1.1) Edges : l’expérience d’une vision divisée

Comme l’indique le titre, la liminalité se présente en tant que caractéristique primordiale de Edges. Les bords en tant qu’éléments séparateurs (et organisateurs) des espaces, définissant également la position de l’observateur et de l’observé, représentent le centre autour duquel se développe le travail de Robert Creeley et Alex Katz 514 . Les deux artistes explorent ces concepts dans le cadre d’un lieu familier, commun. La collaboration dépeint l’expérience que Katz et Creeley ont du Maine, et plus particulièrement, du lieu où ils ont l’habitude de passer leurs vacances 515 . La perception de l’espace naturel, de ses couleurs, de ses odeurs et de ses mouvements, devient l’occasion d’entreprendre une étude du concept de bord, d’extrémité, qui dans l’œuvre revêt deux formes principales : d’une part il est un lieu de passage, une dimension du « milieu » dans laquelle vivre et se perdre ; d’autre part il est un outil séparateur entre deux « lieux » distincts. Il se présente dans ce cas comme une barrière creusant une distance entre l’intérieur et l’extérieur, le personnel et le commun, l’homme et la nature, le rêve et la réalité, le mot et la chose.

Étant elle aussi à la limite entre le texte et l’image, Edges est une œuvre qui explore la fonction et le rôle des contours, et ce faisant se constitue elle-même autour d’une perpétuelle alternance entre la constitution et la rupture des barrières : le poète et le peintre dramatisent l’apparition et la disparition des bords (« edges ») qui définissent aussi bien le paysage naturel que le paysage « intérieur » qui caractérise leur perception personnelle du lieu.

Comme dans la plupart de ses collaborations, Creeley a écrit son poème à partir de l’observation des images réalisées par l’artiste. James Merlin raconte, dans l’essai accompagnant la collaboration, que le poète avait observé et ensuite choisi les images avec lesquelles il voulait travailler s’occupant également d’établir la séquence selon laquelle les dessins devaient être disposés. Dans le livre, dont la forme est rectangulaire, le poème alterne avec les images. La première et la dernière page présentent des photographies de la maison du poète et du paysage qui l’entoure, ce qui d’une part souligne la dimension intime et personnelle du travail, et d’autre part présente le livre comme un objet liminal aux confins marqués, les images et le texte étant insérés à l’intérieur de ces bords représentés par le paysage du Maine.

47. Robert Creeley et Alex Katz. Edges. (Couverture. 38,10 x 31,75 cm). New York : Peter Blum Editions, 1999. Creeley, collection personnelle.
48. Robert Creeley et Alex Katz. Edges. Photographie de la maison de Robert Creeley dans le Maine.

Les dessins de Katz jouent principalement avec le concept de frontière et nous aident à comprendre la raison pour laquelle le poème de Creeley explore cette notion. Katz propose des aperçus d’un paysage naturel qui est à peine esquissé et qui reste approximatif tout le long de la collaboration. Ses images se caractérisent par la même immédiateté qu’une photographie, tout en étant privées de la précision que l’appareil photographique assure. Ce sont en effet les lignes qui deviennent les protagonistes des dessins : les contours sont exaltés à l’aide de la technique « lift-ground » qui permet de garder un trait plutôt marqué et épais sans pourtant renoncer à sa netteté. Les bords sont donc soulignés à l’extrême par Katz qui nous permet de saisir les points de contact entre deux lignes, les lieux où elles fractionnent l’espace et l’organisent. Ces détails deviennent visibles grâce à la taille des images réalisés par l’artiste : les fleurs occupent une large partie du cadre et paraissent comme agrandies par une loupe même si l’agrandissement, au lieu de faire ressortir la perfection des détails, met en évidence l’imperfection et la nonchalance du trait. Un trait qui est volontairement simple, presque naïf. En représentant une fleur ou un arbre, Katz souligne leur statut de microcosme, leur « être un tout » en eux-mêmes, tout en étant des fragments d’un paysage plus vaste mais absent. L’absence domine en effet les images : d’une part parce que les aperçus sont souvent positionnés à la limite du cadre ou suivant un axe diagonal, laissant des espaces vides importants ; d’autre part parce que, même lorsque le peintre utilise le cadre entier, comme par exemple pour la représentation du bois, il se limite à définir les contours des formes souvent sans les remplir, permettant aux lignes de respirer par l’exaltation des espaces qui les séparent. Katz met ainsi l’accent sur le dialogue entre le visible et l’invisible caractéristique de toute perception de l’image : ses blancs « représentent » ce que l’on ne voit pas avec les yeux et qui, pourtant, façonne fondamentalement notre perception de l’image. Il souligne comment toute vision n’est que le produit d’une interaction entre le visible et l’invisible. Les images de Katz se suivent ensuite les unes après les autres sans pourtant entretenir aucune relation évidente en dehors du fait d’être issues de l’observation d’un même lieu. Ainsi, tout comme dans « Sight », les formes et les impressions se juxtaposent comme pour reproduire la fragmentation perceptive à partir de laquelle nous essayons de reconstituer notre expérience d’un lieu.

