2.1) 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0° : entre apparition et disparition

Réalisé en 1971 en collaboration avec Arthur Okamura 534 , 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0° manifeste une compréhension mutuelle profonde entre les deux artistes et confirme comment l’activité collaborative de Creeley nécessite l’existence de rapports d’amitié sincères entre le poète et ses collaborateurs. L’œuvre est constituée par une séquence de dessins d’Okamura entremaillés de strophes d’un long poème intitulé « People ». Comme Okamura le raconte, au début il ignorait qu’il s’agirait d’un projet de collaboration :

‘I was not, at first, aware that the book would be collaborative. The drawings for 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0° were done during a time when I was having difficulty with finishing my paintings. I decided to work in other media and forms and my first project was drawing the tiny nude forms that became the basis for a book. One of the partners of Shambala publications saw the drawings and offered to publish them, but all along I felt a need for a text. Bob Creeley happened to be in town on a reading tour and I asked him to look at the drawings and perhaps writing something in conjunction with them. Shortly thereafter his poem “People” was written and the wonderful long, (for him) poem arrived and perfected my first venture into book publishing and collaboration 535 .’

Comme dans la plupart de ses projets collaboratifs, Creeley produit donc un texte à partir de sa réponse à des images préexistantes. Dans le livre, dont le format est rectangulaire, le poème et les images, imprimés respectivement au recto et au verso de la même feuille, alternent. La couverture reproduit un des dessins d’Okamura : toutefois, à la différence de ceux qui constituent la collaboration, tous en noir et blanc, celui-ci est représenté en couleurs avec des teintes très chaudes.

Les dessins d’Okamura bâtissent des structures complexes inspirées du monde végétal et animal à l’aide d’une forme simple constituée par la silhouette d’un nu féminin miniaturisée. Par la répétition et la variation de cette forme simple, l’artiste construit des architectures végétales et animales dont la complexité et la précision contrastent avec la fragilité de leur structure provisoire. L’artiste souligne l’instabilité de ses images indiquant, à l’aide des silhouettes féminines, la direction que la forme plus complexe va suivre, ou celle d’où elle paraît prendre ses origines, affirmant ainsi le caractère instantané de l’image que l’on a devant les yeux. Du fait de leur complexité et du mouvement interne qui les caractérise, les dessins d’Okamura renvoient à la tradition des « hidden images » typique de la décoration victorienne et de l’Art Déco,où chaque forme en cache d’autres qui deviennent visibles suite à une observation attentive des « chemins » tracés par l’artiste. Ces techniques étaient également utilisées par des illustrateurs comme Palmer Cox et surtout Arthur Rackham dont les dessins de The Zankiwank and The Bletherwitch (1896) évoquent la légèreté et la rapidité des images réalisées par Okamura.

55. Robert Creeley et Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (Couverture. 20,95 x 28,57 cm). San Francisco/Berkeley: Mudra/Shambala, 1971. John Hay Library, Brown University.

Ce dernier toutefois insiste principalement sur l’aspect caché des images et sur la suggestion de mouvement que l’on peut évoquer par les formes. Cet intérêt pour l’apparition et la disparition des images picturales correspond, chez Okamura, à une passion pour les tours de magie et pour les illusions optiques permettant le passage immédiat d’une image à l’autre : « I often look to illustrate the effects of camouflage, especially those that exist in nature, e.g., when you don’t see it, and then, in a moment, you see it, e.g. disruptive patterning, contour elimination, mimicry, illusion, etc » 536 . La jouissance face à ces phénomènes découle du passage de la contradiction à l’illumination : on contredit la vision habituelle que l’on a des choses en créant le doute et l’incompréhension, pour ensuite rétablir l’ordre et intégrer la contradiction dans l’horizon de pensée commun. C’est précisément cette transition de l’invisible au visible qui intéresse Creeley et qui caractérise le moment apparitionnel des formes : l’occultation laisse la place à la découverte, la contradiction est remplacée par la réconciliation.

‘L’instant est celui de l’apparition-disparition d’une forme en métamorphose dans l’entre-deux temps. […] Dans cet art du passage, l’accueil du monde dans l’instant qui fonde le temps de la présence est à la fois abandon et recueil. L’espace s’échappe à lui-même en diastole mais les foyers de l’œuvre le rassemblent en systole selon un rythme expansif et contracté en modulation perpétuelle 537 .’

