance équivalente.

409.

Jakobson. « Aspects linguistiques de la traduction ». Essais de linguistique générale. 79.

410.

Mitchell. Picture Theory. 157-158.

411.

Voir Clemente’s Paintings et Conversion to Her, analysés dans le chapitre C1, partie I.

412.

A propos de Presences et Theaters nous avons remarqué la tendance de Creeley à céder à ces deux moments de la fascination ekphrastique. Alors, nous avons mis en évidence ce que nous avons défini comme sa « conscience ekphrastique », consistant dans son désir d’opérer une négociation entre le rapprochement des deux langages et l’exigence de pouvoir toujours mettre en valeur leurs propriétés spécifiques. Voir le chapitre C2, partie I.

413.

Il y a bien évidemment une forme de recodage lorsque les deux artistes dialoguent utilisant chacun son langage et essayant au même temps de se rapporter à celui de l’autre, de le comprendre pour ensuite le restituer. Toutefois il n’y a pas de traduction « directe » produite par la présence initiale de l’un des deux objets (l’objet poétique et l’objet artistique).

414.

Parmi les collaborations de Creeley qui reflètent un tel travail figure, nous l’avons vu, Theaters, réalisé avec Cletus Johnson. Nous avons eu l’occasion de souligner le statut « impur » de cette collaboration « in praesentia » à cause de la distance caractérisant le dialogue entre les collaborateurs. Néanmoins, le résultat du travail collaboratif est bien une œuvre caractérisée par la fusion des deux langages et réalisée par le travail commun des collaborateurs. Le fait que seule cette collaboration parmi les nombreux projets collaboratifs du poète puisse être effectivement considérée comme l’exemple le plus proche de la catégorie des collaborations « in praesentia » confirme l’extrême singularité de ce genre de collaboration.

415.

Creeley. Répondant à des questions d’internautes sur le site web <www.smartishpace.com>.

416.

A ce propos voir les collaborations réalisées respectivement avec R.B. Kitaj et Jim Dine (A Day Book et Mabel).

417.

Hine. « On the Publisher’s Role ». In Company. 83.

418.

7 & 6. Hoshour Gallery: Albuquerque. 1988. La collaboration est disponible en Annexe II.

419.

Hoshour. Lettre à Creeley du 18 février 1987. In Company CD-ROM.

420.

Hine. « On the Publisher’s Role ». In Company. 85-86.

421.

Ibid. 86.

422.

Ibid. 83.

423.

Peyré. 77.

424.

Peyré. 100. Parmi les collaborations de Stéphane Mallarmé nous rappelons Le Corbeau (1875) réalisée avec Edgar Allan Poe et Édouard Manet.

425.

Mitchell, en citant Joshua Scodel, souligne comment l’objet ekphrastique, fonctionnant en tant qu’objet du désir du poète, peut être vu comme métaphore du féminin. A propos de la tradition de l’idylle grecque, Scodel affirme : « The art objects used as gifts or prizes may be read as the rewards poets should receive for their productions-honor, fame, money, etc. – and the ekphrastic description asserts poetry’s worth by showing that poetry can indeed capture in and receive such valuable things. But the ekphrastic objects are normally treated as compensatory substitutes for the unfulfilled desire for a female Other … the ekphrastic object register both the woman that the poet cannot capture in poetry and the possibility of another, beneficent relationship between a poet and his male audience ». Mitchell explique qu’il ne veut pas affirmer que « le triangle exphrastique place invariablement un objet féminisé entre des hommes » (165) et souligne comment « le traitement de l’image ekphrastique en tant qu’autre féminin est un lieu commun du genre de l’ekphrasis » (168). En tout cas le rapport ambivalent de Creeley avec l’objet ekphrastique acquiert une autre dimension lorsque l’on prend en compte cette caractéristique de la tradition ekphrastique. L’objet ekphrastique mettant à l’épreuve la capacité visuelle de l’écrivain lui demande une reconsidération de son pouvoir physique de la même façon que son rapport avec les femmes semble lui demander d’affirmer constamment sa masculinité, ce qui est évident dans certains passages de A Day Book ou dans des poèmes tels que « The Lover » (Collected Poems. 135.) A ce propos voir l’article de Michael Davidson « From Margin to Mainstream: Post-war Poetry and the Politics of Containment ». American Literary History 10.2 Summer 1998: 266-290.

426.

Yau. In Company. 48.

427.

Nous traiterons de ce rôle central de la vue dans l’activité collaborative de Creeley dans la partie consacrée à « The Eye ».