1.2) Possibilities : entre division et inclusion

En 1999, Robert Creeley se consacre à l’écriture d’un autre poème conçu, tout comme Edges, à partir de l’observation attentive d’images picturales. Il s’agit dans ce cas spécifique des œuvres du peintre Susan Rothenberg 523 rassemblées à l’occasion d’une rétrospective des dix dernières années de son travail organisée au Nouveau Mexique. Robert Creeley, invité à écrire des poèmes d’accompagnement pour les images, produit le long poème « Possibilities », présenté dans le catalogue de l’exposition où il figure comme une sorte d’introduction aux images 524 . Le poème, dont le sous-titre est « For Susan Rothenberg », représente également le signe évident d’un hommage rendu par le poète à l’artiste avec laquelle il avait déjà collaboré dans Parts.

« Possibilities » présente une coïncidence évidente avec les thèmes abordés dans Edges. Le fait que Rothenberg, tout comme Katz dans Edges, crée des œuvres aux confins entre la figuration et l’abstraction explique sans doute la coïncidence. Tout en étant caractérisées par un style expressionniste très différent de l’aspect froid et minimaliste des œuvres de Katz, les images de Rothenberg témoignent, dans certains cas, d’une utilisation analogue de l’espace de la toile qui privilégie les bords et les coins à partir desquels l’image est structurée. Tout comme Katz, elle propose un aperçu des formes, des fragments de corps humains (Holding Reins ; Emma’s Legs) aussi bien que d’animaux (Accident #2) qu’elle dépeint en soulignant leur mouvement. Ce qui frappe dans ses images est la puissance qui ressort d’une telle fragmentation : à la différence des dessins de Katz, où les fleurs et les arbres semblent être des apparitions fragiles suspendues dans le vide, les aperçus constituant la suite des tableaux de Rothenberg véhiculent une tension et se présentent comme de véritables « événements ». Des événements qui, toutefois, restent inaccomplis, à peine suggérés. Les visions de Rothenberg restent des visions partielles de la réalité, et c’est principalement cette présentation morcelée du réel qui fascine Creeley, le poussant à réfléchir sur les « possibilités » intrinsèques de ces images.

52. Susan Rothenberg. Accident #2. Image tirée de Susan Rothenberg : Paintings From the Nineties. New York: Rizzoli Publications, 2000. Creeley, collection personnelle.
53. Susan Rothenberg. Emma’s Legs. Image tirée de Susan Rothenberg : Paintings From the Nineties.

Les échos de cette fascination se font sentir tout le long du poème et confirment la coïncidence thématique caractérisant « Possibilities » et Edges.

‘What do you wear?
How does it feel
to wear clothes?
What shows
what you were or where?
This accident, accidental, person,
feeling out, feelings out –
outside the box one’s in –
skin’s resonances, reticent romances,
the blotch of recognition, blush?
It’s a place one’s going,
going out to, could reach
out just so far to be at the edge
of it all, there, no longer inside,
waiting, expectant, a confused thing.
One wanted skin to walk in,
be in. One wanted each leg to stand,
both hands to have substance,
both eyes to look out, recognize,
all of it, closer and closer.’

Nous retrouvons dans ces vers les mêmes oppositions entre l’intérieur et l’extérieur notées dans le poème précédent. Le poète met en place de constants changements de perspectives qui nous font passer de l’intérieur à l’extérieur d’une façon presque immédiate comme dans le troisième vers de la deuxième strophe (« outside the box one’s in – »), produisant une perte de repères tout comme dans Edges. La confusion est intensifiée par les autocorrections et répétitions successives (« accident-accidental » ; « feeling out-feelings out ») de même que par les allitérations et le jeu de variation dans la répétition (« were », « where »), des stratégies linguistiques dont Creeley aime se servir car elles concernent aussi bien les sons que l’aspect visuel des mots. Le poète joue également dans ces vers avec le concept de limite, de « edge », qui est exposé dans la troisième strophe (« could reach/ just so far to be at the edge/ of it all »), et également à la fin du poème dans la douzième strophe. Le jeu avec le concept de limite est toutefois particulièrement visible au niveau des structures syntaxiques déstabilisées par l’accumulation des enjambements (« How does it feel/to wear clothes?; What shows/what you were or where ?; Going out to, could reach/out just so far to be at the edge »).

Le parallèle avec l’œuvre réalisée en collaboration avec Alex Katz s’étend jusqu’aux thématiques abordées dans « Possibilities » et concerne le désir d’un retour à un état pré-conceptuel dont nous avons parlé à propos de Edges.

‘One dreamed of a thoughtless moment,
the street rushing forward, heads up.
One willed almost a wave of silence
to hear the voices underneath.
Each layer, each particular, recalled.’

