2.2) Visual Poetics : montrer ce qu’est « voir »

Le peintre Donald Sultan 547 , se référant à la pratique collaborative de Creeley, affirme: « Robert Creeley is an artist’s poet. His involvement with visual art, while not unique, is uniquely ongoing … I think of him as one of the most thoughtful poets ever to explore the complex relationship between the eye and the object » 548 . Le peintre, tout comme le poète, s’intéresse à la nature du processus perceptif qu’il explore par un langage où se croisent des influences opposées comme celles de l’Expressionnisme Abstrait, du Pop art et du Minimalisme et qui fait de l’instantanéité sa caractéristique essentielle. Les œuvres de Sultan sont de véritables « affirmations visuelles » qui ne demandent pas à être déchiffrées mais qui visent à stimuler l’œil de l’observateur pour lui procurer une expérience esthétique intense : « The pictures make a strong, immediate visual statement. As in an abstract picture, the viewer’s eye is quickly caught by shapes, colors and patterns; that first glance produces the first visual pleasure » 549 .

Comme tout observateur Creeley, face aux images crées par Sultand, fait l’expérience de cette jouissance visuelle et en exhibe les effets dans les poèmes composant Visual Poetics, réalisé par les deux artistes en 1998. La collaboration, connue aussi sous le titre de Still Life, constitue le volume Visual Poetics : The Art of Donald Sultan, réalisé par les ateliers Marco Fine Arts qui ont également publié une autre collaboration de Creeley, The American Dream avec Robert Indiana. Les deux titres correspondant à la collaboration de Creeley avec Sultan révèlent de façon éloquente la spécificité de l’art du peintre. Still Life insiste d’une part sur le rôle central des natures mortes dans l’œuvre de l’artiste qui opère une synthèse originale entre la tradition et la modernité, associant à des thématiques anciennes des techniques représentatives empruntées à la publicité (agrandissement des sujets, couleurs séduisantes, contraste fond-surface). D’autre part, l’adjectif « still » renvoie à l’immobilité apparente des formes constituant ces images qui se présentent aux yeux de l’observateur comme si elles étaient le produit d’une impression photographique. Comme Lynne Warren le souligne, grâce à une savante adaptation de ce qu’elle appelle « camera vision », Sultan réalise des images dont les qualités sont essentiellement photographiques :

‘His source materials are indeed either newspaper photos or Polaroid snapshots he makes of still lifes he sets up in his studio. The depth of field is manipulated so that the image is focused all on one plane. The image is cropped as if by the lens of a camera. Color loses some of its natural modulation and becomes flattened and more intense. Furthermore, many compositions are reduced to bold silhouettes with the “negative” spaces defining the subject matter 550 .’

Le titre Visual Poetics nous renvoie, au contraire, à l’aspect romantique de ces images. Même si elles sont souvent enveloppées dans une atmosphère menaçante et précaire, les formes peintes par Sultan conservent des qualités poétiques car l’artiste propose des aperçus de notre vie quotidienne les isolant de leur contexte habituel et donc nous forçant à jeter un regard différent sur elles. Grâce à cette « distance » crée par le peintre, nous percevons la beauté intrinsèque de ces images en oubliant, ne serait-ce que pour un instant, leur signification courante et les percevant comme des objets abstraits 551 . De plus, ce titre initial de la collaboration est d’autant plus intéressant si l’on considère que, pour la première fois dans l’ensemble des projets collaboratifs de Creeley, la problématique du rapport entre le visible et le lisible n’est pas uniquement abordée par l’alternance texte-image, mais elle est exposée de façon évidente à partir du titre. Par « poétique visuelle » nous pouvons d’une part songer à la nature poétique des images visuelles qui nous sont proposées par l’artiste, d’autre part nous pouvons nous référer strictement au domaine textuel, impliquant une conception de l’écriture qui se fonde essentiellement sur la vue et qui vise à explorer, puis à traduire, le mécanisme de la vision.

