1) « An active participant » : le rôle du lecteur

En tant que récepteurs des œuvres de Robert Creeley, qu’elles soient collaboratives ou non, nous faisons l’expérience d’une constante sollicitation de la part de l’auteur : par ses changements de sens, ses blancs, ses interrogations et parfois ses incohérences, l’écriture fait appel à une constante prise de position du lecteur, elle exige qu’il mesure sa place par rapport au discours de l’auteur et, lorsqu’il s’agit de collaborations, qu’il prenne une position par rapport au message visuel de l’artiste. Jeffrey Twitchell-Waas, à propos d’un paragraphe extrait de Presences, collaboration réalisée par Creeley avec Marisol Escobar, écrit: « Most striking about the above is its very unpredictability where the writing in process appears to suggest various oblique tangents, in which we are left with the unnerving task of situating ourselves, attempting to find measures on the run to maintain our bearings » 428 . Le but de l’écrivain toutefois, n’est pas de frustrer le lecteur, bien au contraire. Suivant parfois à la lettre les enseignements d’Ezra Pound délivrés dans The ABC of Reading, Creeley est tout à fait conscient du pouvoir dynamisant de la juxtaposition d’éléments parfois incongrus sur l’esprit du lecteur. Ses œuvres, et principalement ses collaborations, sont des réservoirs de stimuli actifs pour les lecteurs qui ont ainsi l’occasion d’acquérir une nouvelle vision du monde : la recherche d’une nouvelle perspective sur les choses étant une des priorités de l’activité artistique de Creeley, il vise à produire, chez son lecteur, la même prise de conscience, lui faisant faire l’expérience de la jouissance que lui-même ressent lorsqu’il agit en tant que spectateur de l’œuvre de ses collaborateurs.

La structure même des poèmes témoigne du désir de contact de Creeley avec son lecteur. En effet, ces poèmes se présentent souvent sous la forme d’une adresse à l’autre :

‘A number of Robert Creeley’s poems, certainly most of the best, are in form of addresses to another being. They differ from the absolute subjective outcry addressed to no-one in particular or the universe in general (lyric) and from statement attributed as if objective to various persons addressing one another (drama) 429 .’

Même si la présence de pronoms de la deuxième personne et l’utilisation d’un ton familier sont parfois des camouflages par lesquels Creeley cache des tournures intellectuelles plutôt complexes, ces éléments ont néanmoins le pouvoir majeur d’établir un lien direct avec le lecteur le faisant sentir directement impliqué. Dans « The Skull » 430 notamment, un des poèmes réalisés en collaboration avec le peintre Francesco Clemente, Creeley, après avoir donné la parole à la tête de mort peinte par l’artiste, se tourne vers le lecteur lui adressant un ensemble de conseils sous la forme impérative :

‘“Come closer. Now there is nothing left
either inside or out to gainsay death,”
the skull that keeps its secrets saith.
The ways one went, the forms that were
empty as wind and yet they stirred
the heart to its passion, all is passed over.
Lighten the load. Close the eyes.
Let the mind loosen, the body die,
the bird fly off to the opening sky.’

L’implication, Creeley le sait bien, stimule la recherche de sens fondamentale pour pénétrer le deuxième niveau, plus conceptuel, de ses œuvres. Encouragé par la nature immédiate de ces vers, exaltée par ailleurs par la régularité de la rime, le lecteur sera ainsi poussé vers la recherche des rapports reliant les vers à l’image. Il découvrira alors, comment l’auteur, tout en la proposant sous une forme de « comptine », est en train de développer une réflexion concernant le rapport entre la vision occidentale et orientale de la mort, ce qui est confirmé par l’image de transmigration suggérée dans le dernier vers. Il n’est pas étonnant, d’autre part, que « The Skull » soit issu d’une collaboration : dans ses poèmes écrits à partir d’une image, Creeley semble effectivement intensifier ses adresses aux lecteurs, les invitant à prendre part à la collaboration en établissant des liens entre les parties impliquées, notamment l’artiste, le poète et l’objet d’art tout comme en dévoilant le fonctionnement du rapport texte-image.

Dans des poèmes tels que « Matisse Flowers and Vase » ou « Lemons (Pear Appears) », réalisés en collaboration avec le peintre Donald Sultan, Creeley fait ainsi appel directement à l’aptitude du lecteur à comprendre les jeux visuels produits par l’artiste 431 . Il ne veut pas décrire l’œuvre d’art mais indiquer comment elle doit être regardée, confirmant ainsi sa conscience de la difficulté réceptive d’une œuvre collaborative. Il est nécessaire en effet de se questionner d’une part sur la spécificité des œuvres collaboratives de Creeley par rapport aux œuvres mixtes produites par une association de deux langages différents, d’autre part de se concentrer sur le rôle du récepteur de ses collaborations en essayant de comprendre son activité.

