1) La Vision comme division

Si nous essayons d’élaborer, à partir de la production poétique de Robert Creeley, une taxinomie des expressions liées à la perception visuelle en tant qu’expérience d’une division, nous remarquons immédiatement la fréquence de deux termes clés : « eye » et « sight ». L’œil est souvent évoqué dans sa forme singulière, ce qui contraste avec la tendance du poète à souligner la multiplicité et la variété du réel par le pluriel. Le terme « eye » semble devenir ainsi le signe de l’affirmation de la spécificité de sa vision comme dans le poème « The Eye » :

‘The eye I look out of
or hands I use,
feet walking,
they stay particular 509 .’

Parfois, le terme « eye » au singulier est également associé à des évocations autobiographiques souffertes comme dans « Goat’s eye », un des poèmes constituant Parts, la première collaboration réalisée par Creeley avec Susan Rothenberg, où le poète, comme s’adressant au lecteur, écrit : « Think of eye out ». Le mot « sight » apparaît également individuellement ou associé à l’expression « out of sight » qui se répète avec fréquence comme pour indiquer la perception des limites du champ visuel et la conscience de la présence d’images et de formes qui demeureront toujours invisibles. Dans « Eyes » la fragilité de la vue est notamment soulignée au début (« I hadn’t noticed that ») et à la fin (« going off out of sight ») du poème et embrasse la perception dans son ensemble, une perception qui est présentée à travers la juxtaposition de plusieurs images visuelles proposées selon une perspective qui va du proche au lointain et de bas en haut. Le poète essaye de se battre contre ces limites par un extrême souci du détail :

‘I hadn’t noticed that
building front had narrow
arrowlike decision going
up it the stairwell at
top a crest like spearpoint
red roofed it glistens
with rain the top sharply
drawn horizontal roof edge lets
sky back there be a faint
blue a fainter white light
growing longer now higher
going off out of sight 510 .’

Dans « Sight », toutefois, la reproduction de la spécificité de l’expérience visuelle de la part du poète est encore plus significative. Les vers de ce poème confirment comment Creeley veut dépeindre la chose en accord avec sa façon de la voir qui s’intègre ainsi à la présentation des détails de l’image. Le poème se présente comme une suite d’images juxtaposées que le poète énumère sans se préoccuper de définir les liens entre la multitude des choses perçues :

‘Eye’s reach out window water’s
lateral quiet bulk of trees at
far edge now if peace were
possible here it would enter.
.
Bulk of trees’ tops mass of
substantial trunks supporting from
shifting green base lawn variable
greens and almost yellow looks like.
.
Seven grey metal canoes drawn
up and tethered by pond’s long
side with brushy green bushes and
metallic light sheen of water at evening.
.
What see what look for what
seems to be there front of the fore-
head the echoing painful minded
ness of life will not see this here 511 .’

L’absence de rapports entre les éléments perçus est reflétée par les structures syntaxiques caractérisées par une absence de visibilité des rapports de subordination et par la persistance de constructions paratactiques. L’absence d’articles définis amplifie l’abstraction du paysage qui nous est proposé par des aperçus d’une concision et d’une urgence extrême. Même si les strophes présentent une structure régulière, à l’intérieur des quatrains les mots et les blancs implicites (caractérisés par l’absence des connectifs et des articles) alternent, construisant une logique difficile à saisir. La juxtaposition des images est accentuée par la séparation des strophes qui, étant suivies par des points indiquant des pauses temporelles et spatiales, se présentent comme quatre moments indépendants les uns des autres. Dans les vers, les détails visuels les plus immédiats émergent du fond vague des perceptions : nous percevons les couleurs, les volumes, le nombre des objets, leur genre. Le poète se soucie de définir certains détails, il fait presque une liste des éléments constituant le paysage qu’il observe, comme pour conjurer l’absence de définition que ce lieu garde à ses yeux. La définition des détails ne fait qu’accentuer l’opacité du reste du paysage que le lecteur ne peut pas arriver à figurer. Les strophes n’enregistrent que des impressions fugitives. A mesure que nous avançons dans la lecture, nous nous apercevons en effet que Creeley n’est pas en train de nous présenter un lieu mais qu’il veut nous proposer un exemple de sa façon de voir : le manque de netteté des images présentées fait songer à une difficulté de la perception des confins entres les formes. En même temps, le poème dans son ensemble paraît exalter les limites entres les strophes, tout comme entre les perceptions. Creeley essaye en effet de définir les distances relatives entre les objets qu’il perçoit pour pouvoir saisir les rapports qu’ils entretiennent et percevoir la profondeur du paysage. L’opposition there-here du dernier vers marque l’ajustement progressif de son regard qui, par des effets de zoom, se perd à la recherche d’une profondeur difficile à saisir pour ensuite revenir en arrière et stationner au niveau des formes au premier plan.