Les poèmes de Creeley insérés dans l’élégant volume Visual Poetics se rapportent aux six sérigraphies et aux 24 impressions hand-screened réalisées par Sultan et organisées en six sections : « Landscape », « Flowers », « Still Life », « Animal », « Vases » « Geometrics ». Creeley écrit un poème pour chaque section: « (Battery) There », « Dried Roses », « (Lemons) Pear Appears », « Bugs », « Matisse Flowers and Vase », « Tulips and Vase ». Chaque poème est imprimé sur une feuille de vélin transparent dont la finesse et l’opacité contrastent avec l’épaisseur et la brillance des feuilles sur lesquelles sont imprimées les images de Sultan. Par cette organisation matérielle du livre, les poèmes peuvent se superposer aux images sans pourtant les cacher, le visible et le lisible créant un intéressant jeu de renvois et établissant un lien encore plus direct avec le titre de la collaboration : les poèmes acquièrent une visibilité inédite par rapport aux autres collaborations de Creeley 552 . Toutes les images reproduites dans le volume sont réalisées à l’aide d’une technique qui privilégie l’essai et la découverte des possibilités de matériaux qui n’appartiennent pas au domaine de la peinture comme le goudron, le caoutchouc butylique, le vinyle. Ceux-ci sont travaillés à l’aide d’outils industriels comme le chalumeau et le couteau qui viennent remplacer le pinceau et le crayon traditionnels. Cette conception de Sultan d’un processus créatif guidé par un esprit de découverte coïncide avec le désir de Creeley d’explorer les possibilités du langage pendant le développement de l’écriture : pour eux « l’œuvre est voie » comme le dirait Paul Klee car témoignant de sa formation l’œuvre demeure « le chemin d’elle-même » 553 .

Les images de Sultan, comme celles d’Arthur Okamura, oscillant entre la figuration et l’abstraction, se caractérisent par une intense ambiguïté, accentuée d’une part par le contraste entre le traditionalisme des sujets et leur traitement postmoderne, d’autre part par le rapport établi entre le fond et la surface du tableau. Les formes négatives et positives avancent et reculent alternativement, forçant l’œil à de constantes accomodations. Les images sont ainsi douées d’une profonde instabilité causée également par la dissonance des nuances utilisées : l’opacité du noir du goudron se bat avec l’acidité et la brillance d’un jaune inexistant dans la palette naturelle. Face à de telles images nous sommes frappés par la nature identifiable et pourtant ambiguë des objets représentés qui, détournés et agrandis, proposent un monde aux multiples significations. Tout comme les dessins d’Okamura, les images de Sultan veulent semer le doute dans l’esprit de l’observateur pour le forcer à re-voir la réalité. La contradiction et l’illumination se succèdent pendant notre expérience esthétique face à ces images « cachées » qui toutefois, à la différence de celles admirées dans la collaboration précédente, ne proposent pas une résolution du conflit qui les sous-tend. Dans les images de Sultan l’apparition des formes ne coïncide pas avec l’illumination mais avec le dévoilement de leur complexité intrinsèque. Il ne s’agit pas uniquement d’images à saisir mais de formes à décomposer, à analyser pour enfin espérer pouvoir les comprendre. La difficulté réside essentiellement dans leurs multiples significations et dans les associations et les analogies qu’elles suscitent dans l’esprit de l’observateur qui, se trouvant face à des occultations et des dévoilements progressifs, est obligé d’engager un dialogue avec ses perceptions :

‘The quality of a painting is constantly to advice and dissent. A person brings to painting his own set of perceptions and it is the painting’s job to bring about a continual dialogue with those perceptions – no matter at what level they may be … You have to engage people, and let them fill in the [meaning of the] picture 554 .’

La tâche de Creeley est donc de saisir l’équilibre instable du « possible » : ces images ne « sont » jamais parce qu’elles « deviennent » toujours. C’est dès lors par le questionnement que le poète aborde l’œuvre de Sultan : une démarche chère à Creeley qui aime s’interroger sur son propre rapport au monde, sur ses liens avec les autres, sur sa place dans un temps et un espace déterminés.