En ce qui concerne la spécificité de l’œuvre collaborative de Creeley, il nous semble qu’elle consiste dans le fait qu’elle affiche l’existence d’un rapport entre les deux langages impliqués sans pourtant l’articuler jusqu’au bout. En plaçant le texte et l’image l’un à côté de l’autre sur deux pages, on indique l’existence d’un rapport entre eux, on crée un effet de miroir et on met en valeur leur possible coïncidence, mais on laisse le lecteur libre de la découvrir : le lecteur/spectateur doit ainsi remplir le blanc entre les deux représentations (un blanc physiquement visible dans le livre) par l’articulation de leur rapport. Dans les œuvres mixtes au contraire, l’articulation du rapport entre les langages est produite par le créateur-même de l’œuvre de sorte que le rôle du récepteur, tout en restant actif, est moins consciemment participatif.

En ce qui concerne le rôle spécifique du récepteur des collaborations de Creeley, nous avons vu que la plupart de ses collaborations sont des collaborations « à distance » où l’éloignement physique des collaborateurs est reflété par le rapport entre le texte et l’image dans le livre. Comme l’explique Anne Moeglin-Delcroix, la lecture « demande certes réflexion, mais [elle] n’est pas un acte exclusivement intellectuel : la compréhension passe inséparablement par les mouvements du corps (des mains et des yeux) et de l’esprit du lecteur tels que la mise en livre les induit » 432 . Or, occupant chacun une page différente (étant parfois placés sur deux pages correspondantes, d’autres fois sur deux pages successives) le texte et l’image demandent au lecteur d’opérer un choix du langage par lequel il souhaite accéder à la dimension du livre. Dans la plupart des cas, la détermination de l’œuvre visuelle (sa dimension iconique) 433 attire l’attention du récepteur qui commence sa « lecture » à partir de l’image. Toutefois, elle n’apporte pas uniquement des informations de l’ordre du visible. Comme le souligne Winfried Fluck, l’expérience esthétique de l’image est caractérisée par une combinaison du visible et de l’invisible : « In comparison with literary representation, pictorial representation may appear determinate, but this apparent determinacy is deceptive […] We make sense of a picture by mentally linking the visible and the invisible » 434 . Face à une œuvre collaborative de Creeley, le lecteur, essayant d’articuler les éléments invisibles caractéristiques de l’image, se tourne alors vers le texte afin d’y trouver l’expression de leur articulation. Mais le texte, tout en établissant un lien avec les éléments visibles de l’image, fait à son tour appel à l’invisible car par son indétermination il demande au lecteur de construire une deuxième « narration » à l’aide de son imagination :

‘By representing reality in a fictional mode, the literary text restructures reality so that certain elements are bracketed and others foregrounded. This act is repeated by the recipient in the act of reception. In this reception, the recipient produces a second narrative that constitutes, in fact, a second text 435 .’

La lecture du texte pousse ainsi le récepteur de l’œuvre collaborative à se tourner à nouveau vers l’image, où il cherche une éventuelle correspondance concrète des éléments invisibles produits par le travail de son imagination à partir de l’indétermination du texte. Ainsi, en passant de l’image au texte successivement, le récepteur construit son propre discours qui sera le produit de la superposition du texte et de l’image : l’aller-retour constant de l’un à l’autre produit à un certain point une superposition de deux « objets » (littéraire et visuel) et c’est à partir de cet objet « tridimensionnel » (formé par la dimension du texte, celle de l’image et celle qui résulte de leur association) que le récepteur produit enfin une troisième « narration » qui constitue sa réponse personnelle à l’œuvre collaborative.

Dans ce cas le récepteur n’est ni un lecteur ni un spectateur : il est les deux à la fois. De la même façon que l’œuvre collaborative, étant le produit de l’union de deux langages distincts et pourtant en relation, constitue un « objet nouveau » et indépendant, le récepteur d’une collaboration constitue une catégorie autonome que l’on pourrait qualifier de « spectalecteur », un individu capable d’intégrer sa capacité d’observateur à son habileté de lecteur. Le spectalecteur doit faire preuve d’une « double compétence » 436  : d’une part, en étant lecteur, il doit être capable de lire un texte et de réactualiser son contenu à l’aide de son imagination ; d’autre part, en étant spectateur d’une œuvre figurative, il doit être capable de saisir les relations entre les formes peintes ou photographiées, étape nécessaire pour la production d’une expérience esthétique. « The object becomes an aesthetic object when the observer sees the single aspects in relation to one another », souligne encore Fluck. « For this […] observer, the single parts cohere and form an image which provides the basis for an aesthetic experience » 437 .