Ce mouvement rythmique fait de contraction et de relâchement est déjà suggéré dans le titre de la collaboration choisi par Okamura qui, par la séquence des numéros, suggère d’une part une scansion rythmique caractérisée par la variation dans la répétition, d’autre part insiste sur le mouvement et la circularité caractéristiques du système numérique, remplaçant le numéro dix par le zéro et donc en faisant reprendre la numération à l’infini. L’artiste veut donc souligner le mouvement de ses images et ce faisant, il les insère dans une structure temporelle marquée par leur disposition séquentielle. Chaque instant de la séquence est toutefois isolé des autres à l’aide d’un signe graphique (°) indiquant une pause momentanée de la numérotation et permettant à chaque chiffre (et par conséquent à chaque image) d’être apprécié pour lui-même. Dans la collaboration, en plus, cette pause paraît correspondre à la présence des strophes du poème de Creeley qui alternent avec les dessins d’Okamura et qui donc les séparent les uns des autres. Grâce à cette disposition, les images tout en étant liées par un rapport de continuité, restent aussi appréciables individuellement. La fluidité du passage d’une forme à l’autre est assurée par un style rapide et précis, obtenu grâce à un travail méthodique sur la silhouette féminine qui structure les images. Comme Okamura le raconte, au début il avait choisi des formes masculines qu’il a ensuite abandonnées à cause de leur consistance et de leur rigidité qui constituaient des obstacles à la réalisation spontanée du dessin :

‘At the beginning of these drawings I tried to include both male and female figures but found that the male forms were too boxy and not as fluid as the female forms, which had a fluidity I liked and relating to the spontaneity of fluid drawing. Toward the end I was drawing the female forms as spontaneously as I am now printing. 538

Cette approche spontanée paraît contraster avec la précision du dessin, mais c’est exactement ce contraste qui séduit Creeley : il répond aux images en réinvestissant le motif par sa propre subjectivité et en créant un monde où la curiosité enfantine alterne avec la sagesse de l’âge adulte 539 .

‘I knew where they were,
in the woods. My sister
made them little houses.
Possibly she was one,
or had been one
before. They were there,
very small but quick,
if they moved.
I never saw them.’

Les « gens » du titre sont des créatures imaginaires que le poète fait vivre dans la forêt et qui représentent une alternative à la société humaine. Le mystère et la magie évoqués par les vers du poème contribuent à bâtir l’image d’un monde enfantin idéal associé à la forêt et qui semble faire partie du vécu du poète :

‘I recall there being endless things to learn and do of that kind, slingshots, huts (as we call them) in the woods, traps, and a great proliferating lore of rituals and locations, paths through the woods, secret signs, provisions for all manner of imagined possibility including at one point the attempt to make a glider out of bed sheets and poles tied together.’ ‘So it’s probable that what I most wanted was a world, if not of that kind, at least of that place. 540

L’écrivain, tout comme l’artiste, propose dans son poème un modèle d’humanité idéale qui ne correspond pas aux hiérarchies établies et connues : l’homme n’est pas au centre de ce monde mas il est un atome, une partie infinitésimale d’un univers physique plus vaste.

56. Dessin d’Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (I)
57. Dessin d’Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (II)

Comme pour rétablir la place de l’homme dans cet univers, et pour critiquer sa présomption, 541 Okamura et Creeley opèrent une reconstitution des hiérarchies se concentrant surtout sur le problème de la taille et de la relativité. Après avoir souligné la rapidité des formes et la fluidité de leurs mouvements dans les trois premières strophes, Creeley aborde la problématique de la variation des rapports de taille et de dimension lorsque l’on change le point de vue duquel on observe les choses :

‘How big is small. What
are we in. Do
these forms of us take shape, then.’

Comme dans Presences, le poète mesure le rapport entre son propre corps et le monde et, ce faisant, il déplace son œil de l’intérieur à l’extérieur des formes, substituant à des largeurs de champs, des visions plus réduites. Le va-et-vient entre l’occultation et la découverte caractéristique des images d’Okamura est ainsi retracé par le poète dans ses vers lorsqu’il fait suivre à une présentation de l’homme en tant que microcosme, une vision aérienne d’une foule qui, vue de haut, semble reproduire les contours d’une silhouette humaine :

‘Stan told us of the shape
a march makes, in
anger, a sort of small
head, the vanguard, then
a thin neck, and then,
following out, a kind of billowing,
.
loosely gathered body, always
the same. It must be
people seen from above
.
have forms, take place,
make an insistent pattern,
not suburbs, but the way
.
they gather in public places,
or, hidden from others,
look one by one, must be
.
there to see, a record if
nothing more.’