La méthode interrogative devient nécessaire face à l’image la plus provocatrice du volume : Lemons. Minimalisme et culture populaire, abstraction et réalisme, caractérisent cette image qui représente un des calembours visuels de Sultan les plus réussis. Inspirée d’une nature morte du peintre Francisco de Zurbaran(Nature morte avec citrons, oranges et tasse, 1633) 555 , l’image semble représenter des citrons mais, en même temps, elle suggère beaucoup plus : outre les évidentes références érotiques qu’elles évoquent, les formes jaunes peintes sur le fond noir dessinent des formes de poires dont les bords se croisent dans la partie droite de la toile. Grâce à une observation attentive Creeley saisit l’image cachée par le peintre et reproduit au niveau linguistique le « pun » proposé par l’artiste. Le titre du poème inspiré de l’image est en effet « (Lemons) Pear Appears » : le « moment apparitionnel » des fruits est simulé dans l’écriture (Ap-pears) mais déguisé à l’intérieur d’un syntagme allitératif tout à fait commun. Par ailleurs, l’action d’occultation et de révélation est également reproduite par la mise entre parenthèses du titre original du tableau : ajoutant son propre titre, Creeley expose sa présence et affirme sa perception spécifique de l’image.

62. Donald Sultan. Lemons. (35,56 x 35,56 cm).

« (Lemons) Pear Appears », comme tous les poèmes constituant Visual Poetics, présente ainsi une véritable cryptographie dont le poète se sert pour cacher, à l’intérieur d’images verbales, des images visuelles correspondant à celles crées par l’artiste. L’écriture se développe ainsi sous le signe de l’ambiguïté qui est intensifiée par l’utilisation d’adverbes et d’adjectifs indéfinis (everywhere, nobody, something, nothing), par le choix de verbes marquant la ressemblance (to seem), d’adjectifs indiquant la nature vague des perceptions (apparent) et enfin par la prolifération des pluriels. Le tout est inséré à l’intérieur d’une forme à l’apparence très simple (le vocabulaire est familier et les strophes sont rimées) et qui, dans ce jeu de contrastes, imite l’image de Sultan représentant à première vue des citrons mais suggérant en réalité beaucoup plus. Le contraste entre la nature limitée de notre perception et la complexité de l’image, de même que le questionnement qui en découle, constituent les traits principaux du poème consacré aux citrons :

‘If it’s there, it’s something –
And when you see it,
not just your eyes know it.
It’s yourself, like they say, you bring.
These words, these seemingly rounded
Forms – looks like a pear? Is yellow?
Where’s that to be found –
In some abounding meadow?
Like likes itself, sees similarities
Everywhere it goes.
But what that means,
Nobody knows. ’

Dans la première strophe, comme pour répondre au regard sceptique d’un observateur qui n’arrive pas à distinguer les formes sur la toile, Creeley nous offre une synthèse des étapes principales qui constituent l’expérience perceptive : de la perception de la présence de l’objet devant nos yeux (« If it’s there, it’s something ») nous passons à son « apparition » qui coïncide avec le moment où on arrive a établir des rapports entre les formes présentes sur la toile (« And when you see it »). L’expérience se termine enfin avec le réinvestissement subjectif de l’image (« It’s yourself, like they say, you bring ») lorsque on intègre l’invisible au visible. Creeley n’essaye donc pas de nous « faire voir » l’image : il ne décrit pas les formes peintes par Sultan, au contraire il nous informe sur la façon dont il voit et, plus particulièrement, il nous fait voir ce que c’est que « voir ». Comme il le souligne, voir signifie permettre au visible et à l’invisible de s’activer réciproquement : cette duplicité de la perception visuelle semble de plus doubler son intensité lorsque nous sommes face à une image, et cela à cause de l’absence de coïncidence entre l’objet représenté et l’objet réel (« non-identity »), facteur que Winfried Fluck considère comme caractéristique de l’expérience esthétique.

‘The doubleness of perception is intensified in the perception of objects that we regard as aesthetic objects, because these objects invite us to emphasize their non-identity and to reconstruct them anew mentally as objects 556 .’