49. Dessin d’Alex Katz. Edges. (I)
50. Dessin d’Alex Katz. Edges. (II)

La nature instable de l’écriture de Creeley, étant elle aussi caractérisée par la fragmentation des énoncés et par un haut niveau d’abstraction, reflète l’équilibre précaire de ces images. Il existe une correspondance profonde entre le texte et les images dans cette collaboration car tous deux exaltent une perception immédiate et a-conceptuelle du monde 516 . Le poème de Creeley est bâti autour de l’opposition fondamentale entre la vision et la réflexion : il oppose l’immédiateté de la perception visuelle à l’opération conceptuelle qui donne un ordre et classifie ce que l’on voit. De cette opposition en découlent inévitablement d’autres, comme les oppositions rêve-réalité et intérieur-extérieur. Les premiers vers du poème mettent d’ailleurs en place ces deux oppositions, faisant correspondre à l’intérieur la dimension domestique et le monde des rêves (la voix lyrique vient de se réveiller), et reliant au contraire l’extérieur au paysage du Maine et à un état de veille. Les bords dont il est l’objet dans le titre de la collaboration constituent ainsi cette zone d’ombre séparant l’intérieur de l’extérieur, le rêve de la réalité, l’abstrait du concret :

‘Expectably slowed yet unthinking
of outside when in, weather
as ever more than there when
everything, anything, will be again
[…]
Particular, located, familiar in its presence
and reassuring. The end
of the seeming dream was simply
a walk down from the house through the field 517 .’

Par une translation du concret à l’abstrait ces deux dimensions (inside/outside) deviennent ensuite métaphysiques, l’intérieur devenant le lieu de production de la pensée et l’extérieur représentant le lieu où celle-ci réapparaît sous la forme de jugement. Le poème, tout comme les images, exalte l’« innocence de l’œil » 518 , sa perception inconditionnée des formes, son voir sans savoir ce qu’il voit. « Previous to thought – I think that’s the point, that, again, the eye doesn’t know what it sees. It sees it primarily » 519 , affime Creeley en conversation avec Bill Spanos. C’est cet état de pré-conscience dont on fait l’expérience pendant le sommeil et où les choses, apparaissant comme vidées de logique, se présentant à la mémoire en tant qu’aperçus, que Creeley exalte dans ses vers :

‘My own battered body, clamorous
to roll in the grass, sky looming,
the myriad smells ecstatic, felt insistent prick of things
under its weight, wanted something
[…]
Beyond the easy, commodious adjustment
to determining thought, the loss of reasons
to ever do otherwise than comply –
tedious, destructive interiors of mind
[…]
As whatever came in to be seen,
Representative, inexorably chosen,
Then left as some judgement.
Here thought had its plan.
[…]
Is it only in dreams
can begin the somnambulistic rapture?
Without apparent eyes?
Just simply looking?’

L’intellectualisme produit par ceux qu’il définit comme les « intérieurs pénibles et destructifs de l’esprit » (« tedious destructive interiors of mind ») constitue l’objet de la critique du poète qui se demande s’il est possible, au-delà du monde des rêves, de faire l’expérience d’une perception inconditionnée et inconsciente. Cette vision exaltée par Creeley implique alors une « division » idéale : l’œil se sépare de l’esprit, il s’isole et agit indépendamment de toute réflexion. Le problème pour le poète reste donc de réussir à traduire par le langage l’expérience de cette vision divisée qui reste néanmoins un idéal, le cerveau étant le véritable organe de la perception visuelle 520 .