Le choix de l’italique pour les mots « head », « neck » et « body » permet d’ailleurs à l’image introduite par l’écrivain d’apparaître encore plus visiblement dans les vers, selon un effet de relief cher à Creeley 542 . De la même façon que certaines silhouettes dessinées par Okamura se détachent de l’ensemble des architectures végétales dans lesquelles l’artiste les insère, devenant ainsi visibles en tant que parties d’une structure, les mots en italique acquièrent une visibilité inconnue aux autres composantes des vers et permettent à l’image suggérée par l’écrivain d’émerger du fond de l’écriture.

58. Dessin d’Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (III)

Rétréci ou dilaté, agrandi ou rapetissé, le corps des hommes est toujours le même selon Creeley, qui semble dans ces vers abolir la frontière séparant l’individuel du collectif, le « je » des « autres », pour enfin affirmer, tout comme Olson dans l’épigraphe des Maximus Poems, « qu’un c’est plusieurs » : « All my life I’ve heard/ one makes many ». La référence des deux poètes au e pluribus unum est toutefois ironique 543  : Creeley n’est pas en train de réaffirmer l’ordre établi et d’exalter les valeurs de sa nation, au contraire, tout comme Okamura, il critique toute forme de hiérarchie et attaque les lieux communs :

‘“In a tree
one may observe the hierarchies
of monkeys,” someone says. “On
the higher branches, etc.” But
not like that, no, the kids
run, watch the wave of them
pass. See the form of their
movement pass, like the wind’s.’

A la forme structurée, fixe et linéaire de la hiérarchie illustrée par l’arbre généalogique, Creeley oppose une forme en mouvement, en métamorphose, celle des enfants qui courent et dont la trajectoire imite celle des images d’Okamura.

59. Dessin d’Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (IV).

Celles-ci incarnent donc l’idéal de forme « en formation », la Gestaltung dont Maldinay souligne l’importance en l’opposant à la Gestalt (forme, structure) :

‘Les formes en leur genèse non seulement configurent leur espace mais elles le configurent temporellement. Les chemins de la forme sont des « chemins qui marchent » ou des courants sans rives. Loin d’être un vecteur, repérable et calculable par rapport à un système de référence permanent, une forme esthétique crée son système de référence à chaque instant décisif de son autogenèse. Une forme, une œuvre fonctionnent comme un monde. Elles ne sont pas dans l’espace et le temps, mais – comme ils sont dans le monde – l’espace et le temps sont en elles. 544

La compression et l’expansion du temps se présentent dans les images d’Okamura à travers la répétition des formes et par la façon dont l’artiste les concentre ou les disperse sur la toile : lorsque leur densité augmente, le mouvement paraît s’accélérer pour ensuite ralentir lorsqu’elles s’éparpillent les unes après les autres, comme traçant la voie par laquelle elles sont passées.

60. Dessin d’Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (V).

L’apparition et la disparition instantanées des formes restent toutefois les principes fondamentaux autour desquels se constituent ces dessins. Creeley saisit parfaitement ces lois organisatrices, les imitant dans ses vers. Il se concentre surtout sur l’utilisation des temps verbaux opérant des translations temporelles du passé au présent. Lorsque la voix lyrique s’exprime au passé, révoquant sa façon de voir liée à l’enfance et introduisant la thématique de la taille et de la relativité, les vers apparaissent plus discursifs :

‘Some stories begin,
when I was young-
this also. It tells
a truth of things,
of people. There used
to be so many, so
.
big one’s eyes went
up them, like a ladder,
crouched in a wall.
Now grown large, I
sometimes stumble, walk
with no knowledge of
what’s under foot.’

Lorsque, au contraire, le temps verbal passe au présent, les strophes semblent visuellement se réduire et s’étirer de plus en plus, comme si les mots voulaient imiter le travail des formes dessinées par Okamura. Chaque mot, isolé dans le vers, apparaît comme une silhouette réalisée par le peintre : il est possible de saisir son sens, mais il acquiert plus de la valeur en tant que morceau d’une structure plus vaste, celle du poème, qu’il contribue à bâtir avec les autres mots qui le précèdent et le suivent. Dans ces strophes ainsi, grâce à l’économie des mots, à la réduction syntaxique et aux jeux typographiques, le poète reproduit dans ses vers le rythme « apparitionnel » des formes réalisées par Okamura. Il traduit par le langage leur ralentissement progressif qui est notamment reproduit par l’isolement des mots dans les vers, par les pauses marquées au moyen des signes de ponctuation et de la syntaxe enjambée.