La deuxième strophe du poème de Creeley semble mettre l’accent justement sur cette « non identité » : le poète en effet se réfère à l’ensemble des citrons comme à des « formes arrondies » (« rounded forms »), ensuite il utilise un pronom démonstratif pour les définir (« that »), et enfin il questionne le lecteur à propos du lieu où les objets dont il parle peuvent être trouvés, interrogation dont la nature est purement rhétorique (« Where’s that to be found – In some abounding meadow ? »). Dans ces vers, ainsi, Creeley n’est pas seulement en train de nous dévoiler le mécanisme de la vision, il souligne également la différence entre voir et voir une image.

Cette insistance sur la vision est encore plus intéressante si l’on saisit une autre allusion cachée à l’intérieur du tableau du peintre : les citrons ne se métamorphosent pas uniquement en d’autres fruits ou en formes féminines mais évoquent également les contours de nos yeux. L’action du regard ne s’exerce pas uniquement de l’extérieur à l’intérieur du cadre, mais inversement le regard des yeux/citrons du tableau semble se diriger vers les spectateurs qui ainsi d’observateurs deviennent observés : « C’est comme si le motif, le fruit, se substituait à l’œil, prenait la forme de l’œil. L’œil devenant fruit, citron, pêche, cornée granulée, peau du regard, luminosité de la peau visuelle. Laissant tout le charme nécessaire à la volupté du regard » 557 . L’œil ainsi, dans cette dimension où tout est ressemblance, est à la fois protagoniste et victime, spectateur et objet du regard. Le peintre, créant chez l’observateur une réaction de fascination et de crainte par rapport aux formes perçues, révèle le statut trompeur de la peinture qui semble vouloir imiter le monde mais qui, en réalité, s’en éloigne. Entre la peinture et l’œil, paraît souligner Sultan, il ne peut que naître une « histoire amoureuse adultère » 558 . Les mots alors, tout comme les formes, restent des masques qui cachent la réelle nature des choses et qui poussent l’écrivain à un questionnement sans fin. L’italique utilisé par Creeley dans la deuxième strophe confirme comment la voix lyrique étend son questionnement jusqu’à la remise en cause des concepts mêmes de « ressemblance » (like), d’« essence » (is) et d’ « identité » (that).

Simulant l’alternance entre la perception et la disparition des bords caractéristique de l’image de Sultan par l’utilisation d’homophones au tout début de la dernière strophe, Creeley produit un véritable « verbal statement » équivalent au « visual statement » réalisé par l’artiste. Il souligne comment la ressemblance dépasse la signification proposant à nouveau le problème de la traduction des expériences visuelles abordé dans Edges et Possibilities. Si dans ces œuvres la question restait ouverte, ici Creeley montre le contraste entre le désir de trouver une explication logique pour percevoir et comprendre une image, et la liberté intrinsèque de celle-ci. La signification paralyse les choses, limitant leur possibilité de se ressembler, de se renvoyer les unes aux autres 559 . La ressemblance, au contraire, existe au delà des significations et nous permet de saisir une image par association, même si nous ne comprenons pas ce que nous voyons. Comme Creeley le souligne dans son dernier vers, personne ne peut connaître la signification d’une image, pas même le peintre, parce qu’il existe autant de significations que de regards, et que chaque regard à son tour développe son propre tissu de ressemblances pour enfin s’approprier l’image. La seule signification qui peut exister selon Creeley est donc celle qui est le produit de la métamorphose et de la variété, et qui est donc toujours nouvelle.

