La perception de la fragmentation du réel, tout comme de la division inhérente à sa vision, n’empêchent pourtant pas Creeley d’éprouver un immense plaisir face au stimulus produit par l’œuvre d’art. Ses poèmes, comme pour exorciser la fragmentation, soulignent comment la jouissance peut se produire à partir de la difficulté perceptive elle-même. Ce qui compte est le passage de l’indifférence à la reconnaissance : ce moment où l’observateur reconnaît les formes devant lui et les insère dans son univers personnel, vivant ainsi une véritable expérience esthétique. C’est le moment où il les voit, enfin, apparaître:
‘The clue is not movement, not displacement in time or space (nor its false opposite, tenacious local realism) BUT IS RECOGNITION, the function of you find form, have already found form, because you are cultural (in Alber’s sense of, the capacity to recognize same 528 .[sic]’Henri Maldiney, dans « L’Esthétique des rythmes », expliquant la nature et le fonctionnement de ce qu’il appelle le « moment apparitionnel des formes », propose une théorisation de ce phénomène admiré par Creeley. La particularité des œuvres figuratives, selon le critique, réside dans le fait que « l’image a pour fonction essentielle non d’imiter mais d’apparaître ». Le « moment apparitionnel » des formes ne dépend pas de l’objet mais du regard. Le sujet joue un rôle essentiel car son activité perceptive est à la fois personnelle et guidée par les structures de l’œuvre d’art. C’est donc le regard qui permet aux formes d’apparaître, c’est le regard « de celui qui est là-présent et dont la présence est façonnée de part en part par les structures de l’œuvre en fonctionnement, c’est-à-dire animée et constituée par les formes » 529 :
‘Regarder le tableau c’est y tracer des chemins, y co-tracer des chemins, du moins, puisqu’en le faisant le peintre a ménagé impérieusement (encore que latéralement) des chemins à suivre, et que son œuvre est ce bougé consigné entre quatre bois qu’un œil va remettre en mouvement, en vie. 530 ’La nature des images d’Okamura et Sultan, le fait qu’elles demeurent à la frontière entre la figuration et l’abstraction, stimule la créativité du poète. Creeley privilégie les images dépeignant des univers en métamorphose constante, des images où les bords deviennent mobiles et les formes semblent être prises dans un moment de passage et de transformation. Il s’agit d’« œuvres en mouvement » comme les définit Umberto Eco théorisant sa conception de l’œuvre ouverte, car elles ont le pouvoir de se proposer de façon kaléidoscopique aux yeux du spectateur, apparaissant toujours nouvelles 531 . Cet aspect mouvant dérive du désir de découverte dont dépend la création de l’œuvre : 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0° et Visual Poetics sont des véritables œuvres modernes car, découvrant leur forme pendant le processus créatif, elles portent les traces de leur formation. Comme le souligne Henri Meschonnic : « Non seulement l’œuvre moderne, mais l’œuvre (au sens absolu : l’œuvre forte, forme-sens) ne “remplit” pas une forme prédéterminée, préexistante, elle la crée » 532 .
La fascination du poète pour les univers mouvants et multiples correspond à son refus de la stase et à sa critique de la contemplation : « An art which attempts to staticize its world, or to bring all to stasis and completion, would terrify me ! » 533 , affirme-t-il. C’est donc la nature dynamique des images d’Okamura et Sultan qui permet au poète d’explorer, dans ces collaborations encore plus que dans celles précédemment étudiées, le mécanisme de la vision.
Olson. The Complete Correspondence Vol. VII. 88-89.
Maldinay. Regard, parole, espace. 155.
Lyotard, Discours, figure. 15.
Eco. Œuvre Ouverte. 25.
Meschonnic. Pour la poétique. 45.
Creeley. Courriel à l’auteur, 15 octobre 2004.