‘Some small
echo
at the earth’s edge
recalls
these voices,
these small
persistent
movements,
these people,
the circles,
the holes they
made, the
one
multiphasic
direction,
the going,
the coming,
the lives.’

Le jeu typographique caractérisant ces vers extrêmement concis confirme la conscience du poète que toute structure perceptive est un modèle visuel qui ne comprend pas que les objets mais aussi les espaces entre eux. Ces blancs se présentent au niveau spatial comme des vides alors qu’au niveau temporel ils correspondent à des intervalles dont l’organisation véhicule le rythme de l’œuvre figurale. L’écriture de Creeley doit intégrer à la fois le rythme de l’image et le rythme de son souffle : dans cette collaboration ces deux rythmes semblent fusionner car à la vitesse et à la lenteur des images correspondent l’urgence ou l’expansion de l’écriture. Une écriture qui, dans cette dernière partie, jouant avec les blancs et les suspensions, rend sensible le silence, et avec lui l’espace, entre les mots.

Par le jeu typographique Creeley ne veut donc pas bâtir des structures visuelles mais suggérer au lecteur la façon dont il doit lire son poème: « For myself the typographical context of poetry is still simply the issue of how to score – in the musical sense – to indicate how I want the poem to be read » 545 . Le silence est essentiel pour l’organisation du rythme sonore tout comme les espaces vides structurent le rythme des images : « Problem of music (vision) only solved when silence (non-vision) is taken as the basis », écrit John Cage dans Theme & Variation 546 , opérant une synthèse parfaite du visible et de l’audible. Reproduisant dans l’écriture les « intervalles » des images d’Okamura, Creeley nous permet donc d’en saisir le rythme par la seule lecture de son poème. Celui-ci se termine sur un ton mélancolique qui confirme, au niveau thématique, l’opposition entre l’humanité idéale décrite au début du poème et le retour à la réalité dont on fait l’expérience successivement.

I
fails in
the forms
of them, I
want
to go home.’

En même temps, le poète attire l’attention vers l’opposition entre l’individualité et la collectivité (I –them) qui devient évidente dans la dernière strophe, où le pronom personnel joue le rôle d’un personnage à la troisième personne, se détachant et s’isolant de la voix lyrique. Comme Creeley le souligne, toute forme d’individualité, représentée dans ce cas par le « I », échoue face à la collectivité représentée par les « autres ». Le « I » et les « autres », comme dans les dessins d’Okamura, doivent donc devenir un « nous », ils doivent faire partie de la même « compagnie ». Par la position affirmée dans « People », Creeley signifie ainsi, encore une fois, sa critique de toute position solipsiste dont le destin d’isolement est illustré dans ces derniers vers. La dernière apparition-disparition à laquelle nous assistons est donc celle de la voix lyrique qui, isolée face à la multitude, semble se réduire à un point pour ensuite disparaître, tout comme dans la dernière image de la séquence d’Okamura, une spirale tracée par une chaîne de créatures microscopiques et identiques les unes aux autres s’oppose à un point, compact mais isolé.

61. Dessin d’Arthur Okamura. 1°2°3°4°5°6°7°8°9°0°. (VI).

Notes
534.

Arthur Okamura, né à Long Beach (California) en 1932, a étudié à l’Art Insitute de Chicago. Il a rencontré Creeley à Majorque (Espagne). Son travail a été exposé entre autres au Museum of Modern Art de San Francisco et au Whitney Museum of American Art.

535.

Okamura. Lettre à l’auteur, 2 novembre 2004.

536.

Idem

537.

Maldinay. « L’Esthétique des rythmes ». Regard, parole, espace. 171.

538.

Okamura. Lettre à l’auteur, 2 novembre 2004.

539.

Le poème complet est disponible en Annexe I.

540.

Creeley. Autobiography. 34-35.

541.

Creeley, tout comme Okamura, avait fait l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale et de la crise de l’humanisme conséquente au conflit : leur reconstitution d’une humanité idéale dans cette collaboration porte les traces d’un désir de renouvellement et d’une exigence de rétablir la juste place de l’homme dans le monde.

542.

Voir l’étude du rapport de l’écriture de Creeley avec la profondeur, chapitre A, partie II.

543.

Olson d’ailleurs opère une inversion volontaire de l’expression « out of many, one » (e pluribus unum) écrivant « one makes many ».

544.

Maldinay. « L’Esthétique des rythmes ». Regard, parole, espace. 156.

545.

Creeley. « Entrevue avec Linda Wagner ». Tales Out of School. 29.

546.

Cage. Theme & Variation.