Dans « Matisse Flowers and Vase », l’exploration du mécanisme de la vision revêt des qualités pédagogiques. Le poète, s’adressant à l’observateur plus encore qu’au lecteur de son poème, semble vouloir le guider pendant son processus perceptif, fournissant des explications qui font acquérir à son écriture les caractéristiques d’une critique d’art. L’image de Sultan dont Creeley s’inspire est constituée par un fond d’un noir profond, caractéristique de la plupart des tableaux composant la collaboration, dont se dégage la forme d’un vase rempli de fleurs. L’image est riche en références aux sujets chers au peintre : les fleurs occupant la moitié supérieure de la toile, par l’organisation des formes et leur couleur jaune brillante renvoient aux citrons de Lemons, même si ici les contours sont moins soulignés par l’artiste. Le vase quant à lui, élément structurel auquel s’oppose la spontanéité des fleurs, évoque par la forme courbe de son manche les silhouettes arrondies des tulipes caractérisants Tulips and Vase. Le peintre annonce sa référence à l’art de Henri Matisse dans le titre et la confirme par le choix des nuances brillantes mais aussi par le jeu qu’il établit entre le rôle des lignes en tant qu’organisateurs des espaces et la puissance des couleurs qui se battent pour dépasser des bords à l’intérieur desquels elles sont confinées. Dans ce tableau, le contraste entre la tradition et le traitement postmoderne des sujets typique de l’art de Sultan est évident. Tout comme dans Battery où, par une opération de synthèse exceptionnelle, le peintre évoque à la fois l’expressionnisme d’Edvard Munch (avec des références spécifiques au tableau The Kiss) et les représentations paysagistes impressionnistes, Sultan cite ici l’œuvre de Matisse tout en la réinvestissant de son regard contemporain, utilisant des matériaux qui, comme nous l’avons vu, constituent une étrange nouveauté pour l’art pictural.

63. Donald Sultan. Matisse Flowers and Vase.
64. Donald Sultan. Battery. (36,19 x 36,19 cm).

Creeley saisit le dialogue avec la tradition instauré par l’artiste et lui donne une voix par son écriture.

‘Artful, in age he could tie his hand to a stick
And paint with it,
Make an image like this one.
Nothing seemed missed.
Here – look in to look out,
See what all that was about,
Find color’s counterpoint,
Line holding the whole inside.
Let your eye wander,
Your thought meander.
Feeling saunter.
Mind maunder. ’

Dans la première strophe Creeley nous propose d’une part une célébration du travail de Matisse, d’autre part il suggère indirectement les traits principaux de l’image que nous avons sous les yeux. Il utilise l’adjectif « artful » qui, si d’une part indique l’habilité de Matisse, d’autre part renvoie également à l’artificialité des matériaux choisis par le peintre contemporain (« artificial »). Suite à l’évocation de l’art du maître français, le poète nous reconduit directement face à l’image de son collaborateur, marquant la vitesse de ce passage par le changement temporel des verbes et par l’introduction de l’adverbe de lieu « here ». Il souligne ainsi la capacité de Sultan à réélaborer le travail de Matisse et à le proposer dans une forme moderne : la ligne fonctionne comme un bord qui contient en son intérieur la masse de la couleur. Insistant sur le rôle des couleurs, le poète réaffirme l’importance qu’elles jouaient dans l’art du peintre français et, en même temps, il met l’accent sur leur rôle central dans la constitution du rythme de l’image. Il utilise en effet le terme « contrepoint », appartenant au lexique musical et utilisé pour définir le rapport entre les différentes tonalités dans la musique polyphonique. Littéralement « point contre point » (du latin : punctus contra punctum) le terme indique une superposition organisée de lignes mélodiques différentes : il s’agit de la rencontre d’éléments contrastant qui dans leur ensemble produisent une harmonie. Creeley veut en effet insister sur le contraste entre les nuances caractéristique des œuvres de Matisse, contraste qui peut naître du rapprochement des couleurs à première vue « dissonantes ». L’écrivain souligne ainsi la vibration interne à l’image, le rythme que les nuances établissent se rencontrant et parfois s’opposant les unes aux autres 560 . Le poète semble alors devenir critique. Poussé par le désir d’explorer la puissance de l’œil face à des images si provocatrices, Creeley insiste sur la nécessité d’engager un dialogue avec ses propres perceptions. S’adressant au spectateur du tableau de Sultan, il l’incite alors à prendre le temps de regarder l’image pour pouvoir enfin la voir véritablement. La construction « look in to look out » (basée sur la technique de la variation dans la répétition chère à Creeley) caractérisant le premier vers de la deuxième strophe, ne représente pas uniquement un renvoi supplémentaire au rapport entre l’intérieur et l’extérieur du cadre (et figurativement entre la dimension intime du sujet et la réalité extérieure) caractéristique de l’écriture de Creeley. Elle constitue, d’une part, le lien entre le style de Matisse et celui de Sultan (dont l’image selon les mots de Creeley pourrait nous aider à comprendre l’art du maître français : « See what all that was about »). D’autre part, cette construction semble être une incitation indirecte de la part du poète à ouvrir les yeux, à être vigilant (« look out ») car l’image demande à l’observateur qu’il lui prête attention, qu’il lui consacre du temps, afin qu’elle puisse se révéler et, par la suite, révéler à l’observateur la puissance et le caractère exceptionnel de l’activité perceptive :