L’expérience visuelle de Creeley porte donc les signes d’une fragmentation. Heather McHugh, dans son essai « Love and Frangibility », souligne la singularité de l’expérience perceptive du poète. « Creeley knows vision abides in division » 512 , affirme-t-elle. La « division » caractéristique de la perception visuelle commune, due à l’impossibilité de focaliser simultanément deux objets distincts et à la restriction du champ visuel par rapport à la vastitude du visible, est d’autant plus marquée chez le poète qui fait face à un double problème : la saisie par un seul œil d’une image dont, en même temps, il ne perçoit qu’une partie. Les contours des objets perçus aussi bien que les bords, ou mieux les limites, du champ visuel à l’intérieur duquel ils sont insérés, représentent les axes fondamentaux sur lesquels se base notre vision. Ces limites de l’espace qu’il nous est concédé de voir deviennent parfois les lieux où l’œil se perd, à la recherche d’une lumière provenant de l’extérieur, de cet espace auquel nous ne pouvons pas avoir accès. Si nous ne sommes pas toujours conscients de cette division, les sujets monoculaires au contraire ressentent constamment la présence de ces limites : ils sont conscient de leur saisie partielle de la réalité. La vision de Creeley est donc une « di-vision » : une perception toujours consciente de ce qui manque, de ce qui n’est pas vu, et donc fragmentée, partielle, fragile. Les signes d’une telle fracture sont présents dans toute l’œuvre du poète où les mots « edges », « parts », « pieces » abondent, souvent au pluriel, comme pour souligner la multitude des divisions dont il fait l’expérience. Le minimalisme de son écriture, l’absence qui paraît être implicite dans chaque poème, sembleraient ainsi être les produits de ce rapport de l’écrivain au monde caractérisé par la présence constante d’une conscience d’absence 513 .

Edges et Possibilities, écrits respectivement à partir des images réalisées par Alex Katz et Susan Rothenberg, témoignent de cette souffrance caractéristique de la vision du poète et du désir d’exorciser la division par l’inclusion. Les œuvres des deux artistes se prêtent bien à une discussion sur la fragmentation de l’espace et sur la réduction du champ visuel car tous deux jouent avec le concept de « bord », présenté à la fois comme la frontière entre deux formes et comme l’espace liminaire marquant les contours du champ visuel. Les dessins de Katz comme les tableaux de Rothenberg nous proposent des aperçus de formes qui paraissent pousser les bords du cadre comme pour les dépasser et s’enfouir à l’extérieur d’une part, comme pour pénétrer à l’intérieur de la dimension créée par l’artiste d’autre part. Les images, insistant sur le rôle des bords en tant que frontières entre deux espaces, le « inside » et le « outside » du tableau, reflètent l’intérêt de Creeley pour cette dimension de passage dont nous avons parlé à propos de Life & Death, où l’intérieur rencontre l’extérieur. C’est donc à la frontière entre exclusion et inclusion, entre division et recherche d’unité, qui se situent Edges et Possibilities, conçus à la même période (1999) et caractérisés par une recherche commune d’unité à l’intérieur d’une vision divisée.

Notes
509.

Creeley. « The Eye ». Collected Poems. 367.

510.

Creeley. « Eyes ». Just in Time. 216.

511.

Creeley. « Sight ». Just in Time. 135.

512.

McHugh. « Love and Frangibility: An Appreciation of Robert Creeley ». The American Poetry Review 26.3 May-June 1997: 10.

513.

A propos du minimalisme de l’écriture de Creeley voir le chapitre C, partie I.