Le rêve d’un « moment sans pensées » dont il est question dans le premier vers correspond à ce désir d’un « esprit sans pensées » (« a toughtless mind ») qui était également évoqué dans les vers consacrés au paysage du Maine. Le parallélisme grammatical (« One dreamed of a thoughtless moment »; « One willed almost a wave of silence ») crée toutefois des effets de miroir absents dans Edges. De plus, la division entre l’œil et l’esprit n’est pas ré-évoquée. A la différence du poème précédent, Creeley se réfère ici au travail de la mémoire qui cherche à ressembler les détails d’une expérience pour pouvoir enfin la traduire par une forme concrète, « mondaine ». Il ne s’oppose donc pas aux opérations conceptuelles qui organisent les perceptions, mais dramatise le conflit entre le désir d’exhaustivité de l’artiste et les limites rencontrées lorsqu’il traduit ses impressions :

‘One wanted skin to walk in,
be in. One wanted each leg to stand,
both hands to have substance,
both eyes to look out, recognize,
all of it, closer and closer.
Put it somewhere, one says.
Put it down. But it’s not a thing
simply. It’s all of it here,
all of it near and dear,
everywhere one is, this and that.
Inside, it could have been included.
There was room for the world.
One could think of it, even be simple, ample.
But not “multitudes,” not that way in
It’s out, out, one’s going. Loosed.’

Comme le poète le souligne, il ne s’agit pas de saisir un objet mais de découvrir l’émotion produite par la multitude de stimuli qui l’entourent, émotion dont il faut produire une véritable réification 525 . Le problème réside donc dans l’extériorisation qui sous-tend toute forme artistique et qui demande à l’artiste de concilier la vastitude de sa vision intérieure avec les limites imposées par les moyens dont il se sert pour la traduire. La barrière entre le monde intérieur et la réalité extérieure, tout comme la spécificité du processus d’extériorisation, sont à nouveau marqués car, comme le poète le rappelle : « It’s out, out, one’s going. Loosed ».

54. Susan Rothenberg. Holding Reins. Image tirée de Susan Rothenberg : Paintings From the Nineties.

Dans ce poème nous remarquons la même exigence d’inclusion, la même nécessité d’unité et d’abolition des frontières entre l’expérience et le langage, la perception et la représentation, que nous avions découverts dans Edges. La souffrance et la division caractéristiques de la collaboration précédente semblent toutefois laisser place à une sorte d’optimisme et de réconciliation dans « Possibilities », visibles surtout au niveau du nouveau rapport que la voix lyrique instaure avec le regard :

‘Come closer, closer. Come as near
as you can get. Let me know
each edge, each shelf of act,
all the myriad colors, all the shimmering presences,
each breath, finger of odor, echoed pin drop.
Adumbrate nature. Walk a given path.
You are as much its fact as any other.
You stand a scale far smaller than a tree’s.
A mountain makes you literal as a pebble.
Look hard for what it is you want to see.
The sky seems in its heaven, laced with cloud.
The horizon’s miles and miles within one’s sight.
Cooling, earth gathers in for night.
Birds quiet, stars start out in the dark.
Wind drops. Thus life itself can settle.
Nothing apart from all and seeing is
the obvious beginning of an act
can only bring one closer to the art
of being closer. So feeling all there is,
one’s hands and heart grow full.’

Les références à la vue sont ici plus nombreuses que dans la collaboration précédente et dévoilent également une confiance majeure dans le pouvoir de l’œil (« The horizon’s miles and miles within one’s sight »). De plus, le problème de la taille et de la relativité (liés, nous l’avons vu, à la perception monoculaire de Creeley qui lui demande de se baser sur ces stratégies pour percevoir la profondeur) est abordé directement lorsque la voix lyrique compare l’homme à un arbre et ensuite à une montagne. Le poème se termine avec une image d’inclusion qui, tout en évoquant l’intégration du sujet dans le paysage célébrée dans la dernière strophe de Edges, se réfère dans ce cas directement à l’expérience visuelle. Affirmant la réconciliation entre l’œil et l’esprit, la voix lyrique souligne le pouvoir unificateur du regard qui, comme le rappelle Merleau-Ponty, « enveloppe, palpe, épouse les choses visibles » 526 . En jouant avec la double acception du verbe « to feel » (« éprouver » et « toucher ») Creeley souligne ainsi comment la force de l’œil réside dans sa double capacité à percevoir la nature tactile des choses et à se mettre en communication avec l’esprit pour transformer la perception en émotion 527 . De la division l’on passe alors à la réconciliation et à l’acceptation lisible, dans « Possibilities », de la double nature de l’expérience visuelle qui est faite de perception et de réinvestissement.

Notes
523.

Susan Rothenberg, peintre née à Buffalo en 1945. Elle est considérée aujourd’hui parmi les principaux artistes américains contemporains, connue principalement pour ses images de chevaux souvent peints en taille réelle. Son départ de New York et son installation au Nouveau Mexique ont influencé profondément son style pendant ces dernières années. Ses tableaux ont été exposés entre autres au Whitney Museum of American art et à la galerie Sperone de New York.

524.

Le poème complet est disponible en Annexe I.

525.

Nous avons déjà eu l’occasion de montrer la fréquence de ce terme dans le vocabulaire de Creeley. Voir en particulier le chapitre C, partie I.

526.

Merleau-Ponty. Le visible et l’invisible. 175.

527.

Par cela Creeley semble réaffirmer le précepte de Descartes « sentimus nos videre » (Lettre à Plempius du 3 octobre 1637), selon lequel regarder les choses ne signifie pas uniquement les voir (les percevoir visuellement) mais aussi les « sentir », ou mieux, percevoir émotionnellement notre acte de voir les choses : se sentir voir.