Les collaborations de Creeley semblent donc vouloir stimuler cette prise de conscience de la complexité de l’acte réceptif nécessaire afin que tout spectateur ou lecteur puisse devenir un spectalecteur. L’écrivain opère sur deux niveaux. D’une part, il se concentre sur l’attention de son lecteur, essayant de dévoiler la complexité de l’activité perceptive (où visible et invisible fusionnent) et la nécessité de prendre conscience de la responsabilité implicite à l’acte de « regarder ». D’autre part, il travaille la structure de ses œuvres collaboratives et le rapport texte-image. En ce qui concerne le premier niveau, Creeley souligne comment l’aptitude à répondre correctement, c’est-à-dire activement, à un stimulus dépend strictement de l’état sensoriel du récepteur : « responsability is to keep the ability to respond » 438 , affirme-t-il en citant Robert Duncan. En véritable pédagogue, le poète n’essaye pas alors de transmettre à son lecteur des notions mais d’aiguiser ses perceptions faisant ainsi écho à ce cri poundien si souvent cité dans les écrits théoriques et dans les entrevues de Creeley : « Damn your taste. I want if possible to sharpen your perceptions, after which your taste can take care of itself » 439 . Le poète veut apprendre à son lecteur à vivre en « regardant » et non pas uniquement en « voyant », un passage qui est fondamental pour la production d’une expérience esthétique de l’image :

‘What
has happened
makes
the world.
Live
on the edge,
looking 440 .’

La position liminale évoquée par ces vers, tout en demandant un effort considérable, promet une grande richesse: constamment « on the edge of perception » le poète exalte le plaisir mêlé à la crainte du maintien d’un équilibre précaire entre la simple vue et le regard. Tout comme le mot, soutenu à peine par la virgule au bout du sixième vers, le spectalecteur doit apprendre à respecter cette suspension fragile, parfois intolérable, sur laquelle se fonde toute véritable perception. Il doit accepter ce silence précédant et suivant toute sonorité du regard, car c’est dans la suspension que la recherche active des relations entres les formes a lieu et permet à l’image d’apparaître ensuite en tant qu’objet esthétique susceptible de produire une expérience esthétique. Face aux œuvres de Creeley le lecteur apprend ainsi à être attentif. « I had to learn to pay attention », affirme Michael Rumaker à propos de son expérience en tant que lecteur de l’œuvre du poète : « Creeley’s composition imposed the necessity of an almost total reordering of aural receptivity » 441 . Dans ses œuvres collaboratives le poète semble nous solliciter ainsi encore plus : à côté d’une réorganisation de notre réceptivité auditive nous sommes confrontés à une nécessaire remise en question de notre réceptivité visuelle. Ceci insère encore une fois le travail de Creeley dans le courant artistique américain des années 1950-1960, caractérisé par un désir d’éveiller le spectateur en l’incitant à réagir. Cette insistance sur la réception de l’œuvre d’art trouve parmi ses premiers exemples les happenings de Allan Kaprow qui, et cela n’est pas une coïncidence fortuite, sont nés au Black Mountain College vers la fin des années 1950, période pendant laquelle Creeley y était également.

Hormis le fait de souligner l’importance de l’attention de son lecteur, Creeley travaille aussi sur un deuxième niveau, en essayant de le faire participer activement à la construction de l’œuvre à travers une savante organisation du texte et de l’image. Il travaille ainsi la façon dont ils peuvent s’activer réciproquement dans le livre et, en même temps, gardant entre eux une certaine distance (distance qui, nous l’avons vu, reflète également l’éloignement physique des collaborateurs), il met en valeur les blancs existant entre le visible et le lisible et demande au lecteur de les remplir. Il réfléchit ainsi à l’action combinée du « lecteur et du spectateur implicites » 442 de ses œuvres, leur fournissant un espace pour la réalisation de leur activité : à la différence d’œuvres telles que The White Shroud 443 , les collaborations « à distance » de Creeley ne superposent pas le texte et l’image mais, en les gardant séparés, demandent au spectalecteur de les rapprocher, d’établir des liens entre eux et d’opérer lui-même leur superposition 444 .