‘But images, things, call them, if you determine to look at them, not just cover them up with some glaucous gravy of great thoughts, have an active demand to make – that you change in that seeing, and that they also change in that sight 561 .’

Dans la dernière strophe Creeley expose les moments principaux de l’expérience esthétique, les marquant à l’aide de vers très brefs caractérisés par des verbes à l’infinitif dépendants de la forme impérative (« Let ») introduite au début de la strophe. La perception des formes par l’œil (« Let your eye wander ») est suivie par le réinvestissement opéré par le cerveau (« Your thought meander ») qui, recevant l’information visuelle sous forme d’émotion (« Feeling saunter »), la réélabore par une activité conceptuelle (« Mind maunder »). Le passage de l’œil à l’esprit est donc marqué tout comme ses étapes intermédiaires (eye, thought, feeling, mind). Tout naît d’une recherche et d’une attente de la part de l’œil, souligne Creeley : la jouissance est produite par l’émerveillement conséquent à l’apparition des relations entre les formes (émerveillement évoqué par le verbe « wander » renvoyant d’un point de vue sonore au verbe « wonder »). Les verbes choisis par le poète soulignent toutefois l’instabilité de chaque moment de cette expérience pendant laquelle les pensées et les émotions, tout comme les yeux, voyagent à la recherche d’un chemin à l’intérieur du système de signes organisés par l’artiste. L’évocation des quatre moments de l’expérience esthétique confirme néanmoins comment, chez Creeley, la division de l’œil et de l’esprit qui caractérisait Edges et « Possibilities » est désormais remplacée par la conscience de leur « collaboration » pendant l’activité perceptive.

La suite de poèmes et d’images constituant Visual Poetics se conclue avec « Tulips and Vase », un poème qui, comme le tableau homonyme, ne se concentre pas sur l’apparition des formes mais dramatise le processus de disparition de l’image.

‘Seen by being nothing
Or space by absence –
White, the echo of dimension –
Or where it’s gone?
Now the habit of holding
The image, of unfolding
Flowers, memory of something
Where it once was.
Then back to place
It all in an elegant glass –
Apparent in its place,
In its own white emptiness.’

L’image de Sultan fait disparaître la forme d’un vase de tulipes qui semble avoir été découpé de la toile sur laquelle il ne reste qu’un espace vide, entouré par un fond noir. L’œil de l’observateur ainsi, hésitant entre la perception des formes négatives et positives, est soumis à de constants mouvements d’accommodation qui l’obligent à alterner la perception des formes au premier plan avec celles du fond. Ce passage de la présence à l’absence est introduit dans la première strophe du poème par la définition de la couleur blanche, perçue comme le vestige des formes. La disparition est décrite comme immédiate et brutale, ce qui est confirmé d’une part par l’absence d’inversion syntaxique du sujet et du verbe dans la forme interrogative (« where it’s gone ? »), d’autre part par le recours à la mémoire dans la deuxième strophe où l’utilisation du passé intensifie le contraste entre l’avant et l’après de l’image. Ce contraste est souligné également par l’opposition entre le « now » et le « then » qui ouvrent la deuxième et la dernière strophe : dans celle-ci en particulier, le poète joue avec l’ambiguïté de l’image à travers l’antanaclase bâtie autour du terme « place » (« to place » - placer et « place » - place) et choisissant le terme « glass » plutôt que « vase », rajoutant des acceptions de fragilité et d’instabilité, mais aussi de transparence à l’image. La dissolution est donc le dernier message du poème : de l’image il ne reste qu’un vide dont l’œil ne peut qu’enregistrer l’inéluctable « présence ».