Par le langage on peut néanmoins essayer d’imiter l’activité perceptive de l’œil au moment du choc rétinien. Cela est possible par une mise en valeur de la fragmentation de l’énoncé et par une mise en place de stratégies linguistiques visant à exalter l’abstraction du langage. Parmi celles-ci, nous remarquons une prévalence de la juxtaposition : cette vision « inconditionnelle » décrite par Creeley se fixe sur les détails sans établir aucun lien entre eux, les admirant un par un, en séquence. Ceci se traduit dans le poème par une prévalence de la parataxe sur l’hypotaxe : les rapports de subordination ne sont pas toujours visibles à cause de l’omission des mots de liaisons. A cela s’ajoutent les autocorrections et l’abondance d’adjectifs qui, juxtaposés les uns après les autres nous font perdre tout repère. Les enjambements se répètent avec une fréquence insistante abolissant les limites entre les vers et entre les strophes qui pourtant gardent une certaine régularité tout au long du poème, conservant leur structure de quatrain divisés en deux parties. La régularité des strophes et l’irrégularité des vers correspondent à l’intention rythmique du poète qui utilise la strophe en tant qu’élément constant à l’intérieur duquel opérer des variations grâce au vers : « For myself, lines and stanzas indicate my rhythmic intention » 521 . La structure des vers et des strophes nous confirme cette alternance entre apparition et disparition des frontières à l’intérieur de la collaboration dont nous avons parlé plus haut. Une alternance qui est d’autant plus marquée par le va-et-vient du texte à l’image dont la séquence a été définie et organisée par Creeley même. Ce sont en effet les images qui marquent la structure des strophes car, insérées au beau milieu des vers, elles coupent le poème créant ainsi les quatrains dont nous parlions plus haut et à chacun desquels correspond une image de Katz. Celles-ci permettent ainsi de souligner encore plus la pause entre les strophes, offrant un silence grâce auquel le lecteur reste suspendu entre les limites des vers, pénétrant les « edges » et faisant l’expérience des bords entre les langages et entre les perceptions dont il est question dans le poème.

51. Dessin d’Alex Katz. Edges. (III)

Le désir de témoigner avec fidélité de cette vision inconditionnée semble se confronter chez Creeley avec la tendance involontaire que l’esprit a d’ordonner les expériences visuelles perçues. Le résultat qui en découle est une structure qui paraît régulière et ordonnée à première vue mais qui conserve un désordre interne évident. L’absence de déterminants et la prolifération des pluriels contribuent à augmenter l’impression d’être perdu parmi plusieurs stimuli visuels qui se suivent sans jamais assumer une forme précise. Les « edges » entre une impression et l’autre se désépaississent à mesure que l’on avance dans la lecture alors que la structure des vers continue à souligner la fragmentation par les enjambements, accroissant la distance entre un mot et le vers auquel il est relié. L’impression de perte de repère dont on fait l’expérience pendant la lecture du poème est le produit de l’alternance entre le rapprochement et l’éloignement, l’exclusion et l’inclusion, que Creeley bâtit dans son discours et qui est intensifiée, nous l’avons vu, par les images de Katz. Concevant les bords en tant que « lieux » habitables où les distinctions entre l’intérieur et l’extérieur n’existent pas, il nous permet d’y stationner, d’y résider pendant le temps de la lecture pour ensuite nous reconduire à l’extérieur d’eux, nous les indiquant de loin.

‘I had entered the edges, static,
had been walking without attention,
thinking of what I had seen, whatever,
a flotsam of recollections, passive reflection.’

La question que le poète se pose quelques strophes plus bas nous révèle la nature du conflit qu’il est en train de dramatiser.

‘All these things were out there
waiting, innumerable, patient.
How could I name even one enough,
call it only a flower or a distance?’

Essayant de traduire son expérience d’un état pré-conceptuel où la vision n’est qu’une perception inconditionnée, il se trouve face au problème de l’expression : il doit nommer ce qu’il a vu, mais ce faisant il opère une conceptualisation de ses perceptions car le code linguistique représente le produit essentiel de l’intellectualisation qu’il veut fuir. L’écrivain est confronté au rapport conflictuel entre le désir de s’exprimer et les limites du code qui fonde toute création artistique. Nous comprenons alors comment, par cette exaltation de la vision comme division, Creeley est en train de réaffirmer encore une fois son refus de la description et de la représentation en tant qu’illustration. Comme James Merlin le souligne, aussi bien Creeley que Katz témoignent dans leur collaboration avoir beaucoup réfléchi sur le problème de la représentation : « Edges is a highly condensed and rarefied statement, distilled from career-long wrestling with the complexities and ambiguities of description, expression and composition » 522 . Encore une fois, l’art fonctionne pour Creeley comme un stimulus actif qui lui permet de réfléchir sur le problème de la description et sur la façon de traiter le rapport observateur-observé. Un rapport qui le voit hésiter entre un désir d’inclusion et une nécessaire prise de distance par rapport au paysage (ou à l’image) observé. Dans la dernière partie de son poème, il traduit ainsi son désir de rapprochement et presque d’union avec le paysage (stimulé en partie par les images de Katz qui donnent des aperçus extrêmement rapprochés de la flore du Maine) opposant à la fragmentation des bords jusqu’alors évoqués, le pouvoir harmonisant d’un centre :

‘If ever, just one moment, a place
I could be in where all imagination would fade
to a center, wondrous, beyond any way
one had come there, any sense,
[…]
And the far off edges of usual
place were inside. Not even the shimmering
reflections, not one even transient ring
come into a thoughtless mind.’