L’artiste et le poète, tout en nous indiquant la voie pour l’exploration de leur « dialogue », nous demandent ainsi de faire confiance à nos propres ressources. « You’re energized by Creeley by being made to activate your own resources », explique Rumaker.

‘He provides the place and the space, like detonators that spark and explode you own involvement. Mindscape and mind-action being the main agilities, the untouched and uncharged territories inside you own skull become populous with possibilities of discovery 445 .’

Agissant en tant que « participant actif » dans le processus collaboratif, Creeley veut que ses lecteurs soient, tout comme lui, des collaborateurs dynamiques à la recherche de ces liens entre les mots et les formes capables de stimuler de façon inédite leurs organes auditifs et visuels ainsi que leur imagination. Comme le rappelle John Yau « The point […] is to keep one’s eye open, to be attentive to reality, and the self amidst it, for as long as humanly possible » 446 . Les collaborations de Creeley offrent des sources inédites pour la réalisation d’une telle « activité ».

Notes
428.

Twitchell-Waas. « Robert Creeley ». Review of Contemporary Fiction 24.2 Summer 2004.

429.

Cox. « Address and Posture in the Early Poems of Robert Creeley ». Boundary 2 6.3 Spring-Autumn 1978.

430.

Creeley. Anamorphosis.

431.

Nous allons analyser ces poèmes de façon spécifique dans la deuxième la partie II, chapitre A 2.2.

432.

Moeglin-Delcroix. Esthétique du livre d’artiste. 11.

433.

Dans The Act of Reading, Wolfgang Iser opère une distinction entre les images (« pictures ») et les images mentales. A propos de la version cinématographique d’un roman il affirme : « The difference between the two types of picture is that the film is optical and presents a given object, whereas the imagination remains unfettered. Objects, unlike imaginings, are highly determinate, and it is the determinacy which makes us feel disappointed » (Baltimore: Johns Hopkins UP, 1978. 138). A partir de cette différence, Iser oppose la détermination de la représentation visuelle à l’indétermination de la représentation littéraire affirmant que la détermination réduit l’intensité de l’expérience esthétique. Winfried Fluck reprend cette théorie et l’utilise dans son analyse de l’expérience esthétique de l’image. (« Aesthetic Experience of the Image ». Iconographies of Power. 22)

434.

Fluck. « Aesthetic Experience of the Image ». Iconographies of Power. 23.

435.

Ibid. 21.

436.

Parfois même cette double compétence n’est pas suffisante. C’est le cas de 7 & 6 (Therrien, Creeley, Butor) où l’on demande au lecteur d’être suffisamment à l’aise avec la peinture, la sculpture et de connaître la langue française aussi bien que l’anglais.

437.

Fluck. 16.

438.

Robert Duncan cité par Creeley dans une lettre à R.B. Kitaj. Stanford University: Special Collections. Box 88, Series 1. 23 janvier 1980-2 octobre 1991.

439.

Creeley. Entrevue avec Bruce Jackson. <http://buffaloreport.com>

440.

Creeley. « Here ». Collected Poems. 364.

441.

Rumaker. « Creeley at Black Mountain ». 138.

442.

Wolfgang Iser parle de « implied reader » à propos de la réception d’une œuvre littéraire : « This term [the implied reader] incorporates both the prestructuring of the potential meaning by the text, and the reader’s actualisation of this potential through the reading process » (The Implied Reader, Introduction). Winfried Fluck réutilise cette formule pour se référer au récepteur d’une œuvre figurale qu’il appelle « implied viewer » et dont le rôle est à la fois similaire et différent de celui du lecteur implicite. La différence réside principalement dans la nature des langages et dans leur différent niveau de « détermination ». (Fluck. « The Implied Viewer : American Art and Changing Theories of Aesthetic Effect ». Séminaire. Musée d’Art Américain de Giverny – Terra Foundation for the Arts, 17 Juillet 2006).

443.

Voir le chapitre B3, partie I, concernant le rapport de Creeley avec la tradition du « livre de dialogue ».

444.

Dans les collaborations « in praesentia » la superposition est opérée par les collaborateurs comme le confirme l’exemple de Theaters. Dans la plupart des collaborations de Creeley qui, comme nous l’avons vu, sont des collaborations « à distance », le rapprochement du texte et de l’image doit au contraire être effectué par le lecteur. Life & Death, Numbers, Edges, 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°, Visual Poetics, Anamorphosis, Tandoori Satori & Commonplace, It, The American Dream et En Famille représentent des exemples intéressants à ce titre.

445.

Rumaker. « Creeley at Black Mountain ». 138.

446.

Yau. In Company. 79.