65. Donald Sultan. Tulips and Vase. (35,56 x 35,56 cm).

Si le poème et l’image dramatisent la disparition des formes, la rendant presque « réelle », la réalité de l’image, toutefois, est qu’elle ne bouge pas et qu’aucun vase ne disparaît de la toile de l’artiste. Le travail combiné de Creely et Sultan atteint dans ce dernier poème son apogée car les deux artistes insistent sur le fait que tout mouvement de l’image dépend essentiellement et uniquement de l’œil qui la regarde. C’est le pouvoir de l’œil qui permet aux formes de vivre, d’apparaître tout comme de disparaître. Mettant à l’épreuve la perception visuelle du spectateur, Creeley et Sultan ont ainsi produit une œuvre d’une grande valeur car, par un langage extrêmement concis et intense, ils arrivent à éduquer le lecteur/spectateur, lui montrant la complexité du mécanisme de la vision.

Notes
547.

Donald Sultan est né à Asheville (Caroline du Nord) en 1951. Souvent associé au mouvement Pop, ses images, généralement des natures mortes, combinent des motifs traditionnels et des techniques contemporaines. Son travail a été exposé entre autres au Museum of Modern Art de New York et à l’Art Institute de Chicago.

548.

Sultan cité par Elisabeth Licata. « The Collaborators Talk ». In Company. 26-27.

549.

Ian Dunlop. « Donald Sultan ». Donald Sultan. Terry A. Neff ed. 10.

550.

Lynne Warren. « Donald Sultan, Contemporary Art and Popular Culture ». Donald Sultan. Terry A. Neff ed. 34.

551.

L’effet d’étrangeté produit par une telle technique renvoie au traitement du sujet pictural par le Pop Art. L’agrandissement et l’isolement du sujet sont en effet des caractéristiques essentielles des images de Andy Warhol, Roy Lichtenstein et Jasper Johns. Les images de Sultan se différencient néanmoins de ces exemples car elles gardent des qualités romantiques et sont privées de la violence et de l’ironie des œuvres des artistes Pop. A ce propos, voir le processus de défamiliarisation traité dans la troisième partie de notre texte et plus en particulier dans le chapitre B.

552.

Cette organisation de l’objet livre caractérise également The American Dream. A ce propos voir le chapitre B1, partie III.

553.

Maldinay. Regard, parole, espace. 156.

554.

Sultan cité par Ian Dunlop. Donald Sultan. Terry A. Neff ed. 18.

555.

Francisco de Zurbaran (1598-1664), peintre contemporain de Vélasquez, est connu principalement pour ses peintures religieuses. Il devient également un maître des natures mortes parmi lesquelles figurent Nature morte avec citrons, oranges et tasse et Tasses et vases, toutes deux réalisées vers 1633. Sultan isole et agrandit une partie de la nature morte du peintre espagnol : celle où figurent quatre citrons dans un plat.

556.

Fluck. « Aesthetic Experience of the Image ». Iconographies of Power. 24.

557.

Sergeant. Donald Sultan : Appoggiatures. 34.

558.

Ibid. 50.

559.

A ce propos voir aussi « Tools » (Anamorphosis), poème écrit par Creeley à l’occasion de sa collaboration avec Francesco Clemente et analysé dans le chapitre suivant.

560.

Pour des éclaircissements sur le rôle des nuances dans la constitution du rythme de l’image et sur son rapport avec le rythme de l’écriture voir le chapitre B, partie II et, plus en particulier, l’analyse de la collaboration Anamorphosis.

561.

Creeley. « Bill the King ». Art Journal. Fall 1989 : 237-239.