La conscience de l’impossibilité de l’inclusion désirée, marquée par le conditionnel utilisé dans ces vers, est confirmée dans la strophe suivante où toutefois la voix lyrique paraît toujours osciller entre séparation et union, consolidation et abattement des barrières :

‘Trees stay outside one’s thought.
The water stays stable in its shifting.
The road from here to there continues.
One is included.’

L’hésitation est marquée par une alternance caractérisant la position du spectateur qui est successivement placé à l’extérieur (« Trees stay outside one’s thought ») et à l’intérieur de la scène (« The road from here to there continues »). Si ainsi la barrière entre l’observateur et l’observé ne tombe pas complètement, la voix lyrique termine son errance dans les « edges » par une image d’inclusion qui souligne en même temps la répétitivité (« again ») et la circularité de la recherche de l’écrivain, pris entre éloignement et rapprochement, séparation et union.

‘Here is all is then –
As if expected,
waited for and found
again.’

Notes
514.

Né en 1927 à New York, Alex Katz a étudié à New York et dans le Maine. Il est connu pour ses portraits et pour ses paysages qu’il peint en utilisant un style simple et froid, proche de l’abstraction. Son travail a été exposé entre autres au Museum of Modern Art de New York, au Whitney Museum of American Art et à la galerie Malborough de New York.

515.

Robert Creeley et Alex Katz possèdent chacun une résidence secondaire dans le Maine, respectivement à Waldoboro et à Lincolnville.

516.

Le poème complet est disponible en Annexe I.

517.

Les parenthèses entre les strophes indiquent la présence d’une image dans l’œuvre collaborative.

518.

La position de Creeley reprend les idées de la philosophie de l’« Œil innocent », élaborée au XVIIIe siècle par les empiristes britanniques John Locke et George Berkeley, qui a été l’objet de plusieurs discussions concernant le processus perceptif. Les deux philosophes s’étaient interrogés sur la nature de la vision du monde de la part d’un individu qui, privé de la vue depuis sa naissance, réacquiert soudainement le pouvoir de voir. Ils s’étaient demandés, plus particulièrement, si cet individu imaginaire aurait pu être capable de reconnaître par la vue les objets qu’avant il ne connaissait que grâce au toucher. Ces idées ont intéressé dans le temps des personnalités diverses comme John Ruskin (The Elements of Drawing, 1857) et E.H. Gombrich. Ce dernier, dans Art and Illusion (1960) a qualifié la théorie du « Innocent Eye » du statut de mythe, affirmant la primauté des mécanismes cognitifs pendant le processus de la perception visuelle. Comme le souligne Winfried Flucks dans son étude concernant l’expérience esthétique de l’image, le constructivisme a également critiqué les présupposés théoriques de cette philosophie : « Gestalt theory and, more recently, constructivism have refuted naive empiricist notions of perception as the mere transfer of sense impression. In order to make any sense of what we see, in fact, in order to register an object as object, our perception has to have a focus that gives structure to the object. […] In other words, we do not first register and then interpret what we see. Quite on the contrary, we already interpret what we see in the act of registering it ». (Fluck. « Aesthetic Experience of the Image ». Iconographies of Power. 22-23).

519.

Creeley. « Entrevue avec Bill Spanos ». Tales Out of School. 148.

520.

Phil Lee dans « Eye and Gaze » souligne la centralité du rôle du cerveau dans la vision affirmant comment il est souvent oublié lorsque l’on parle de perception visuelle: « It is the brain, and not the eye, that is the true organ of visual perception. Given the brain's integral interpretive role in the construction of any complex visual impression, it is necessary to be aware of how a human understands his or her physical environment as a perceived environment ». Article disponible en ligne sur le site de l’Université de Chicago (Humanities Division) <http://humanities.uchicago.edu>

521.

Creeley. « Entrevue avec Linda Wagner ». Tales Out of School. 29. La technique de variation dans la répétition empruntée à la musique jazz est centrale dans l’écriture de Creeley. Nous mettrons en évidence l’importance de ces procédés dans les chapitres consacrés à l’analyse du rythme et dans ceux concernant le rapport spontanéité-série.

522.

Merlin, essai accompagnant la collaboration.